Brelan de troupiers (Étienne ARAGO - DUMANOIR)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 9 octobre 1843.

 

Personnages

 

LE PÈRE GARGOUSSE, invalide, 93 ans

VALENTIN GARGOUSSE, son fils, sergent, 45 ans

ÉLÉONORE, son petit-fils, conscrit, 20 ans

MADAME PORTUGAL

CÉSARINE, couturière

GÂTE-CUIR, employé aux abattoirs

 

Le théâtre représente le jardin du cabaret de Madame Portugal. Au fond, une haie, avec une entrée au milieu. La maison à droite, composée de deux corps-de-logis, dont l’un fait face au public et occupe le tiers du théâtre. La porte d’entrée est en face du public. Une fenêtre, dans l’autre corps-de-logis à droite. Une enseigne représentant deux invalides buvant ; de deux cruchons de bière s’échappe de la mousse qui forme berceau au-dessus de leur tête, avec ces mots : AU BOSQUET DE MOUSSE. À gauche, un berceau de verdure, dont l’entrée fait face à la maison. La partie latérale qui est du côté du public doit être à jour, afin qu’on aperçoive à travers le feuillage, mais sans les reconnaître, les personnages qui se cachent dans le bosquet. Des tables et des chaises à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

MADAME PORTUGAL, UN INVALIDE, puis CÉSARINE

 

Au lever du rideau, on voit un Invalide, à qui Madame Portugal donne le bras, s’éloigner lentement et sortir au fond à droite, derrière la maison.

MADAME PORTUGAL, au fond.

Adieu, père Gargousse, adieu... à demain... Votre petit verre vous attendra, l’arme au bras.

CÉSARINE, arrivant par le fond, à gauche.

Tiens ! c’est le vieux !...

Criant.

Bonjour, vieux ! Ça va bien ?

MADAME PORTUGAL.

Ah ! te voilà, toi ?

CÉSARINE, toujours au fond.

Ah ! mon Dieu !... prenez donc garde !... vous allez tomber dans le puits !... Prenez à droite... c’est ça, vous y êtes...

Descendant.

C’est qu’il y allait tout droit !

MADAME PORTUGAL.

Ah ! dame ! un pauvre vieux ancien, qui jouit de ses quatre-vingt-treize ans, d’une seule jambe en activité et de deux yeux qui n’en valent pas un bon... Faudrait conduire ça comme un enfant, à la lisière.

CÉSARINE.

Pardine !... Si j’étais gouvernement, au lieu de donner aux Invalides des chapeaux à trois cornes... passé quatre-vingts ans, je leur ferais porter des bourrelets, eu petite tenue... J’en parlerai au père Gargousse, qui fera une pétition !... Bonjour, Madame Portugal, ça va-t-il comme vous voulez ?

MADAME PORTUGAL.

Pour la santé, ça saule aux yeux... Quant à la boutique, trois nouvelles pratiques depuis hier... deux jambes de bois et un manchot, qui lève le coude !... que ça fait plaisir à voir... Il dit qu’il a eu une telle soif en Égypte, qu’il n’a pas encore pu se désaltérer depuis trente-deux ans... ah ! ah ! ah !... Ah ça ! tu es donc libre, aujourd’hui... ou si tu fais ton lundi ?

CÉSARINE.

Ma maîtresse-couturière se marie avec le charcutier d’en face... et nous avons toutes congé... Je devais aller chez mon oncle, le bedeau de Saint-Eustache... mais il me fait toujours de la morale... et je m’ai dit : Je vas gagner l’esplanade des Invalides, j’irai voir Madame Portugal... et peut-être qu’en poussant jusqu’à l’École militaire je verrai aussi Éléonore.

MADAME PORTUGAL.

Et tu l’as vu, ce pauvre garçon ?

CÉSARINE.

Je l’ai vu sous les armes... sans fusil... Il faisait l’exercice, avec les autres conscrits, au Champ-de-Mars.

Air du vaudeville de l’Anonyme.

J’ai ri d’ bon cour d’ sa tournur’ maladroite ;
Lui, qui voit ça, rougit dans l’ blanc des yeux.
J’étais à gauche... on lui dit : Tête à droite !
Il obéit, d’un air peu gracieux.
Puis, on dit : Marche !... Il enrage dans l’âme ;
Mais ses jamb’s vont comm’ les point’s d’un compas.
Vous n’ sauriez croir’ quel plaisir pour un’ femme
D’ voir son futur ainsi marcher au pas !

C’est égal, il n’est pas reconnaissable... lui, que j’étais habituée à voir avec sa grande redingote, et ses cheveux qui lui descendaient sur le cou... il est d’un drôle, avec sa tête toute ronde et sa petite veste... qui s’arrête à moitié chemin !... et il avait l’air piteux !... Quand il m’a aperçue, il a poussé un soupir qui a fait rire les autres, que le caporal en a juré tous les noms d’un petit-bonhomme qui lui venaient à la bouche.

MADAME PORTUGAL, soupirant.

Ah !... il n’y a pas là à dire, Éléonore n’a pas de vocation... le fusil ne lui va pas.

CÉSARINE.

C’est tout naturel, aussi... Un garçon qui a été enfant de chœur jusqu’à seize ans, qui a passé au grade de sonneur à l’église de Vaugirard, qui n’a jamais ambitionné d’autre uniforme militaire que celui du suisse de la paroisse, et qui tombe à la conscription !... C’est-il juste, ça ?... Puisque ce n’est pas dans ses moyens d’être soldat, qu’on le laisse sonner ses cloches, ce malheureux !

MADAME PORTUGAL, solennellement.

Césarine... ce que tu dis là est d’une couturière qui sait aimer... et mon fils t’en tiendra compte dans le sein de ton ménage !

CÉSARINE.

Ah ça ! voyons, Madame Portugal... puisque vous parlez ménage... expliquons-nous donc une bonne fois... V’là votre fils soldat pour sept ans, et vous continuez à me le promettre pour mari !... Écoutez... j’aime Éléonore, moi... Ce n’est pas parce qu’il n’est ni beau, ni brave, ni malin... il aurait toutes ces qualités-là, que je l’aimerais tout de même... V’là comme je suis, moi.

MADAME PORTUGAL.

Ta constance te fait honneur.

CÉSARINE.

Mais, sept ans !... J’en ai dix-huit... quand il reviendra, j’en aurai vingt-cinq... Jamais une couturière n’a été jusque là... c’est sans exemple dans la couture... et, ma foi, je ne peux répondre de rien.

MADAME PORTUGAL, gaiement.

Et moi, je te dis qu’Éléonore ne fera pas ses sept ans... qu’avant un an, qu’avant quelques mois peut-être, il sera libéré du service.

CÉSARINE.

Comment donc ça ?... J’ai bien eu un de mes cousins, qui n’a fait que dix-huit mois... vu qu’il a succombé à une forte coqueluche... et on a pris le parti d’y renoncer... Mais Éléonore !...Il est donc protégé par son caporal ?

MADAME PORTUGAL.

Le caporal est un supérieur qui n’a qu’un seul privilège, celui de balayer le poste... Mais nous avons la loi, qui dit qu’un jeune homme est exempté, quand il peut présenter un père quel conque sous les drapeaux.

CÉSARINE, vivement.

Éléonore a donc un père ?

MADAME PORTUGAL.

C’est un usage assez répandu, auquel il s’est conformé.

CÉSARINE.

Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit ça ?

MADAME PORTUGAL.

Je croyais que tu t’en étais doutée...

Avec emphase.

Césarine, je vais te narrer le roman de ma vie... Tu sais déjà que je n’ai vu le jour, ni dans la rue Saint-Martin, ni dans aucune autre rue de Paris... mais bien en Portugal, aux en virons de Lisbonne... que, dans ma patrie, nous appelons Lisboa... C’est pour me mettre à ta portée que je dis Lisbonne.

CÉSARINE.

Vous êtes bien bonne.

MADAME PORTUGAL.

Césarine... tu as devant toi une des victimes de la guerre que l’empereur Napoléon fit au Portugal.

Soupirant.

Ce grand homme n’a jamais soupçonné la plus faible partie des ravages qu’il causait... Le malheur qui me frappa, partit du 27e de ligne, 3e bataillon, 1re compagnie... Il s’appelait Valentin Gargousse. 

CÉSARINE, vivement.

Gargousse !... le vieux ?...

MADAME PORTUGAL.

Tu erres d’une génération... Son fils Valentin, qui avait alors vingt ans, et moi, quatorze...

S’interrompant.

En Portugal, le cœur parle à quatorze ans.

CÉSARINE.

Ah !... En France, il parle un peu plus tard... mais il bavarde joliment pour se rattraper... Continuez donc.

MADAME PORTUGAL.

Je me défendis long-temps... mais le 27e de ligne ne reculait jamais...

Baissant les yeux.

Je capitulai le même jour que Lisbonne...

Changeant de ton.

Je dis toujours Lisbonne, pour...

CÉSARINE.

Bien, bien.

MADAME PORTUGAL.

Un mois après, le 27e partait, y compris Valentin... qui emportait mon cœur dans sa giberne... et que je n’ai plus revu.

CÉSARINE.

Ah bah !

MADAME PORTUGAL.

Je vins en France... j’allai aux informations... tout le monde me répondait : « Il voyage en Europe... mais on ne peut pas vous dire au juste. » Je pris patience... en élevant mon parrain avait fait don... du nom d’Éléonore...

CÉSARINE.

Ah ! c’est son parrain qui lui a fait ce cadeau là ?... J’aurais cru plutôt que c’était sa marraine.

MADAME PORTUGAL.

Enfin, fatiguée de chercher, je vins m’établir sur l’esplanade des Invalides... et, en qualité de Portugaise, je me mis à vendre des oranges de Malte... Mon nom était : Francesca-Regina-Rosabella-Cascarearondinello... Mais, comme c’était trop long à prononcer pour de vieux soldats mutilés, on me surnomma Madame Portugal... ce qui les fatigue moins... Mon petit commerce al lait assez bien, quand un des invalides me dit un jour : « La petite mère, nous ne méprisons pas les oranges, mais nous préférons infiniment le vin à 15... Puisque vous avez un magot, ouvrez donc un joli cabaret à l’intention des vieux... Nous viendrons y pomper. »

CÉSARINE.

C’était une fameuse idée !

MADAME PORTUGAL.

Bien plus fameuse encore que tu ne crois !... Le vieux père Gargousse... qui n’avait jamais encouragé le commerce des oranges... vient un matin dans mon cabaret... La figure du vieux me frappe... je me dis : V’là une fière ressemblance !... de l’appelle Gargousse, au hasard... il répond à son nom, comme un caniche !... C’était le père de mon coquin de Valentin !... Je lui dis tout... et v’là comme quoi il nous a pris en amitié, moi, mon fils et... mon fonds de commerce... qu’il affectionne beaucoup... Comprends-tu, à présent ?

CÉSARINE.

Pardine ! c’est clair... vous n’avez plus qu’à retrouver M. Valentin, qu’à l’épouser définitivement... alors, votre fils quittera le service et je serai sa femme... Mais le papa... où est-il ?... peut-être en Afrique ?

MADAME PORTUGAL.

On le croit... Il y a des siècles qu’il n’a écrit au vieux... Ah ! que je lui souhaite un bon atout !... un bras, une jambe emportés... ou un œil... n’importe quoi !...

