Philiberte (Émile AUGIER)
Comédie en trois actes, en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, au théâtre du Gymnase, le 19 mars 1853, et reprise à la Comédie-Française.
Personnages
LE DUC DE CHAMARAULE
LE CHEVALIER DE TALMAY, son neveu
LE COMTE D’OLLIVON
RAYMOND DE TAULIGNAN
LA MARQUISE DE GRANDCHAMP
PHILIBERTE, sa fille
JULIE, sa fille
La scène en Dauphiné, au château de Grandchamp, vers 1775.
ACTE I
Un salon du temps de Louis XVI ; par les portes du fond on aperçoit un parc.
Scène première
PHILIBERTE, JULIE
Philiberte est en train de broder, Julie arrange ses cheveux devant une glace.
JULIE.
Une fois le contrat signé par les témoins,
Un mariage est fait ?
PHILIBERTE.
À très peu près du moins.
JULIE.
Je serai mariée... à peu près, dans une heure.
Quand j’y songe ! – Faut-il que je rie ou je pleure,
À ton avis ?
PHILIBERTE.
Ne prends conseil que de ton cœur.
JULIE.
Mais à ma place enfin, que ferais-tu, ma sœur ?
Mon futur te plaît-il ?
PHILIBERTE.
C’est à toi qu’il doit plaire.
JULIE.
Il est vrai. Mais du moins te plaît-il pour beau-frère ?
PHILIBERTE.
Pour beau-frère, oui.
JULIE.
Très bien : pour mari, pas du tout.
Je m’en doutais.
PHILIBERTE.
Pourquoi me demander mon goût ?
Que t’importe ? Tu sais, ma sœur, que nos idées
Sur ce point-là jamais ne se sont accordées.
Toi, dont la beauté fraîche épand comme un parfum,
Qui lis ta bienvenue aux regards de chacun,
Tu n’as pas tort d’aimer la joie extérieure
Qui s’empresse au-devant de tes pas à toute heure ;
Faite pour le triomphe et pour la royauté,
Il faut un appareil de cour à ta beauté ;
Le comte d’Ollivon est donc fait pour te plaire :
Jeune, élégant, et froid jusque dans sa colère,
S’il en avait jamais ; esclave du bon ton,
Un peu trop à cheval sur le qu’en-dira-t-on
Peut-être, mais d’humeur à la tienne commode,
C’est l’époux idéal d’une femme à la mode,
Et je ne lui sais pas vraiment d’autre défaut
Que d’être avec excès le mari qu’il te faut.
JULIE.
Mais toi, ma sœur ?
PHILIBERTE.
Oh ! moi : je suis une sauvage.
Je voudrais un bonheur fait comme un esclavage,
Et je l’emporterais, pour le rendre plus sûr,
Ainsi que la lionne, au fond d’un antre obscur.
Là, seule à posséder celui qui me possède...
JULIE.
Achève...
PHILIBERTE.
J’oubliais déjà que je suis laide,
Et qu’un homme ne peut désirer mon hymen
Que pour le million que j’ai dans chaque main.
JULIE.
Te voilà triste, et c’est par ma faute peut-être !
PHILIBERTE.
C’est la mienne. Un captif doit fermer sa fenêtre
Et tâcher d’oublier, par folie ou raison,
Que l’univers existe autour de sa prison.
JULIE.
Eh bien, tu peux laisser cette fenêtre ouverte ;
Je t’apporte la clef des champs, ma Philiberte.
PHILIBERTE.
Comment ?
JULIE.
J’ai découvert deux choses, chère sœur,
Que tu n’apprendras pas, j’espère, sans douceur ;
Et la première, c’est que vous êtes charmante,
Mademoiselle.
PHILIBERTE.
Moi ?
JULIE.
Nouvelle surprenante,
N’est-ce pas ? Tu l’entends pour la première fois,
Et je me sais bon gré que ce soit par ma voix.