CÉSARINE.

Vous êtes encore gentille, vous !

MADAME PORTUGAL.

Dame ! ça le conduirait tout droit aux Invalides... et l’homme qui passe aux Invalides épouse bien plus facilement.

CÉSARINE.

Et le vieux vous appuiera ?

MADAME PORTUGAL

Ferme !... Il chérit son petit-fils, ce brave homme... et il veut danser à la noce... Tiens, je suis sûre qu’il est allé, comme tous les jours, chercher des renseignements dans les bureaux de la guerre... Une fière course !...

CÉSARINE.

C’est égal, je vas cacher à mon oncle le bedeau qu’Éléonore n’a pas de père... Ça l’effaroucherait, cet homme vertueux, et il ferait fils, à qui son peut-être des difficultés pour... Tiens ! v’là Nonore !

 

 

Scène II

 

MADAME PORTUGAL, ÉLÉONORE, CÉSARINE

 

Éléonore, en veste d’uniforme, bonnet de police, etc. entre tristement, une petite baguette à la main, sans voir personne ; va s’asseoir sur la chaise qui est près de la table, à droite, et pousse un énorme soupir.

MADAME PORTUGAL, s’approchant de lui.

Bonjour, garçon.

ÉLÉONORE, sans se lever, et d’un ton piteux.

Bonjour, m’man.

CÉSARINE, lui frappant sur l’épaule.

Ça va bien, mon futur ?

ÉLÉONORE, de même.

Bonjour, mam’selle Zarine. 

MADAME PORTUGAL.

Qu’est-ce que tu as donc ?

ÉLÉONORE.

Je m’ennuie.

CÉSARINE.

À cause ?

ÉLÉONORE.

Il m’embête !

MADAME PORTUGAL.

Qui ça ?

ÉLÉONORE.

Le caporal !

MADAME PORTUGAL.

Le caporal ?

ÉLÉONORE, prêt à pleurer.

Il est trop lourd.

CÉSARINE.

Qui ça ?

ÉLÉONORE.

Le fusil... et il jure !...

MADAME PORTUGAL.

Qui ça ?

ÉLÉONORE.

Le caporal !

Se levant.

Et puis, le chien m’a fait mal au doigt.

CÉSARINE.

Le chien de qui ?

ÉLÉONORE.

Du fusil, donc !... Et puis, tête droite, tête gauche !... Ils me font tourner la tête... Et on me l’a rasée, encore !...

Ôtant son bonnet de police.

Regardez-moi ça !

CÉSARINE,

Ah ! c’est affreux !

ÉLÉONORE.

Affreux ?... Non... c’est moins bien que c’était... mais c’est encore pas mal... Et s’il n’y avait que la tête de dépouillée !... mais tout, tout, quoi !...

Tournant sur lui-même et montrant sa petite veste.

Y a-t-il du bon sens à laisser sortir un adulte avec un spencer, qui ne préserve pas ce qu’il y a de plus exposé dans l’homme !... C’est que j’en ai fait l’épreuve !... L’autre jour, après l’exercice... je m’en allais, avec ma petite badine à la main... (Nous en avons tous... Je ne sais pas pourquoi, je l’ai demandé aux autres, et ils m’ont dit que c’était un secret.) À force de m’en aller, avec ma badine, v’là que je me trouve à Saint-Eustache, tenant la corde de la cloche... affaire d’habitude... et sonnant à triple carillon... ding ! ding ! don !... ding ! ding ! don !...

Il fait les contorsions d’un homme qui sonne.

Tout-à-coup, je me sens apostrophé par un soulier, qui m’avait abordé en arrière... C’était votre bedeau d’oncle !... Il ne m’avait pas bien envisagé, et m’avait interpellé au-dessous du spencer... Ah ! que j’ai donc regretté ma grande redingote !... avec ce quart de paletot, je n’ai rien perdu... Et dire que j’ai reçu ça de la main de votre bedeau d’oncle !... J’avais envie de le pulvériser... mais je me suis tenu à quatre.

CÉSARINE.

Par exemple ! pulvériser mon oncle !

ÉLÉONORE.

Je me suis tenu à quatre !... Et puis, tout en sonnant, je sentais sonner en moi-même l’heure de la gamelle...

Plus gaiement.

Ah ! la gamelle ! c’est la seule circonstance atténuante de la vie militaire... À la bonne heure ! voilà un exercice agréable, et auquel j’ai mordu tout de suite !... Mais c’est là qu’il y a de la concurrence !... faut voir la manœuvre !... Il y a surtout un grand, qui vous a une locomotive dans l’estomac, et qui gagne toujours sur moi... Les autres l’ont surnommé la Valeur... Encore un que j’avais bien envie de pulvériser !... mais je me suis tenu à quatre !

CÉSARINE, riant.

Toujours !

ÉLÉONORE.

C’est mon habitude... Ce matin encore, ce grand accapareur m’a réduit à deux pommes de terre insuffisantes... Avec ça, six heures de tête droite, tête gauche !... m’ont creusé profondément... et je viens verser mes chagrins dans le sein maternel... M’man, qu’est-ce qu’il y a à la broche ?

MADAME PORTUGAL, brusquement.

C’est ça !... c’est gentil !... Faut donc que je nourrisse l’armée ? est-ce que tu me prends pour le budget ? Va demander aux ministres un pain de munition !

CÉSARINE.

Ah ! Madame Portugal !...

MADAME PORTUGAL, se fâchant et s’adoucissant alternativement.

Eh bien ! quoi ?... je vas lui donner un morceau de veau pour manger avec...

Sortant.

Mais si tu y reviens jamais !...

Revenant.

Ah ! j’ai aussi un peu de friture... Quant au vin, par exemple...

CÉSARINE.

Il s’en passera, quoi !

MADAME PORTUGAL.

Pourquoi donc qu’il s’en passerait ?... Est-ce qu’il n’y a pas une bouteille d’entamée ?... Bah ! je vas en déboucher une autre !...

Elle entre dans le cabaret.

 

 

Scène III

 

CÉSARINE, ÉLÉONORE

 

ÉLÉONORE, très gaiment.

La brave femme ! la brave mère ! la brave femme de mère que j’ai là !... Ah ! je me sens déjà mieux !... Du veau et de la friture ! à moi seul ! sans la déplorable collaboration de la Valeur !...

Criant.

Merci, m’man !...

Revenant vers Césarine, et d’un ton naïf.

Et vous aussi, Mamzelle Zarine... Vous avez parlé pour ma fringale... vous êtes bien gentille.

CÉSARINE.

Vous trouvez, m’sieur Nonore ?

ÉLÉONORE.

Celui qui ne trouverait pas ça sur votre visage, serait bien maladroit à chercher.

CÉSARINE.

Alors, c’est bien malheureux que, n’ayant pas plus de papa que sur la main, vous soyez obligé de partir.

ÉLÉONORE.

Que voulez-vous, c’est le sort... Mais, si mon père ne revient pas, moi, je reviendrai.

CÉSARINE.

Bien vrai ?

ÉLÉONORE.

Parole d’honneur... de soldat !

CÉSARINE.

Et vous m’aimerez toujours ?

ÉLÉONORE.

Et je vous épouserai... à l’église... foi de sonneur !

CÉSARINE.

Oui... mais qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son... et je crains bien que, quand vous ne serez pas là, mon oncle ne...

ÉLÉONORE.

Est-ce qu’il a la main aussi lourde que le pied, votre bedeau d’oncle ?

CÉSARINE.

Dame !... et s’il me donnait de ces raisons-là pour m’en faire épouser un autre...

ÉLÉONORE.

Un autre !...

Riant.

Ah ! oui... ce...

Changeant de ton et de physionomie.

Allons, bon !  v’là que je vas devenir triste !... Je sens que ma figure s’allonge !...

CÉSARINE, vivement.

Que voulez-vous dire ?... ce... qui ?

ÉLÉONORE, avec rage.

Ce manant, ce malotru, ce goujat, ce Chourineur, ce Maître d’école de Gâte-Cuir !

CÉSARINE.

M. Gâte-Cuir ?

ÉLÉONORE

Non !... pas monsieur !... dites : le sieur Gâte-Cuir... Cet homme, que je qualifierais d’homme de cinq pieds six pouces... sans mon respect pour les nouvelles mesures... cet employé aux abattoirs de Grenelle... cet exécuteur de bœufs, de veaux... et de mesdames leurs mères... qui ose vous dresser des hommages !... Ah ! en voilà encore un qu’il me serait agréable de pulvériser !... mais je me tiens à quatre !

CÉSAR, riant.

Mais, moi, je ne l’écoute pas... je l’abomine !

ÉLÉONORE.

Vrai ? vous l’abominez bien ?... Oh ! vous avez raison, il est bien abominable !

CÉSARINE.

Pour tâcher de me plaire, il s’est lié avec mon oncle... à qui il fait, de temps en temps, la galanterie d’un gigot de mouton.

ÉLÉONORE, indigné.

Abuser de la gourmandise de ce bedeau !... moi ! quelle rouerie !... Mais c’est un bœuf, un taureau, une bête à cornes !... et je ne pense pas que ce soit pour ça que votre bedeau d’oncle tient à vous le faire épouser

Tout-à-coup.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il a osé vous parler...

Baissant les yeux.

d’amour ?

CÉSARINE.

Il m’en parle sur tous les tons... il se gêne peu... Comment donc ! l’autre fois, n’a-t-il pas voulu m’embrasser !

ÉLÉONORE.

Hein !... vous emb... Ah ! tenez, j’en rougis pour cet abatteur !...

À part.

Comment y a-t-il des hommes assez effrontés, pour...

À lui même gaillardement.

Ça doit être bien bon !...

À Césarine.

Vous l’avez repoussé ?

CÉSARINE.

Ferme !... « Il n’y a rien pour vous, que je lui ai dit... je réserve ça pour M. Nonore. »

ÉLÉONORE.

Parole sacrée ?

CÉSARINE.

Pour mon futur...

À part.

Faut l’encourager un petit peu...

Haut.

Mon futur, qui est timide, timide...

À part.

Ça lui fera peut être plaisir.

ÉLÉONORE, à part, en la regardant du coin de l’œil.

Ô Dieu ! Ô Dieu !...

CÉSARINE.

Dame ! écoutez donc...

Air : Vaudeville du Premier prix.

J’agis en fill’ sage et prudente ;
Et, malgré son ton séducteur,
Malgré sa mine triomphante,
J’ tiens à distanc’ le quémandeur.
Souvent faut employer la ruse...
C’ que les amants peu délicats,
Semblent exiger... on le r’fuse...

Présentant sa joue.

On offre à qui n’ demande pas...

À part

Pauvre garçon !... ça va être son premier.

ÉLÉONORE, comme plus haut.

Ô Dieu ! Ô Dieu !...

Il passe sa manche sur sa bouche.

CÉSARINE, à part, le cou tendu.

V’là qu’il y vient !

ÉLÉONORE, de même.

Je me tiens à quatre ! je me tiens à quatre !

CÉSARINE.

Vous dites ?

ÉLÉONORE.

Plaît-il ?

CÉSARINE.

Quoi ?

ÉLÉONORE.

Rien.

CÉSARINE, à part.

Ah ça ! mais, je vas me donner un torticolis, moi !

Elle se penche encore plus.

ÉLÉONORE, à part, en la dévorant des yeux.