PHILIBERTE.
Si c’est un badinage, il est cruel, Julie.
JULIE.
Très sérieusement, je te trouve... jolie ?
Non, ce n’est pas le mot : j’avais mieux dit d’abord,
Je te trouve charmante, et c’est bien plus encor.
Il semble à travers toi que ton âme transpire :
Ton accent est plus doux que ta voix ; ton sourire
Plus joli que ta bouche, et ton regard plus beau
Que tes yeux : la lumière efface le flambeau.
Eh bien ! te voilà rouge et tout embarrassée ?...
PHILIBERTE.
Je démêle mon fil.
JULIE.
Le fil de ta pensée ?
Les premiers compliments l’emmêlent en effet ;
Mais en très peu de temps, tu verras, on s’y fait.
PHILIBERTE.
Tu veux me consoler : je ne prends pas le change.
Je reconnais bien là ta chère amitié d’ange.
Mais si c’était réel ce que tu prétends voir,
Tu ne serais pas seule à t’en apercevoir.
JULIE.
Bah ! l’on te trouve laide ici de confiance ;
Tu l’étais, en effet, dans ta première enfance,
Et personne depuis ne l’observant, que moi,
Ta laideur est passée en article de foi.
De plus je suis la seule encor dont la présence
Laisse à tes mouvements leur charme et leur aisance :
Mais sois un peu toi-même à la barbe des gens,
Et tu plairas bientôt même aux moins indulgents,
Et déjà pour ma part je sais quelqu’un qui t’aime.
PHILIBERTE.
Oui, toi.
JULIE.
Bien plus que moi peut-être, et pas de même
En tous cas.
PHILIBERTE.
Et quel est ce mortel surprenant ?
JULIE.
Notre pauvre voisin, Raymond de Taulignan.
PHILIBERTE.
Lui ?
JULIE.
Lui. Cette nouvelle est-elle bien venue ?
PHILIBERTE.
Est-ce qu’il te l’a dit ?
JULIE.
Question ingénue !
S’il osait l’avouer, je ne le croirais pas.
Non, non ; j’ai des garants plus sûrs : son embarras
Devant toi, sa rougeur quand je fais ton éloge,
Lorsque tu n’es pas là ses regards à l’horloge ;
Et cent autres détails observés chaque jour,
Voilà les vrais témoins d’un véritable amour.
PHILIBERTE.
Si je croyais... mais non ! Tu te fais une idée ;
Car jamais il ne m’a seulement regardée,
Et je me souviens bien qu’un jour dans le bosquet,
Nous suivant, il n’a pas ramassé mon bouquet.
JULIE.
Tu l’avais donc laissé tomber ?
PHILIBERTE.
Oui, par mégarde.
JULIE.
Pour qu’il fût ramassé par notre arrière-garde.
Mais Raymond est timide, et nous étions trop près :
Il sera revenu le prendre une heure après.
PHILIBERTE.
Mais pour avoir d’un mot la question vidée,
S’il m’aimait, à ma mère il m’aurait demandée.
JULIE.
Il est pauvre.
PHILIBERTE.
Il m’aurait avoué son amour.
JULIE.
Tes froideurs l’ont bien pu dépiter à son tour.
En somme, voudrais-tu qu’il t’aimât ?
PHILIBERTE.
Que m’importe ?
Tiens, ne ranime pas cette espérance morte ;
Aux désenchantements je ne veux plus m’offrir.
Aimer, sans la beauté, c’est chercher à souffrir.
JULIE.
C’est un malentendu, je crois, qui vous sépare.
PHILIBERTE.
Soit donc. C’est un malheur.
JULIE, à part.
Qui d’un mot se répare,
Et je dirai ce mot.
Scène II
PHILIBERTE, JULIE, LA MARQUISE
LA MARQUISE.
C’est par trop étourdi
D’être encore en habit du matin à midi,
Un jour pareil !