Si près !... là, si près !... quand je n’aurais qu’à...

Il s’approche et se penche pour l’embrasser, puis, frissonnant.

Brrr !...

Il s’éloigne précipitamment et va s’asseoir à droite.

 

 

Scène IV

 

CÉSARINE, tendant la joue, ÉLÉONORE, assis, GÂTE-CUIR, au fond

 

CÉSARINE, le cou tendu, et croyant Éléonore près d’elle.

Eh bien ?

GÂTE-CUIR, au fond.

Tiens ! Césarine !

ÉLÉONORE.

Dieu de Dieu ! si j’osais !

GÂTE-CUIR, à part.

Je vois la frime !... profitons-en !...

Il s’avance.

CÉSARINE.

Ah ! si M. Gâte-Cuir était là... il est certainement bien laid...

GÂTE-CUIR, à part, reculant.

Merci !

CÉSARINE.

Mais il connaît du moins le prix de certaines choses... il est galant, lui... il est empressé, lui... il est...

Gâte-Cuir s’avance à pas de loup.

ÉLÉONORE, à part.

Je voudrais... et je suis cloué !...

CÉSARINE.

Ah ! il approche !...

Gâte-Cuir, qui s’est avancé, l’embrasse tout-à-coup.

Enfin !...

ÉLÉONORE, se levant.

Ah bah !

CÉSARINE, se retournant.

Tiens ! ce n’est pas lui...

Avec colère.

M. Gâte-Cuir, ça n’est pas de jeu !

ÉLÉONORE.

Non, sapristi !...

GÂTE-CUIR.

Eh bien ! mettons que ça ne compte pas, et recommençons.

Césarine s’esquive.

ÉLÉONORE.

Recommencer !...

Bas, à Césarine.

Ne permettez rien !

CÉSARINE.

C’est assez de ce que vous avez pris.

ÉLÉONORE.

Comment ! l’assez ?... c’est trop !

GÂTE-CUIR, allant se placer entre eux, et repoussant Éléonore avec beaucoup de politesse.

Pardon, jeune homme...

À Césarine.

Vous n’encouragez guère la galanterie française, abatteur !...

ÉLÉONORE, qui a passé à gauche, à part.

On va t’en donner de la galanterie française,

Il parle bas à Césarine.

GÂTE-CUIR, passant de nouveau entre eux.

Pardon, jeune homme.

ÉLÉONORE, à part.

Encore !... Ah ça ! mais...

Il passe à droite, et se serre contre Césarine.

GÂTE-CUIR.

Pourtant, je vous ai entendu faire mon éloge, et cela m’autorise à vous entretenir d’amour.

CÉSARINE.

Monsieur, mon oncle m’a défendu d’écouter de ces mots-là...

Elle passe à droite, Éléonore se trouve ainsi au milieu.

ÉLÉONORE, triomphant.

Ah !...

GÂTE-CUIR le prend à bras le corps, par derrière, le soulève et le pose à gauche.

Mille pardons, jeune homme.

À Césarine.

Ce n’est pas là, Mademoiselle, le langage d’une couturière en activité... quand elles ont un oncle à la bouche, c’est qu’il y a un rival au cœur.

Pendant cette phrase, Éléonore remonte, et fait signe à Césarine de ne pas le nommer.

CÉSARINE.

Et quand cela serait ?

GÂTE-CUIR.

Qu’il m’évite !... car, si je le rencontre, je lui tords le cou !

ÉLÉONORE, descendant à droite.

Et des hommes comme ça ne sont pas muselés !

CÉSARINE, bas.

Vous souffrez ça ?

ÉLÉONORE, les poings serrés.

Je me tiens à quatre !

CÉSARINE.

Vous ne le pulvérisez pas ?

ÉLÉONORE, à lui-même.

Mais, va donc, capon !

GÂTE-CUIR.

Plaît-il !... vous m’appelez capon !

ÉLÉONORE, vivement.

Non ! pas vous !... moi !...

CÉSARINE, à part.

Est-ce qu’il aurait peur ?

GÂTE-CUIR.

Il y a trop longtemps, jeune homme, que vous m’insultez, que vous me cherchez querelle !

ÉLÉONORE.

Moi !

GÂTE-CUIR.

Il faut en finir !... je vous demande raison de l’épithète de capon, que vous m’avez lâchée à bout pourtant !

ÉLÉONORE, criant.

Pas à vous ! à moi !... parlant à ma personne !

CÉSARINE, à part, avec dépit.

Oh ! le conscrit !... il manquera le duel comme le baiser !

ÉLÉONORE, à part.

Dieu ! que je me tiens à quatre !

GÂTE-CUIR.

Dans un quart d’heure, derrière l’École militaire... Je n’ai abattu ce matin que cinq agneaux...

Éléonore bondit.

je veux compléter la demi-douzaine.

ÉLÉONORE, se décidant.

Eh bien ! ça va !

CÉSARINE, à part.

À la bonne heure !... ça lui rend une partie de mon estime !

ÉLÉONORE, tout-à-fait lancé.

Il y a trop longtemps aussi que je me tiens à quatre !... c’est pas une position tenable, ça !... Je vas chercher des témoins... beaucoup de témoins... une compagnie de témoins !

À part.

Ça me donnera du cœur !

Il remonte.

GÂTE-CUIR.

Songez-y ! ce sera un combat à mort !

ÉLÉONORE, prononçant comme lui.

Oui ! t’à mort !... oui, grand abatteur, je te tuerai !... ou tu seras tué par moi !... à ton choix !

Ensemble.

ÉLÉONORE et GÂTE-CUIR.

Air.

Songe bien à t’ défendre !
De fureur je rugis !
Oui, je veux te pourfendre
Et te mettre en hachis !

CÉSARINE.

On n’y peut rien comprendre !
Quelle rag’ l’a donc pris ?
L’ sentiment le plus tendre
D’sa valeur s’ra le prix !

Éléonore sort au fond, à gauche, en faisant de grands gestes.

 

 

Scène V

 

GÂTE-CUIR, CÉSARINE

 

CÉSARINE, à part, un peu ébranlée.

Je suis contente qu’il ait accepté... mais v’là que j’ai peur à présent !

GÂTE-CUIR, revenant sur le devant.

J’espérais qu’il canerait !

CÉSARINE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi êtes-vous venu ici ?

GÂTE-CUIR.

Pour la chose la plus naturelle du monde... pour manger un morceau chez Madame Portugal... J’arrive, et je vous trouve le cou tendu... l’occasion fait le larron... j’enlève un baiser... là-dessus, invectives et provocation de la part d’Éléonore...

CÉSARINE, le suppliant.

Ah ! mais, vous serez raisonnable, vous, n’est-ce pas ?

GÂTE-CUIR, riant.

Soyez donc calme... je n’ai pas envie de me mesurer avec un gringalet de cette dimension.

CÉSARINE.

Comment ?

GÂTE-CUIR.

Allons donc... j’ai voulu seulement développer à vos yeux nos courages respectifs... le tour est fait.

CÉSARINE,

Vrai ?... vous n’irez pas à ce rendez-vous ?

GÂTE-CUIR.

À quoi ça m’avancerait-il, de tuer ce garçon ?... C’est mon rival, je le sais... mais il n’est plus à craindre... D’abord, il part... et, quand même il ne partirait pas, votre mariage est flambé, ma belle.

CÉSARINE.

Par exemple !... quand Madame Portugal vient tout à l’heure encore de me dire...

GÂTE-CUIR.

La Portugal, soit... mais, vous possédez un oncle, jeune couturière... un oncle très vertueux, bourré de principes...

CÉSARINE.

Eh bien ! après ?

GÂTE-CUIR.

Eh bien ! il sait tout.

CÉSARINE.

Tout... quoi ?

GÂTE-CUIR.

Il faut vous dire que je suis assez lié avec quelques uns de messieurs les Invalides qui se promènent sur l’Esplanade... entr’autres, le père Gargousse, u nonagénaire fort cassé... Cet ancien brave m’a raconté l’anecdote de son fils Valentin avec une jeune Portugaise... ce qui a donné lieu à un fils, l’apprenti héros qui vient de nous quitter... J’ai fait part de l’anecdote à Monsieur votre oncle...

CÉSARINE.

Ah ! mon Dieu !

GÂTE-CUIR.

Vous y êtes !... Fureur du bedeau, qui ne donnera jamais sa nièce à un jeune homme, dont le père manque si complètement à l’appel.

CÉSARINE.

Mais c’est une horreur !... vous êtes un monstre !

GÂTE-CUIR, se frottant le menton.

Je m’en flatte.

CÉSARINE.

C’est égal, vous ne triomphez pas encore !... Le père d’Éléonore existe, on le retrouvera, et il épousera... certainement !

GÂTE-CUIR.

On le retrouvera... peut-être... mais épouser... nix !... Valentin Gargousse a servi dans le 19e léger !... un régiment de mes amis... il y a laissé le souvenir d’un luron qui s’amuse beau coup, mais épouse peu.

CÉSARINE, furieuse.

Et moi, je vous dis... Mais, au fait, ça ne vous regarde pas... Je cours chez mon oncle, je lui prouverai qu’il y a encore de l’espoir, et... et vous en serez pour vos rapports... Tenez, M. Gâte-Cuir, je ne vous aimais pas beaucoup... à présent, je vous déteste !

Elle sort au fond à gauche.

 

 

Scène VI

 

GÂTE-CUIR, puis MADAME PORTUGAL

 

GÂTE-CUIR, riant.

Très bien !... D’abord, l’indifférence... après ça, la haine... et nous terminerons par un amour effréné... C’est un programme réglé comme la marche du bouf gras... que j’ai eu l’honneur d’abattre...

Il se découvre.

Quant à mon jeune imbécile de rival, il aura l’agrément de croquer nombre de marmots... Ah ! ça, je n’ai pas encore déjeuné, moi, et...

Il passe à droite, en fredonnant.

MADAME PORTUGAL, portant un plat et un pot plein de vin. Elle se dirige vers la table à gauche, sans voir Gâte-Cuir.

Ah ! j’espère que mon affamé va s’en donner !

Elle pose le tout sur la table.

GÂTE-CUIR, se retournant, à part.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?...

Il remonte au fond à gauche.

MADAME PORTUGAL.

Allons vite chercher la friture.

Elle sort sans l’avoir vu.

GÂTE-CUIR, s’approchant de la table.

Eh ! eh !... ça a fort bonne mine... Bah !

Il s’attable et mange.

MADAME PORTUGAL, revenant, un plat à la main.

C’est tout bouillant... Dieu ! va-t-il être...

Se trouvant en face de Gâte-Cuir.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GÂTE-CUIR.

De la friture !... je l’idolâtre... donnez vite !

Il prend le plat, que Madame Portugal ne lâche pas.

MADAME PORTUGAL.

Voulez-vous bien laisser ça !...

GÂTE-CUIR.

Ne vous inquiétez pas... je ferai honneur à votre ratatouille.

MADAME PORTUGAL, appelant.

Césarine !... Nonore !... où sont-ils donc ?...

Au moment où Césarine entre, elle lâche le plat et passe à droite.

 

 

Scène VII

 

GÂTE-CUIR, MADAME PORTUGAL, CÉSARINE

 

CÉSARINE, accourant, tout essoufflée.

Ah ! j’étouffe !... Je n’ai pas été loin... mais j’ai tant couru !... Ah ! si vous saviez !...