JULIE.
Est-il déjà midi ?
LA MARQUISE.
Sans doute,
Et tous nos invités doivent se mettre en route.
Vous n’aurez pas le temps si vous ne vous pressez.
JULIE.
Bah ! nous avons une heure à nous, c’est bien assez ;
Nos caméristes sont de véritables fées.
PHILIBERTE.
Puis, le plus fort est fait, car nous sommes coiffées.
LA MARQUISE.
Vous l’êtes donc bien mal, Philiberte ; je veux
Que vous mettiez un brin de fleur dans vos cheveux ;
N’ayez pas l’air en deuil aux noces de Julie.
PHILIBERTE.
Moi, ma mère ?
LA MARQUISE.
Eh ! mon Dieu ! vous n’êtes pas jolie,
Ma chère, et vous avez raison à tous égards
D’éviter ce qui peut attirer les regards :
Mais lorsque le bonheur de votre sœur s’apprête,
Il faut vous résigner à prendre un air de fête.
PHILIBERTE.
Oui, ma mère.
LA MARQUISE.
Ce ton de victime ! Bientôt
On ne lui pourra plus adresser un seul mot.
C’est cruel, en effet ! On veut qu’elle s’ajuste.
JULIE.
En vérité, maman, vous êtes bien injuste.
A-t-elle mérité cette dure leçon ?
Qu’a-t-elle répondu ?
LA MARQUISE.
Le ton fait la chanson...
Allons, c’est bien.
UN VALET, annonçant.
Monsieur le duc de Chamaraule.
Scène III
PHILIBERTE, JULIE, LA MARQUISE, LE DUC
LA MARQUISE.
Déjà, cher duc ?
LE DUC.
Ah ! dame ! il faut remplir son rôle ;
Le plus vieil ami doit arriver le premier,
Bien que d’exactitude il soit peu coutumier.
J’apporte mon petit présent à la future.
Il donne un écrin à Julie.
JULIE.
Oh ! les beaux diamants !
LE DUC, la baisant au front.
Servez-leur de parure.
LA MARQUISE.
Toujours mondain, cher duc, et toujours cajoleur.
LE DUC.
Que voulez-vous ! Je suis de mon temps – par malheur,
Mais ce n’est pas assez d’embrassade, une seule,
Et j’en veux une encor de ma chère filleule :
À Philiberte, tirant un autre écrin de sa poche.
Acceptez ce motif de baiser un barbon.
Il la baise au front.
PHILIBERTE.
Des perles !
LA MARQUISE.
C’est trop beau.
JULIE.
Comme vous êtes bon !
LE DUC.
La bonté d’un vieillard, c’est sa coquetterie,
C’est le dernier rayon sur sa face flétrie.
LA MARQUISE, à Philiberte.
Remerciez au moins le duc de son présent.
Allez-vous devenir idiote à présent ?
PHILIBERTE.
Ah ! monsieur, je n’ai pas le cœur près de la bouche ;
Mais votre attention comme il le faut me touche.
LA MARQUISE.
À la bonne heure. – Allez vous habiller chez vous,
Mes enfants.
JULIE.
Viens, ma sœur, étrenner nos bijoux.
Elles sortent.
Scène IV
LE DUC, LA MARQUISE
LE DUC.
Leur retraite ne peut plus à propos se faire.
J’arrive le premier pour parler d’une affaire.
LA MARQUISE.
J’écoute.
LE DUC.
Vous avez peut-être soupçonné
Pourquoi je me promène au fond du Dauphiné ?
LA MARQUISE.
Pour raison de santé ?
LE DUC.
Pour guérir le malaise
Que causait ma présence au jeune Louis Seize.
LA MARQUISE.
Bah !
LE DUC.
Voilà le On mot. – Des ennemis à moi
M’ont noirci dans l’esprit de notre nouveau roi.