MADAME PORTUGAL,

Quoi donc ?... le dôme des Invalides est tombé ?

CÉSARINE.

Ah ! ouiche ! bien mieux que ça !... Laissez-moi respirer... Bon ! m’g v’là !... Je m’en allais donc en courant, courant... je tombe au travers d’un vieux, que je manque de renverser... c’était le père Gargousse !... Il m’arrête... il était tout ému... tout tremblant... il essaie de parler, il ne peut pas... enfin, à force d’essayer, il parvient à me dire des choses !... Ah ! laissez-moi encore respirer.

GÂTE-CUIR, mangeant.

Respirez, ma belle enfant, respirez.

CÉSARINE, d’un air triomphant.

Vous n’allez plus rire, vous !...

À Madame Portugal.

Le régiment de M. Valentin, le 32e de ligue, est arrivé à l’École militaire !

MADAME PORTUGAL, poussant un cri.

Mon mari !

GÂTE-CUIR, laissant tomber sa fourchette.

Arrivé !

CÉSARISE.

Il revient d’Afrique... voir comme une taupe, avec une grande balafre rouge... c’est le vieux qui m’a donné ces détails...

MADAME PORTUGAL.

Il l’a vu !... et il lui a dit ?...

CÉSARINE.

Rien du tout... mais il a eu une drôle d’idée... il lui a fait écrire une lettre...

GÂTE-CUIR, s’approchant.

Une lettre ?

CÉSARINE, le repoussant.

C’est des affaires de famille... excusez.

GÂTE-CUIR, à part, pendant que Césarine parle bas et vivement à Madame Portugal.

Diable ! v’là le père retrouvé, le fils reconnu, le bedeau retourné, moi, introduit à la porte !... Et j’épargnerais ce Nonore !... Non, non !... en avant... derrière l’École militaire !

Il sort au fond, à gauche.

 

 

Scène VIII

 

CÉSARINE, MADAME PORTUGAL, puis VALENTIN

 

MADAME PORTUGAL, très émue.

Ainsi, ce billet...

CÉSARINE.

Lui donne rendez-vous ici, dans votre jardin.

MADAME PORTUGAL.

Au nom d’une femme ?...

CÉSARINE.

Inconnue.

MADAME PORTUGAL.

Mais pourquoi ?

CÉSARINE.

Parce que... s’il avait su d’avance...

MADAME PORTUGAL, regardant au fond.

Ah ! mon Dieu !... vois donc !...

CÉSARINE.

Eh ! oui !... cette balafre rouge !...

MADAME PORTUGAL.

C’est mon homme !... Ah !...

Elle chancelle et tombe dans les bras de Césarine.

CÉSARINE.

Eh bien !... v’là quelle s’évanouit sur moi !... Eh ! Madame Portugal !... pas de bêtises !... je ne suis pas de force !...

Ici, on voit paraître Valentin, qui entre par le fond à gauche, et qui se dirige vers la maison comme quelqu’un qui cherche un lieu de rendez-vous.

Au secours ! au secours !

VALENTIN, se retournant.

Qu’est-ce qu’appelle ?... une beauté du sexe qui tourne de l’œil !... Attendez, ça me connaît !

CÉSARINE.

Venez vite, Monsieur !

VALENTIN, prenant le pot de vin sur la table.

Une simple potée d’eau va terminer l’incident.

Il s’apprête à jeter de loin le contenu du pot sur Madame Portugal.

CÉSARINE, criant.

Prenez garde ! c’est du vin !

VALENTIN, froidement.

Ah !... c’est différent... c’est de l’eau qu’il faut à Madame.

Il regarde le pot, semble hésiter, et boit, pendant que Madame Portugal revient à elle. Après avoir bu.

Ça va-t-il mieux ?...

Il va poser le pot sur la table.

MADAME PORTUGAL, qui peu-à-peu s’est ranimée, bas, à Césarine, les yeux fixés sur Valentin.

Va-t’en... va-t’en !... laisse-nous !

VALENTIN, sans s’approcher.

La paupière reprend ses fonctillions... Madame n’en mourra pas.

CÉSARINE, bas.

Bonne chance !...

Elle sort au fond à droite.

 

 

Scène IX

 

VALENTIN, MADAME PORTUGAL

 

VALENTIN, s’approchant.

Madame aurait éprouvé quelque contrariété dans son ménage ?... Ça ne m’étonne pas... le mariage est un état contre nature, émallié de désagréments.

MADAME PORTUGAL, à part.

Merci !... ça commence bien !

VALENTIN.

Si votre mari vous incommode, je me chargerai volontiers de vous l’extirper...

Mouvement de Madame Portugal. Frisant sa moustache.

Vous ne me paierez qu’après l’opération.

Il remonte un peu, en regardant autour de lui.

MADAME PORTUGAL, à part.

Dieu ! est-il devenu brigand !...

Le regardant.

et raffalé au physique !

VALENTIN.

Madame !... je vous soupçonne propriétaire de ce bouchon.

MADAME PORTUGAL.

Restaurant, Monsieur !

VALENTIN.

Je prononce plus facilement bouchon.

Regardant autour de lui.

Joli jardin !... qui embaume... la friture... mais je la préfère aux autres fleurs...

Élevant la voix.

Madame !... n’auriez-vous point vu errer sous ces bosquets une dame qui vous est totalement inconnue... et à moi aussi ?

MADAME PORTUGAL, piquée.

Je n’ai pas vu cette dame.

VALENTIN.

C’est qu’à peine débarqué de la rive africaine, je suis déjà fort demandé... Madame !

Montrant un billet.

ce poulet, frais éclos d’une main anonyme, me donne rendez-vous... z-ici... Le choix de l’établissement m’inspire la plus haute idée de la particulière... quelque blonde inflammable, qui aura vu passer le 32e sur le boulevard, et aura fait son choix avec un discernement supérieur.

PORTUGAL, ironiquement.

Ah ! vous croyez...

VALENTIN, sérieusement.

Je vous parie 1 fr. 50, à boire... Madame !... je reviens d’Afrique, et je me suis vu adoré par des Arabesques, dont le teint flottait entre l’acajou et le chocolat... Aussi, voyez, j’étais parti blanc comme un cygne... La femme de l’Aulas a déteint sur moi, et j’ai passé Othello.

MADAME PORTUGAL, à part, se contenant.

Monstre !

VALENTIN.

Je compte sur ma blonde, pour me reblanchir ma façade.

MADAME PORTUGAL, de même.

Gueux !

VALENTIN.

Madame !... tel que vous me voyez, les femmes me forment, me transforment et me déforment à volonté... Un vrai caméléon, quoi !... J’ai été brun, j’ai été blond, j’ai été gris... plus souvent gris qu’autre chose... J’ai aimé sous toutes les latitudes, j’ai débité des tendresses dans toutes les langues, je me suis adonné à toutes les danses nationales de l’Europe... Je sortais de battre l’entrechat en France, je m’en allais valser en Allemagne comme une toupie de cette contrée, et, quelque temps après, j’étais un des premiers cachuchistes de toutes les Espagnes.

MADAME PORTUGAL, de même.

Sacripant !

VALENTIN.

Oh ! l’Espagne !... joli climat... agréable à l’œil... ciel indigo... et des femmes !... un peu cambrées, j’ose le dire... Ça me rappelle qu’un soir, dans les environs de Saragosse...

MADAME PORTUGAL.

Monsieur !...

VALENTIN, gravement, à lui-même.

Taisez votre bec, jeune homme !...

Reprenant, en élevant la voix.

Madame !... après les Espagnoles, je ne connais guère que les Portugaises...

MADAME PORTUGAL, vivement.

Ah !

VALENTIN.

Qui comprennent Cupidon... c’est d’honneur vrai... Ça me rappelle qu’un soir, dans les en virons de Lisbonne...

S’arrêtant.

Oh !... taisez votre...

MADAME PORTUGAL, avec intérêt.

Eh bien ?... vous disiez, sergent ?...

VALENTIN.

Ah ! Madame s’apprivoise... Figurez-vous une jeunesse, d’une quatorzaine d’années, et modelée en ronde-bosse... C’était de la belle ouvrage... Seulement, mame sa mère y avait mis un peu trop de salpêtre... pour un rien, la bombe éclatait... et jalouse !... qu’elle en était incommodante.

MADAME PORTUGAL, à part.

Va, scélérat, va !

VALENTIN.

Quand un objet attrayant me tirait l’œil, elle me de détachait un ruban de queue de sottises en portugais... que le poste en prenait les armes... J’entendis encore son feu de peloton...

Il bredouille des mots finissant en o.

J’avais assez de portugais comme ça... et un beau matin, sur les cinq heures trois quarts...

MADAME PORTUGAL, éclatant et marchant à lui.

Tu abandonnas la malheureuse... perfide ! gueusard ! chenapan !... Ingagnosso, diabolo, embargo di dimonio !.

VALENTIN, bondissant.

Ah ! mille millions de milliasses !... Francesca-Regina-Rosabella-Cascaréarondinello, c’est toi !

Air de Turenne.

Oui, c’est bien loi, nom d’un’ bataille !
À moins qu’ ça soit un’ vision...
Non, v’là ses traits, v’là bien sa taille !

À part.

Avec de l’augmentation !

MADAME PORTUGAL.

Vois donc un peu quels destins sont les nôtres !...

VALENTIN, l’examinant toujours.

Oui, voilà bien ses regards séduisants,
Ses yeux, son nez, sa bouch’, ses quatorze ans !...

À part.

Accompagnés de plusieurs autres !

La pressant dans ses bras.

Ma Francesca ! ma Regina ! ma Rosabella ! ma...

Changeant de ton.

Ça va bien, depuis vingt-et-un ans que je ne t’ai vue ?... Moi, pas mal, merci... Et tu es ici chez toi ?... le jardin est à toi ?... la maison... la cave est à toi ?... je viendrai pas mal de fois causer avec toi de nos amours portugaises...

S’arrêtant.

Ah ! saprelotte ! et ton mari ?...

MADAME PORTUGAL.

Mon mari, brigand !... va demander à ton brave homme de père depuis combien de temps je l’attends, mon mari, sur l’esplanade des Invalides !

VALENTIN.

Il est en voyage, ce monsieur ?

MADAME PORTUGAL, ironiquement.

Oui... il était en voyage... il flânait en Europe... pour s’adonner aux danses nationales, le bandit !...

VALENTIN, à part.

Aïe !

MADAME PORTUGAL.

Mais le v’là de retour d’Afrique... et il ne m’échappera plus, mon mari !

VALENTIN.

Ne répondrait-il pas, sauf votre respect, au nom de Valentin Gargousse ?

MADAME PORTUGAL.

À moins qu’il n’ait changé d’extrait de baptême, comme de tout le reste.

VALENTIN.

Non, tendre amie... toujours Valentin, plus que jamais Gargousse... mais...

MADAME PORTUGAL.

Eh bien ! je dis que ce nom-là peut servir pour deux... un homme et une femme.

VALENTIN, après s’être recueilli.

Rosabella... la manière cocasse dont tu me demandes ma main me touche sensiblement... Mais, écoule... j’ai peu l’habitude de me marier... j’aurais l’air gauche... ça ferait rire le monde, et ça te vexerait.

MADAME PORTUGAL.

Comment ! tu oses !...

VALENTIN.

Le mariage est une jolie institution, que j’ai toujours beaucoup estimée... chez les autres... J’en ai usé toute ma vie comme du tabac... je l’adore, j’en prends beaucoup, mais je ne porte pas de boîte.

MADAME PORTUGAL.

Ah ! c’est affreux ! c’est indigne ! c’est...

Elle est interrompue par ses larmes et va tomber sur une chaise, à droite.

VALENTIN.

Allons ! v’là qu’il pleut !...

La suivant.

Régina !... voyons, finis... sèche tes sanglots...

Elle pleure encore plus fort.

Bon... grande averse !... ouvrez les riflards !...

S’approchant d’elle.

Finis !... les sanglots des femmes, ça me tourne sur l’estomac.

MADAME PORTUGAL, se levant.

Va-t’en... laisse-moi !...

Valentin, se résignant, gagne peu à peu le fond.

Je me passerai de nom...

Après une pause.

et l’enfant aussi !

VALENTIN, s’arrêtant, tout-à-coup.

Hein !

MADAME PORTUGAL.

Je lui dirai que son père le renie, l’abandonne !...

VALENTIN, s’avançant.

Plaît-il ?

MADAME PORTUGAL.

Il ne pourra pas se marier... mais, bah !...

VALENTIN, s’avançant encore.

Tu dis ?...

MADAME PORTUGAL.

Il sera malheureux toute sa vie, à cause de son père !...

VALENTIN, tout près d’elle.

Achève !

MADAME PORTUGAL.

Va-t’en ! va-t’en !

VALENTIN, très ému.

Écoute, Francesca... Je ne comprends pas encore bien... ça me bout dans la tête, comme dans une marmite... mais, si tu as jamais écouté la musique d’un moulin à vent...

Lui posant la main sur son cœur.

dis-moi si ça y ressemble !

MADAME PORTUGAL, avec joie.

C’est juste ça !

VALENTIN, la prenant sous le bras et la rapprochant de lui.

Pour lors, va de l’avant...

Confidentiellement et à demi-voix.

Il y en a un ?

MADAME PORTUGAL, bas.

Oui.

VALENTIN, la désignant, puis, se montrant lui-même.

Hein ?

MADAME PORTUGAL.

Un garçon.

VALENTIN.

Joli homme ?

MADAME PORTUGAL.

Moulé sur toi.

VALENTIN, avec fatuité.

Si bien que ça ?... Son état ?

MADAME PORTUGAL.

Le tien !

VALENTIN, avec joie.

Soldat !...

La regardant d’un air de doute.

Et ?...

Madame Portugal pose la main droite sur son cœur et l’étend en relevant la tête.

Sufficit !...

S’émouvant par degrés.

Écoute, Cascaréarondinello... ce que je vas te dire, c’est sacré et respectable, vois-tu ?... Tout à l’heure, quand, après des années, j’ai revu mon père, à moi... ce bon vieux... ç’a été une scène, qui m’a remué de fond en comble... Il tremblait comme la feuille... il me tenait les deux mains... comme ça... il m’embrassait la tête, les cheveux... et je sentais que ça se mouillait... Tout ça, sans un mot... rien que des soupirs, des petits cris de joie... il étouffait, il n’en pouvait plus, il me regardait avec des yeux !...

Avec explosion.

Cré nom d’un mille noms ! que je m’ai dit, c’est donc bien bon pour un père d’embrasser son enfant !... Et tu viens me dire là, tout d’un coup, sans crier gare, que moi aussi... moi !...

Ne trouvant plus de paroles, avec élan.

Femme Valentin Gargousse, va me chercher mon fils !

MADAME PORTUGAL, ivre de joie.

Vrai ?... bien vrai ?

VALENTIN.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Je me croyais vraiment plus philosophe...
Mais, en voyant ce vieillard attendri,
Mon cœur sembla soudain changer d’étoffe...
Et sur mon pèr’ voilà qu’ j’ai renchéri !...
J’ sens là,

À la tête.

Puis là,

Au cœur.

Comme un charivari !
Moi, vieux soldat, intrépide, on peut l’ dire,
Qui fis d’ tout temps contr’ fortune bon cœur !
L’ malheur toujours m’a trouvé prêt à rire...
Je veux savoir comme on pleur’ de bonheur !

Il se jette dans ses bras.

 

 

Scène X

 

VALENTIN, MADAME PORTUGAL, GÂTE-CUIR

 

GÂTE-CUIR, entrant, en riant aux éclats.

Ha ! ha ! ha !...

Ils se séparent brusquement.

MADAME PORTUGAL.

Bon ! à l’autre !... au moment le plus intéressant !

VALENTIN, très poliment.

Que le diable emporte Monsieur !

GÂTE-CUIR.

Excusez, mon brave... Mes rires sont peut être intempestifs... mais c’est bien autre chose, au Champ-de-Mars !... ils sont là cinquante ou soixante qui s’en donnent !... ha ! ha ! ha ! ha !

VALENTIN.

Je vous réitère d’aller ricaner plus loin.

GÂTE-CUIR.

Vous y, perdrez, sergent... Ha ! ha ! ha !... diable d’Éléonore, va !

MADAME PORTUGAL, vivement.

Mon fils !... notre enf...

VALENTIN, l’arrêtant tout court.

Motus !

À Gâte-Cuir.

Ah ! il s’agit du fils de Madame ?

Bas, à Madame Portugal.

C’est donc un farceur ?... bon !... j’affectionne assez ce caractère.

Haut.

Monsieur a la parole.

GÂTE-CUIR.

À la bonne heure !... Je n’ai pas l’avantage de vous connaître, sergent, mais je crois que vous allez rire.

VALENTIN.

Je m’y prédispose.

MADAME PORTUGAL.

Mais...

VALENTIN, bas.

Re-motus !

GÂTE-CUIR.

Arrivé derrière un talus du Champ-de-Mars, terrain choisi pour le duel...

PORTUGAL.

Un duel !

VALENTIN.

Quel duel ?

GÂTE-CUIR.

Le mien, donc... avec le fils de Madame.

MADAME PORTUGAL.

Ciel ! Éléonore !... notre enf...

VALENTIN, bas.

Silence dans les rangs !

GÂTE-CUIR.

Rassurez-vous, Madame Portugal... Ne faites pas de la charpie... tant de tués que de blessés...

VALENTIN.

Tout le monde se porte bien... je connais l’aphorisme...

Bas, à Madame Portugal.

C’est donc un batailleur ?... très bon... j’affectionne beaucoup ce caractère.

MADAME PORTUGAL, émue.

Mais, pourquoi mon fils s’est-il battu avec vous ?

GÂTE-CUIR.

Ça va tout seul... pour Césarine.

VALENTIN.

Pour Césarine, parbleu !...

Bas.

Qu’est-ce que c’est que Césarine ?

MADAME PORTUGAL, à Gâte-Cuir.

Enfin ?... enfin ?...

GÂTE-CUIR.

J’arrive sur le terrain, avec mon bancal... et...

VALENTIN, vivement.

Et l’autre ne vient pas ?

GÂTE-CUIR.

Si fait... l’autre bancal y était.

VALENTIN, à part.

Ah ! j’ai eu peur !

GÂTE-CUIR.

Et c’est ce qui va vous désopiler la rate... Je dégaine...

VALENTIN.

Et l’autre ?

GÂTE-CUIR.

L’autre dégaine aussi.

VALENTIN, bas, à Madame Portugal.

Bien, le petit !

GÂTE-CUIR.

Nous nous mettons en garde...

MADAME PORTUGAL.

Tous deux ?

GÂTE-CUIR.

Tous deux.

VALENTIN, bas, avec fierté.

C’est mon fils !

Il serre la main de Madame Portugal.

GÂTE-CUIR.

En présence d’une soixantaine de militaires... des amateurs, des connaisseurs, qui faisaient cercle autour de nous.

VALENTIN, bas, à Madame Portugal.

Très bien !

GÂTE-CUIR.

Préparez-vous, sergent, tenez-vous les côtes : c’est ici la farce...

La figure de Valentin exprime tout-à-coup l’inquiétude. Madame Portugal, tout en écoutant, ne le perd pas de vue.

Je ne sais pas quel diable de regard la nature a mis dans mon œil droit... Mais, à peine en ligne, je sens le briquet d’Éléonore qui bat la breloque sur le mien...

Valentin se retourne vivement du côté de Madame Portugal, qui baisse les yeux.

J’avance... il recule... je lui plonge mon œil dans le sien... il pâlit, il devient vert, il lâche pied...

Valentin rejette avec colère la main de Madame Portugal, qu’il avait toujours tenue.

Et, me jetant son sabre entre les jambes, il se met à courir, à courir, à travers le Champ-le-Mars, comme pour déshonorer la localité !... Ha ! ha ! ha !... C’est-il drôle, sergent ?

Valentin, très sérieux, passe la main sur sa moustache... Gâte-Cuir continue, sans rien voir.

Alors, tout le monde de rire... et chacun dit la sienne... Un carabinier observe que, si ç’avait été jour de course, il aurait dépassé toutes les bêtes du jockey-club... Ha ! ha ! ha !... Riez donc, sergent !...

Valentin assujettit son shakos ; Gâte-Cuir continue toujours, sans rien voir.

Un voltigeur disait que Madame Portugal aurait dû le faire entrer dans le cadastre ; car il arpentait joliment... Enfin, c’étaient des calembours et des jeux d’esprit, que je m’en tordais de rire... ha ! ha ! ha !... Et vous, serg...

Il se retourne et voit, en face de lui, Valentin fixe et la main sur la hanche.

Tiens ! tiens, tiens ! il ne rit pas !

VALENTIN, avec un calme apparent.

Faites excuse, je ris... mais je ris jaune.

GÂTE-CUIR, déconcerté.

Pourquoi riez-vous de cette couleur, sergent ?

VALENTIN, froidement.

Vous allez le savoir.

Se retournant, vivement.

Quant à vous, veuve Portugal, s’il vous faut absolument un époux et un père, cherchez ail leurs !... je retire mes arrhes !

MADAME PORTUGAL.

Ah ! grand Dieu !... Valentin !...

GÂTE-CUIR, à part.

C’était Valentin !

MADAME PORTUGAL.

Tu renies ton fils !

VALENTIN.

Mon fils !... Vierge de Lisbonne, c’est comme si vous chantiez Fleuve du Tage... et la romance est passée de mode... les orgues de Barbarie n’en veulent plus.

MADAME PORTUGAL.

Mais c’est ton fils !

VALENTIN.

Tout ce que je peux supposer de plus avantageux pour vous, c’est qu’on l’aura changé en nourrice... Par ainsi, plus de mariage, plus de paternité, plus rien de rien !

MADAME PORTUGAL, à Gâte-Cuir.

Et c’est vous ! vous, qui avez... Ah ! si j’étais un homme !...

GÂTE-CUIR, ricanant.

Oui, mais vous n’en êtes pas un.

VALENTIN, se retournant froidement de son côté.

Et ceci ?... c’en est-il un, à votre idée ?

GÂTE-CUIR.

Plaît-il ?

VALENTIN.

Je crois que je peux faire votre affaire, et que vous serez content.

MADAME PORTUGAL.

Ah ! bravo !

GÂTE-CUIR, troublé.

Pardon... pardon, sergent... mais, du moment que vous n’êtes plus le père du petit...

VALENTIN, avec force.