Ne m’a-t-on pas donné pour la vivante enseigne,
Pour le représentant des mœurs du dernier règne ?
À soixante ans passés ! Je vous demande un peu !
LA MARQUISE.
Oh ! vous devez avoir sonné le couvre-feu.
LE DUC.
Oui ; mais on a fait croire au roi certaine bourde
Comme quoi je conserve une lanterne sourde.
Il n’en est rien, au moins ! Je vous en fais serment.
LA MARQUISE.
Ne jurez pas, cher duc. Je vous crois aisément.
LE DUC, sèchement.
À la bonne heure.
LA MARQUISE.
Il faut que les gens soient crédules,
Car l’accusation est des plus ridicules.
LE DUC.
Je conviens cependant que je prête au soupçon.
LA MARQUISE.
Non pas.
LE DUC.
Pardonnez-moi. D’abord, je suis garçon ;
Puis un passé brillant dont les succès rapides
Ont peut-être laissé leur reflet dans mes rides...
Au diable le vieux fat avec ses airs vainqueurs !
Voilà que je me joins à mes diffamateurs !
– Enfin, le roi croyant, pour une cause ou l’autre,
Que le vice trouvait en moi son vieil apôtre,
Et voulant mettre fin à mon apostolat
Par une apostasie importante et d’éclat,
Me dit un jour avec ses grâces débonnaires :
« Monsieur le duc, allez faire un tour dans vos terres ;
N’y restez pas longtemps : mais, à votre retour,
Ayez à présenter une duchesse en cour. »
Je partis, faisant vœu de tenir tête au maître ;
Mais, après quinze jours d’existence champêtre,
L’ennui me prit : je fis arriver mon neveu
Pour qu’il m’encourageât à soutenir mon vœu ;
Le choix semblait heureux, marquise, car le drôle
Prétend bien être un jour le duc de Chamaraule ;
Mais après un bon mois de neveu quotidien,
Mon ennui me revint – enjolivé du sien.
C’est très contagieux, le bâillement, marquise,
Lorsque le bâilleur peut bâiller avec franchise.
Un jour, mon héritier bâillait, et par-dedans
Me montrait le palis de ses trente-deux dents :
Ah ! me dis-je en bâillant moi-même... à claire-voie,
Ces trente-deux dents-là laissent tomber leur proie.
J’étais vaincu, marquise, et me mis à chercher
À quelle blanche main je pourrais m’accrocher.
LA MARQUISE.
Vous avez pris, cher duc, le parti raisonnable ;
Je vous en félicite, et d’un cœur véritable.
LE DUC.
Oui ; mais je ne suis pas facile à marier :
Le plus sûr, à mon âge, est de s’apparier ;
Mais je me sens si vieux, si laid, que ma pareille
Me semblerait aussi par trop laide et trop vieille.
Les visages ridés me sont très déplaisants :
Je veux de la jeunesse autour de mes vieux ans.
LA MARQUISE.
Il ne faut pourtant pas tenter Dieu.
LE DUC.
Ni le diable...
Peste ! de l’Œil-de-Bœuf je deviendrais la fable.
Non : si vous me voyez, de jeunesse entêté,
C’est pour sa bonne humeur, et non pour sa beauté.
Au contraire, je veux que ma femme au visage
Porte tous les garants d’une conduite sage ;
Je veux qu’elle soit faite, en un mot, de
À ne pas attirer aisément l’hameçon.
Or, j’aurais pu longtemps chercher en pure perte,
Si vous n’aviez pas mis au monde Philiberte,
Et, comme en mes projets j’aime à marcher bon train,
Je viens résolument vous demander sa main.
LA MARQUISE, se levant.
Monsieur, je vous l’accorde avec reconnaissance,
Et mettrai moi-même ordre à son obéissance.
LE DUC.
Non pas ! Je ne veux pas être pris forcément,
Par ordonnance, enfin comme un médicament.
LA MARQUISE.
C’est ainsi que je fus mariée à son père.