S’il n’est pas mon fils, nous sommes frères !

GÂTE-CUIR.

Ah ! bah !

VALENTIN.

Frères de la gamelle française... quatre cent mille convives, ni plus ni moins... une table bien servie... et quand il y en a un qui salit la nappe, c’est aux trois cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres à laver la tache !...

Lui riant au nez.

Eh ! eh ! eh !... ceci est un mot pour rire, et vous les aimez...

Lui portant une boîte.

Voyons ! allez donc !... eh ! eh ! eh !...

GÂTE-CUIR, reculant.

C’est lui qui rit, à présent !

MADAME PORTUGAL.

Et moi donc !... ha ! ha ! ha !

VALENTIN.

Ha ! ha ! ha !

GÂTE-CUIR.

Il n’y a que moi qui ne ris plus !

VALENTIN.

Air : Honneur au voltigeur.

Si le criquet,
Indigne du mousquet,
L’ freluquet,
L’ paltoquet
Qu’ ton bras attaquait,
A fui comme un roquet,
J’tant son paquet...
J’ t’offre un coup d’ briquet,
Aimable et coquet,
Qui sera pour toi le bouquet !

MADAME PORTUGAL, le suivant.

Valentin !...

Valentin l’arrête du geste, fait signe à Gâte-Cuir qu’il va l’attendre, fait le geste d’un coup de sabre et sort à gauche. Césarine accourt au même moment par la droite.

MADAME PORTUGAL.

Ah ! mon Dieu ! quelle catastrophe !

GÂTE-CUIR, criant.

Certainement, j’irai !... s’il croit me faire peur !...

 

 

Scène XI

 

CÉSARINE, MADAME PORTUGAL, GÂTE-CUIR

 

CÉSARINE, entrant.

Encore une dispute !

MADAME PORTUGAL.

Oui, mamzelle boutefeu, encore une !... mais celle-ci tournera mieux que l’autre contre Gâte-Cuir.

GÂTE-CUIR.

Comment l’entendez-vous ?

MADAME PORTUGAL.

Je l’entends... que vous recevrez cette fois ce qui vous revient.

GÂTE-CUIR.

Merci du pronostic, M-Mathieu-Lænsberg !

CÉSARINE, à Madame Portugal.

Qu’est-ce qu’il vous prend donc, à vous ?... Vous nous accueillez comme dans un jeu de quilles !

MADAME PORTUGAL.

Ne faut-il pas vous remercier, vous deux, qui êtes la cause de tout ce qui arrive ?

CÉSARINE.

La cause de quoi ?

MADAME PORTUGAL.

Bédame !... n, i, ni, fini !... pour moi plus de mari !

CÉSARINE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME PORTUGAL.

Un mariage, que je mitonnais avec tant de soin !... dont je m’étais publié les bans à moi toute seule, depuis vingt-et-un ans !... et il en pleurait de joie, c’t homme, et il demandait son fils à tous les échos... quand ce gros lourd de l’abattoir est venu s’abattre comme un bœuf  sur mon bonheur... qu’il a écrasé du coup !

Gâte-Cuir remonte et descend peu à peu, à gauche.

CÉSARINE.

Oh ! je me doute du pourquoi... et le sergent n’a pas tort... qui est-ce qui voudrait être le père d’Éléonore, après ce qu’on vient de me conter ?... Quant à moi, je ne suis pas une Jeanne d’Arc... Oh ! non !... mais je n’en fais ni une ni deux... je ne veux pas d’un mari qui recule devant un sabre et un baiser... Aussi, ai je-t-y envoyé mon oncle dire au père Gargousse que je ne veux plus entendre parler d’Éléonore... et je suis venue vous annoncer moi-même que j’épouse M. Gâte-Cuir.

GÂTE-CUIR.

Très bien, Césarine !... vous couronnez le front du vainqueur... c’est votre emploi... Je reconnaîtrais la beauté à ce trait de votre belle âme, si je ne l’avais reconnue déjà aux traits de votre visage.

CÉSARINE, pleurant.

Brave et galant à la fois... à la bonne heure !... voilà le mari qu’il me fallait... Vrai, j’en suis si heureuse, que j’en pleure de joie.

GÂTE-CUIR.

Pleurez de joie, ne vous gênez pas.

CÉSARINE, sanglotant.

Et vous allez vous battre encore !... c’est bien !... c’est très bien !... battez-vous toujours, ça me fera plaisir.

GÂTE-CUIR.

Césarine ! vos expressions m’électrisent... Seulement, je vous promets de garer mon épi derme des coups de sabre.

CÉSARINE.

Oh ! ça m’est égal... si je vous choisis, ce n’est pas pour votre physique, allez.

GÂTE-CUIR.

Je n’en doute pas.

PORTUGAL.

Ni moi !

GÂTE-CUIR.

Je vas reprendre mes ustensiles de combat.

À part.

Et j’ai mon idée... En me promenant dans tout le quartier avec deux briquets en sautoir, c’est bien le diable si je ne me fais pas arrêter !... Qu’on me fourre au violon, ça me fera plaisir.

CÉSARINE.

Air du Serment.

Courez donc venger votre outrage...
Pour mari, cela se conçoit,
Je ne veux qu’un homm’ de courage.

GÂTE-CUIR.

Vous me r’venez alors de droit.
Je l’ sens, à l’ardeur qui m’enflamme,
Le sergent n’aura pas beau jeu :
Puisque je vois que dans votre âme
C’est le briquet qui met le feu.

ENSEMBLE.

Oui, je cours venger mon outrage :
Pour mari, cela se conçoit,
Vous voulez un homm’ de courage :
Je vous reviens donc de plein droit.

CÉSARINE.

Courez donc venger votre outrage :
Pour mari, cela se conçoit,
Je ne veux qu’un homm’ de courage,
Et vous me revenez de droit.

MADAME PORTUGAL.

Dieu ! comment réparer l’outrage
Que mon fils aujourd’hui reçoit ?
C’en est fait, v’là son mariage.
Comm’ le mien, cassé de plein droit !

Gâte-Cuir sort.

 

 

Scène XII

 

CÉSARINE, MADAME PORTUGAL

 

MADAME PORTUGAL.

Plus de mari, et pas de bru !... voilà le sort où me réduit mon garnement jusqu’à la fin de mes jours !

CÉSARINE.

Pardine !... vous l’avez si bien élevé... Vous lui passiez tout !

MADAME PORTUGAL.

Eh ! c’est ton oncle le bedeau, qui en a fait un garçon timide.

CÉSARINE.

Timide... dites lâche, poltron, capon... Cette idée aussi de le mettre dans les cloches !... il ne pouvait en sortir qu’un melon !

MADAME PORTUGAL.

Césarine, t’en dis trop de mal... faut que tu l’adores sans l’en douter.

CÉSARINE.

Moi ?

MADAME PORTUGAL.

Césarine, crois-moi, t’as beau te forcer, tu n’aimes pas Gâte-Cuir.

CÉSARINE.

Je l’aime... et de tout mon cœur, encore !

MADAME PORTUGAL.

Vrai ?

CÉSARINE.

Oui, là !

MADAME PORTUGAL.

Eh ! bien ! en ce cas, tu n’es qu’une perfide, qu’une infidèle, qu’une trompeuse... tranchons le mot, qu’une pas grand chose !

Air : Ah, la belle vie !

Voilà ton ouvrage !
J’en pleure de rage !
Au fond du veuvage
Je retombe encor !

CÉSARINE.

Et moi donc, Madame !
C’est-il pas infâme !
Devenir la femme
De c’ t’affreux butor !

MADAME PORTUGAL.

Au moment suprême,
Perdre ce que j’aime !...
Et du trent’-deuxième,
Le sergent l’ plus beau !

CÉSARINE.

Et moi ! c’est bien pire !
L’ vôtre, on a beau dire,
Est un vieux d’ l’Empire...
L’ mien est tout nouveau.

MADAME PORTUGAL.

Je veux, péronnelle,
T’arracher les yeux !

CÉSARINE.

Non pas ! j’en appelle !
C’est là c’ que j’ai d’ mieux :
C’est avec ça que j’ peux
R’avoir un amoureux.

ENSEMBLE.

Me parler d’ la sorte !
L’offense est tr
op forte !
Il faut que { je   sorte
                 { l’on
D’ ces lieux à l’instant !
C’est abominable !
Tout ici m’accable !
Et j’envoie au diable
Le père  } et l’enfant !
La mère }

 

 

Scène XIII

 

CÉSARINE, MADAME PORTUGAL, LE PÈRE GARGOUSSE

 

Il est courbé par l’âge ; sa tête et ses mains tremblent continuellement ; sa voix est claire et trainante ; parfois il ânonne et semble chercher ses mots.

GARGOUSSE, entrant par le fond, à droite.

Eh ben !... eh ben !... Arrivez donc, les enfants... est-ce que vous allez laisser le père Gargousse sans la béquille d’habitude ?

Les deux femmes courent au-devant de lui.

MADAME PORTUGAL.

Par exemple !... voilà mon bras.

CÉSARINE.

Si vous voulez le mien aussi... il est à votre service...

Il prend le bras de Madame Portugal et appuie sa main sur celui de Césarine.

GARGOUSSE,

Comment ! si je le veux ?... ça me va même beaucoup.

Air : Muse des bois.

De plus en plus vers la terre je penche ;
Je ne suis pas aussi vert que j’ l’étais :
Quand l’arbre est vieux, il faut sous chaque branche
Fort prudemment placer de bons étais.
Toi, qui seras un jour ma petit’-fille,
Donn’ moi Ton bras... c’est l’ plus doux de mes vœux :

Il le prend.

Il m’a suffi jusqu’ici d’un’ béquille...
J’ touche à cent ans : il va m’en falloir deux.

Les deux femmes le conduisent à la chaise, près de la table à droite. Il s’assied. Madame Portugal est à droite de la table, Césarine à la droite de Gargousse.

MADAME PORTUGAL, bas, à Césarine, un peu en arrière de Gargousse.

Qu’est-ce que tu disais, toi... que tu lui avais fait savoir que tu ne voulais plus d’Éléonore ?

CÉSARINE, de même, à Madame Portugal.

Il paraît qu’il ignore l’aventure.

MADAME PORTUGAL, même jeu.

Ce n’est pas moi qui le lui apprendrai !

CÉSARINE, même jeu.

Ni moi !...

GARGOUSSE, qui, pendant ce temps, s’est tourné péniblement vers chacune d’elles s’appuyant sur le dossier de la chaise et levant la tête de côté.

Qu’est-ce que vous avez à suchotter comme ça au-dessus de mon tricorne ?... Faut qu’il y ait du nouveau dans Landernau... j’arrive, et on me laisse un bout de temps à la porte !... je m’assois, et on oublie ma tasse de lolo d’habitude !

MADAME PORTUGAL, empressée.

Tout de suite, père Gargousse... tout de suite !...

Elle va chercher une bouteille et un verre, qu’elle pose sur la table.

CÉSARINE, de même.

Donnez-moi votre chapeau... et votre badine...

GARGOUSSE.

Oui... oui...

Il ôte son chapeau avec quelque difficulté. Césarine prend la canne et le chapeau, et va les déposer à gauche, derrière le berceau de verdure. À Madame Portugal, qui apporte la bouteille.

À la bonne heure !...

Il verse en tremblant et fait claquer la bouteille sur le verre.

A-t-il une jolie couleur, mon breuvage pastoral !...

Tout en approchant lentement le verre de ses lèvres, il répète.

A-t-il une jolie couleur, mon breu...

Il boit lentement ; Madame Portugal prend le verre, après qu’il a bu. Gargousse respire, essuie ses lèvres avec le dos de sa main, puis, après un petit temps.

Ah ! ça, mais, il me semble que je suis venu  ici pour quelque chose... oui... oui... dites-moi donc ?...

Il se retourne du côté de Césarine.

CÉSARINNE, à part.

Aïe !... aïe !...

Gargousse regarde Madame Portugal.

MADAME PORTUGAL.

Dame !...

GARGOUSSE.

Ah ! m’y voilà !... Je vois bien qu’on ne m’a pas trompé... la marmite est renversée...

CÉSARINE.

Vous y êtes !... et alors, vous devez comprendre pourquoi, moi, je ne veux plus d’Éléonore pour mari.

MADAME PORTUGAL.

Et pourquoi Valentin n’en veut pas pour son fils.

GARGOUSSE.

Oh ! je sais tout ce qui s’est passé... Et, de cette façon, v’là mon Benjamin, les reins par terre, entre deux chaises.

MADAME PORTUGAL, avec colère.

Tenez, père Gargousse... que le capon n’entre plus ici, d’abord !

CÉSARINE.

S’il se montre à mes yeux... je lui arrache les siens !

GARGOUSSE.

Ta, la, ta !... tu ne lui arracheras rien du tout...

Air de Masaniello.

P’tite, il faut qu’ ton cœur s’humanise,
Donn’ lui l’ temps de se corriger :
Les sonneurs de cloch’s de l’église
Ne sonn’nt pas l’heure du berger.

À Madame Portugal.

Et toi, quand la colèr’ l’outrage,
Tu d’vrais excuser sa frayeur :
Pour en faire un homm’ de courage,
Il n’ fallait pas l’ mettre enfant d’ cheur.

Éléonore, représenté par un double, entre de la gauche en courant ; mais, à la vue des personnages qui sont en scène, il se jette, effrayé, dans le berceau, qui est découpé à jour, de façon que l’on puisse le voir sans distinguer sa figure.

MADAME PORTUGAL, qui l’a vu.

Oh !...

CÉSARINE, de même.

Ah !...

MADAME PORTUGAL, bas.

As-tu vu ?

CÉSARINE, bas.

Oui !

GARGOUSSE.

Quoi ?... quoi ?...

LES DEUX FEMMES.

Rien... rien...

MADAME PORTUGAL, bas.

Il est là !

CÉSARINE, bas.

Il écoute !

MADAME PORTUGAL, avec dépit, et de façon à se faire entendre d’Éléonore.

Un soldat ! fils et petit-fils de soldat... qui a refusé un coup de sabre !

GARGOUSSE, riant.

Un coup de sabre !... croyez-vous que ce soit du goût de tout le monde ?

CÉSARINE, comme Madame Portugal.

Un garçon de vingt-et-un ans !... un majeur !... qui n’a pas osé cueillir un baiser sur la joue ici présente !... Ah !...

GARGOUSSE, avec un sérieux comique.

Oh ! ceci est plus grave... Mais, on ne mérite pour cela, ni le feu, ni la corde... car...

Se levant avec l’aide de Césarine.

car son père serait pendu depuis longtemps... et moi, je sentirais diablement le roussi !...

CÉSARINE, étonnée.

Vous, père Gargousse ?...

MADAME PORTUGAL.

Et Valentin ?...

GARGOUSSE.

Oui, Valentin ct moi... moi z-et lui... Ah ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une première affaire, à la guerre comme dans les amours !...

MADAME PORTUGAL, à part.

Comment ! il l’excuse !...

CÉSARINE, à part.

Et l’autre qui est là, qui entend tout !

MADAME PORTUGAL.

Allons donc ! vous voudriez me faire croire, à moi, que Valentin, le bourreau des cœurs...

CÉSARINE.

A reculé devant une femme !...

GARGOUSSE.

Je l’ai vu !... Tenez... c’était avant son départ pour le Portugal... Nous étions en garnison à... à Bayonne... Mon garçon venait de s’engager... Pour lors, une brunette... pas plus grande que toi, Césarine... aussi vive, aussi démon... lendit un soir sa jouc à Valentin, avec une bonne volonté !...

CÉSARINE, avec intérêt.

Comme moi à Éléonore !

GARGOUSSE.

L’amour lui disait : Va donc, nigaud... Eh ! bien ! le nigaud n’alla pas.

MADAME PORTUGAL.

C’est impossible !... je sais bien, moi...

GARGOUSSE.

Oui, tu sais bien, toi... en Portugal... mais à Bayonne !...

MADAME PORTUGAL, bas.

Mais taisez-vous donc !...

GARGOUSSE.

Pourquoi donc me taire ?... Est-ce que ce n’est pas l’histoire générale des amoureux, à leur première escarmouche ?

Air : Cadet-Roussel est bon enfant.

D’abord, on arriv’ plein d’espoir...
Mais loin d’ sa belle on va s’asseoir...
Puis, d’ parler on n’a plus l’ pouvoir...
Dans ses doigts on roul’ son mouchoir...
Bientôt de sous la femm’ se fiche...
On s’en retourn’ comme un godiche...
Ah ! ah !... v’là pour nous tous
L’effet d’un premier rendez-vous !

Mouvement et bruit dans le berceau.

PORTUGAL, à part.

Hein ?

CÉSARINE, à part.

Qu’est-ce qu’il fait donc là-dedans ?

GARGOUSSE.

Quoi ?

MADAME PORTUGAL.

Rien !... rien !...

CÉSARINE, avec colère.

Qu’on recule devant une femme, passe encore... s’il y a affront, il n’y a pas déshonneur... mais, devant un homme !... c’est plus que de la timidité, ça, père Gargousse... c’est de la lâcheté, n’est-ce pas ?...

GARGOUSSE.

Eh ! quel soldat n’a pas eu son petit trac ?...

MADAME PORTUGAL.

Qui ?... vous, père !... vous, le vainqueur des vainqueurs !

GARGOUSSE.

Eh bien ! c’est ce qui vous trompe encore, mes poulettes.

CÉSARINE, bas.

Mais taisez-vous donc !

GARGOUSSE, se fâchant.

Pourquoi donc me taire ?... Qu’est-ce qu’elles ont donc toutes les deux ?...

Changeant de ton.

Je sortais de mon village, pour m’enrôler dans les gardes françaises... Des fameux soldats, allez !... qui montaient à l’assaut le violon en tête.

Il fait le geste de jouer du violon, tout en fredonnant ; puis, s’arrêtant tout-à-coup.

Huit jours après, le régiment était en marche pour la frontière... Pendant la route, je chantais :

Il chante d’une voix cassée.

La gloire et la victoire... Ça été la poésie de tous les temps, ça...

CÉSARINE, regardant toujours vers le berceau.

Je disais bien que la peur et vous, ça faisait deux !...

GARGOUSSE.

Minute !... Le lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvons en face de l’ennemi...

LES FEMMES, fièrement.

Ah ! ah !... 

GARGOUSSE.

Oui, ah ! ah !... vous allez voir...

Air : Cadet Roussel est bon enfant.

Jusque là, ce n’était qu’un jeu...
Mais, quand j’entends l’ premier coup d’feu...
À présent, j’en puis fair’ l’aveu...
De frayeur, je devins tout bleu...

Les deux femmes se détournent vivement en regardant le berceau.

À tenir bon en vain j’ m’essaie...

Tout bas.

Il faut que j’ pass’ derrièr’ la haie.

Aux deux femmes.

Ah ! ah !... voyez un peu
L’effet du premier coup de feu !

Nouveau bruit sous le berceau.

MADAME PORTUGAL, à part.

Il n’en a pas perdu un mot !

CÉSARINE, stupéfaite.

C’est-il Dieu possible que l’ennemi vous ait fait peur comme ça !...

MADAME PORTUGAL.

Pour moi, je n’aurais pas cru que Valentin eût jamais été un godiche, par exemple !

GARGOUSSE.

C’est ce qui prouve qu’il ne faut pas désespérer d’Éléonore... C’est bien souvent comme ça, à une première affaire... Si on pouvait commencer par la seconde, ça n’arriverait jamais !... Nous avons débuté comme le petit... le petit finira comme nous !

MADAME PORTUGAL, avec espoir.

Si c’était vrai ?

CÉSARINE.

Vous croyez ?...

GARGOUSSE.

J’en réponds !

MADAME PORTUGAL.

Alors, Gâte-Cuir n’a qu’à bien se tenir.

CÉSARINE.

Et moi aussi, donc !... oh ! la la !... il me semble déjà que mes joues brûlent... oui, je crois qu’il m’embrasse !

GARGOUSSE.

Et plutôt vingt-deux fois qu’une !... Allons...

À Madame Portugal.

Je vas trouver ton papillon d’Afrique... et je te le ramène...

À Césarine.

Ma canne, mon chapeau...

Il prend le bras de Césarine et se dirige vers le berceau.

Et quant au petit...

Air de la Fiole de Cagliostro.

Oui, oui, j’espère,
Oui cet enfant, son fils, le mien,
F’ra comm’ son père,
Qui lui-même a fait comm’ l’ancien.

Il disparaît, en passant derrière le berceau. On voit encore Césarine, qui semble lui aider à reprendre sa canne et son chapeau.

PORTUGAL, sur le devant.

Dieu ! qu’ les homm’s, surtout les vieillards,
Sont conteurs et babillards !
Que va penser à présent
Cet enfant ?
Lui, qui se voyait méprisé,
Par l’exemple autorisé,
Il va se croire excuse !

Gargousse reparaît, s’appuyant à gauche sur Césarine. Madame Portugal a couru lui prendre le bras droit, et cache ainsi sa figure au public. Les deux femmes le soutiennent et le conduisent. Mais ce n’est plus le véritable Gargousse ; c’est un double que le public ne voit que de dos.

GARGOUSSE, parlant derrière le berceau.

Bien, bien, mes enfants...

MADAME PORTUGAL.

Attendez donc, vieux père... n’allez pas trop vite !

CÉSARINE.

Nous allons vous reconduire jusqu’à l’Hôtel.

GARGOUSSE, derrière le berceau.

Non, là, au coin de l’Esplanade seulement, où j’ai donné rendez-vous à Valentin.

Le double de Gargousse fait des gestes en rapport avec ces paroles et indique avec sa canne le coin de l’Esplanade.

CÉSARINE.

Suite de l’air.

Appuyez-vous bien sur mon bras...
Allons, vieux, ne vous gênez pas...
Comm’ les jeun’s fill’s, les grands papas
Doivent craindre les faux pas.

ENSEMBLE.

Oui, oui, j’espère :
Car cet enfant, j’en réponds bien,
F’ra comm’ son père,
Qui lui-même a fait comm’ l’ancien.

Au moment où l’Invalide et les deux femmes disparaissent à droite, derrière la maison, Éléonore sort du berceau, jette un regard au fond ; puis, redescend avec élan.

 

 

Scène XIV

 

ÉLÉONORE, hors de lui, et ne tenant pas en place

 

Ah ! mon père a reculé devant une femme dans son temps !... Ah ! grand-papa a cané comme moi, à son époque !... Mais, alors, il y a donc de la ressource !... oui, qu’il y en a !... C’est dit, j’abjure mon nom d’Éléonore !... c’est un nom qui porte une camisole, ça !... je m’appelle César, Alexandre, Apoléon !... Baptême nouveau, changement, bouleversement, tremblement !... Pristi ! je sens la moustache me pousser...

Se touchant le menton.

Non, c’était une illusion... Mais on s’en procurera...

Criant.

Garçon !... qu’on m’apporte un homme, qu’on me livre quatre femmes... j’en veux dévorer, j’en veux consommer !... j’en ai soif, j’en ai faim !... Servez chaud !

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Du moment qu’ nous dev’nons conscrits,
On nous croit braves, Dieu sait comme !
Mais, si les homm’s font les habits,
Je dis qu’ l’habit ne fait pas l’homme,
De celui d’ soldat je prétends
Que les habitudes sont dures :
L’uniform’ gêne les mouv’ments...
À chaqu’ conscrit laissez donc l’ temps
De bien briser les entournures !

Ah ! triple nom d’un n’importe quoi !... si je tenais Césarine !... ou tant seulement Gâte-Cuir !... je ne les traiterais pas de la même manière, oh ! non !... mais, ils n’ont qu’à bien se tenir tous les deux...

Gâte-Cuir paraît au fond, à gauche.

Oh ! en v’là un qui se détache !... nous allons rire un peu !...

Il remonte la scène à droite, pendant que Gâte-Cuir la descend à gauche, sans voir Éléonore.

 

 

Scène XV

 

GÂTE-CUIR, portant deux sabres en évidence sous son bras, ÉLÉONORE

 

GÂTE-CUIR, à part.

J’ai eu beau me montrer partout, avec mes sabres en sautoir... je n’ai pas rencontré un sergent de ville pour m’arrêter !

Il se retourne.

ÉLÉONORE, lui fermant le passage.

Gâte-Cuir !... avance à l’ordre !

GÂTE-CUIR.

Tiens ! c’est toi, la Fugue ?... D’où reviens-tu ? qu’as-tu ? que me veux-tu ?

ÉLÉONORE.

Je reviens d’où je reviens ! j’ai ce que j’ai ! je veux ce que je veux !... c’est-à-dire, ton sang !... je veux de ton sang... pour voir si, par hasard, ça serait pas de l’orgeat !

GÂTE-CUIR, étonné.

Bah !

ÉLÉONORE.

Il n’y a ni bas ni haut, c’est comme ça...

Gâte-Cuir veut cacher les sabres sous sa redingote.

Oh ! ne cache pas ces asticots sous ton paletot, pataud !...

Il lui en arrache un et le tire du fourreau.

Vois-tu ce fer ?... c’est de la bonne acier !... Vois-tu ces bras ?... c’est tout nerf !... Vois-tu cette poitrine ?... c’est tout cœur !... En garde !

GÂTE-CUIR, à part.

Au fait, j’aime mieux avoir affaire à lui qu’au sergent.

Haut.

T’as donc acheté du courage depuis tantôt ?

ÉLÉONORE.

À l’endroit où tu m’as l’air d’avoir vendu tout le tien... En garde !

GÂTE-CUIR, à part.

Décidément, j’aimerais mieux avoir affaire au sergent.

ÉLÉONORE.

À nous deus, ou je tape !

Air : Lan la, landerirette.

J’ suis trop pressé pour attendre.

GÂTE-CUIR.

À tes veux, allons, j’ souscris...
Mais j’ voulais te laisser prendre
L’ temps d’écrire à tes amis.

Ils commencent à ferrailler.

ÉLÉONORE.

À tous les tiens... C’est dommage...
Tu pourras, dans un moment,
Faire part de ton mariage
Dans ton billet d’enterrement.

Gâte-Cuir porte une botte ; Éléonore, en parant, est touché à la main gauche.

ÉLÉONORE.

Oh !...

GÂTE-CUIR.

Touché !

ÉLÉONORE, joyeux, secouant sa main et l’enveloppant de son mouchoir.

Du sang !... je vois mon sang !...

GÂTE-CUIR.

Jeune homme, je suis satisfait.

ÉLÉONORE.

Pas moi !... pas moi !... j’en veux encore !... gare aux yeux !... je vise au nez !

 

 

Scène XVI

 

GÂTE-CUIR, MADAME PORTUGAL, ÉLÉONORE, CÉSARINE

 

MADAME PORTUGAL, accourant.

Qui est-ce qui se bat ici ?... Ah ! mon Dieu !...

CÉSARINE, de même.

Éléonore !... c’est-il Dieu possible !

ÉLÉONORE, l’apercevant.

Césarine !... Un instant, Gâte-Cuir !... j’ai quelqu’un à expédier avant toi...

Il pose son sabre sur la table à droite.

Césarine !... je me suis comporté à ton égard comme un oiseau des îles Canaries... je change de plume, et je passe coq !... Ergo...

Il l’embrasse.

CÉSARINE, se défendant.

Eh bien ! eh bien !... il est devenu fou !

ÉLÉONORE.

Fou d’amour !... incurable !

Il l’embrasse de nouveau et à plusieurs reprises.

MADAME PORTUGAL.

Laisse-le faire, petite !

CÉSARINE.

Tiens ! vous n’êtes pas gênée, vous !

ÉLÉONORE, changeant de ton et ôtant son bonnet de police.

Excusez, si je ne vous ai pas demandé la permission... je vas peut-être faire le grand voyage... j’avais besoin de provisions... de bouche...

À Gâte-Cuir, en reprenant son sabre.

À présent, que je suis lesté, en garde, pékin !

MADAME PORTUGAL.

Mais non ! mais non !... vous ne vous battrez plus ! c’est assez comme ça !

ÉLÉONORE.

Du tout !... faut que papa et grand-papa soient satisfaits !

MADAME PORTUGAL.

Au secours ! à la garde !

CÉSARINE, qui a remonté.

Eh !... M. Valentin et le père Gargousse...

MADAME PORTUGAL.

Va les chercher, petite, et amène-les ici !...

Elle remonte en appelant.

François ! Joseph !...

ÉLÉONORE, se rapprochant vivement de Gâte-Cuir.

En garde, pékin...

Il fond sur lui et le désarme.

Désarmé !

Madame Portugal ramasse vivement le sabre de Gâte-Cuir.

GÂTE-CUIR, effrayé.

Jeune homme ! vous n’abuserez pas...

ÉLÉONORE.

Moi, abuser !... tu vas voir...

Il pose son sabre sur la table.

À armes égales !

Il crache dans ses mains, attaque Gâte-Cuir à la savate ; puis, saute sur lui et se cramponne à son cou.

GÂTE-CUIR.

Oh ! oh ! il m’étrangle !... au secours ! au secours !

 

 

Scène XVII

 

GÂTE-CUIR, ÉLÉONORE, MADAME PORTUGAL, CÉSARINE, LE DOUBLE DE GARGOUSSE et LE DOUBLE DE VALENTIN, PASSANS et VOISINS

 

CHŒUR.

Air de M. Nargeot.

Quels cris ! quel tintamarre !
Nous arrivons à temps !
Vite, que l’on s’empare
De ces deux combattants.

Un passant saisit Éléonore au collet, et l’entraîne à gauche. Valentin paraît au fond à droite, saisit Éléonore par derrière et l’entraîne dans la maison ; au même instant, Gargousse, conduit par Césarine, qui le fait courir, entre aussi dans la maison. Césarine ferme la porte et en retire la clef.[1]

MADAME PORTUGAL.

Suite de l’air.

Les voilà réunis tous les trois, quelle chance !

CÉSARINE.

Ils vont faire la paix !

MADAME PORTUGAL.

Oui, j’en ai l’espérance...

Aux voisins.

Quant à vous, sortez, laissez-nous ;
Ici, tout s’arrang’ra sans vous.

Reprise du CHŒUR.

Quels crist quel tintamarre ! etc.

Tout le monde sort.

 

 

Scène XVIII

 

GÂTE-CUIR, CÉSARINE, MADAME PORTUGAL, ÉLÉONORE.

 

VALENTIN, paraissant à la croisée.

Rosabella !... mon fils est un brave, je le proclame Gargousse, troisième du nom, et je t’épouse à perpétuité !... Viens m’ouvrir !

Il disparaît.

MADAME PORTUGAL, transportée de joie.

Il me reconnaît !... il épouse son fils !... non... je veux dire... Ah bah ! ça ne fait rien, j’étouffe de joie !

CÉSARINE, à Gâte-Cuir, en riant.

C’est vous qui avez amené la réconciliation !

GÂTE-CUIR, noblement.

Qui vous dit que je ne l’ai pas fait exprès ?

GARGOUSSE, à la fenêtre.

Eh bien ! mes enfants, qu’est-ce que vous avait dit le vieux ?... Venez m’ouvrir.

Il disparaît.[2]

GÂTE-CUIR.

Ma foi ! ils ont raison... le petit s’est bien montré... sous toutes les faces... Je lui rends mon estime... et sa maîtresse.

ÉLÉONORE, paraissant à la croisée.

J’accepte !... Les vieux prennent par l’escalier, moi, par la fenêtre...

Descendant.

Une !... deux !... trois !...

Il saute, embrasse successivement Me Portugal, Césarine, et tend la main à Gâte-Cuir.

R’une !... re-deux !... re-trois !... V’là comme ça se joue !... Fils soumis, tendre amant, rival généreux...

À Gâte-Cuir.

Va ouvrir aux anciens... Et vous, maman, trois petits verres, pour les trois générations !...

Bas, à Césarine.

en attendant la quatrième...

À part.

qui s’abreuvera aut’ part.

CHŒUR FINAL.

Air : Final de ma Maîtresse et ma Femme.

Le conscrit entre en ménage !
Il faut s’fier
À son courage :
Des Gargousse, je le gage,
Il ne s’ra pas le dernier !

ÉLÉONORE, au public.

Air du Carnaval de Béranger.

Vous avez vu, Messieurs, comm’ j’ai fait rage,
Grâce aux leçons d’ mon père et d’ mon aïeul !
Et pour montrer jusqu’où va mon courage,
V’là que d’vant vous je m’avance... tout seul !
Simple conscrit, pardonnez-moi si j’ose
Vous demander un bravo... mais j’y tiens !...
Si vous vouliez même tripler la dose,
J’en rapport’rais les deux tiers aux anciens.

Reprise du CHŒUR.

Le conscrit entre en ménage !
Il faut s’fier
À son courage :
Des Gargousse, je le gage,
Il ne s’ra pas le dernier !


[1] Ce mouvement doit être exécuté avec une grande rapidité, mais sans désordre. Il est bien entendu que Gargousse et Valentin sont représentés par les doubles.

[2] À Paris, M. Levassor, substituant avec une extrême promptitude le costume de Valentin à celui d’Éléonore, paraît lui-même à la croisée. Mais, pendant qu’il reprend l’uniforme du conscrit, c’est le double de Gargousse qui se montre à la fenêtre, en gesticulant de façon à cacher sa figure, et l’acteur parle dans la coulisse, le plus près possible. Si ce changement semble trop difficile, on peut faire paraître le double de Valentin comme celui de Gargousse. Quoi qu’on fasse, il est important que les trois doubles, par leur taille, leur figure et leur costume, reproduisent le plus exactement possible les personnages du conscrit, du sergent et de l’invalide.

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