LE DUC.
Aussi, marquise, aussi...
LA MARQUISE, sévèrement.
Quoi ?
LE DUC.
Vous ne l’aimiez guère,
Le cher homme. Pourtant, je ne lui sais qu’un tort,
C’est d’avoir un peu trop lanterné sur la mort.
LA MARQUISE.
Prétendriez-vous être épousé par folie,
Ainsi que j’épousai le père de Julie ?
LE DUC.
Non, je ne danse plus, marquise, sur ce pié,
Et mes prétentions ne vont qu’à l’amitié.
Or, on ne l’obtient pas avec la violence.
LA MARQUISE.
Enfin, que voulez-vous de moi ?
LE DUC.
Votre silence.
Voilà tout.
LA MARQUISE.
Il suffit. Vous avez mon aveu.
Scène V
LE DUC, LA MARQUISE, LE CHEVALIER DE TALMAY, puis RAYMOND
UN LAQUAIS, annonçant.
Monsieur le chevalier de Talmay.
LE DUC, le présentant.
Mon neveu.
TALMAY.
Très honoré, madame...
LA MARQUISE.
Et moi, monsieur, ravie.
TALMAY.
Un honneur dont j’avais depuis longtemps envie...
LA MARQUISE.
Pas plus que moi.
LE LAQUAIS, annonçant.
Monsieur Raymond de Taulignan.
LA MARQUISE.
Bonjour, mon cher Raymond.
Raymond lui baise la main.
LE DUC.
C’est le portrait vivant
De son père.
RAYMOND.
Monsieur l’a connu ?
LE DUC.
L’aimable homme !
Par malheur, il était plus galant qu’économe.
Nous étions grands amis, mon cher monsieur Raymond,
Et souvent il a dû vous prononcer mon nom.
RAYMOND.
Probablement, monsieur : mais ce nom que j’ignore... ?
LE DUC.
J’en ai changé depuis, et d’autre chose encore !
Je m’appelais alors chevalier de Talmay...
J’avais un joli nom, comme l’année en mai :
Je m’appelle aujourd’hui Chamaraule – ou Décembre,
C’est tout un ; je suis duc et je garde la chambre.
Touchez là, cependant. Vous m’avez réjoui
En me remémorant le temps évanoui.
RAYMOND.
J’en suis charmé, monsieur.
LE DUC.
Çà, que je vous présente
Un jeune compagnon d’humeur divertissante,
Mon neveu, le Talmay du jour, mon héritier,
Qui fait auprès de moi joliment son métier.
Les deux jeunes gens se saluent.
Touchez-vous dans la main ; que de cérémonies,
Jeunes gens ! Nous avions des façons plus unies.
TALMAY.
Monsieur !
Ils se donnent la main.
UN VALET, entrant.
Madame...
LA MARQUISE.
Quoi ?
LE VALET.
C’est monsieur Papillon.
LA MARQUISE, au duc.
C’est mon notaire.
LE VALET.
Il est dans le petit salon.
LA MARQUISE.
Qu’il y reste.
LE VALET.
Il voudrait dire un mot à madame
Du contrat.
LE DUC.
Si monsieur Papillon vous réclame,
Il faut le recevoir, car il n’a pas un nom,
Ce monsieur Papillon, qu’on fasse attendre, non !
LA MARQUISE.
Puisque vous permettez que je m’en débarrasse,
J’y vais et je reviens.
LE DUC.
Faites, faites, de grâce.
Elle sort.
Scène VI
LE DUC, LE CHEVALIER, RAYMOND
LE DUC.
La marquise a vieilli depuis ces derniers temps.
TALMAY.
Oui, je crois que depuis ces derniers quarante ans,
Elle a changé. Mais quoi ! tout renaît si tout passe :
Ses filles aujourd’hui sont belles à sa place.
LE DUC.
Bien trouvé ! Sur deux, une est laide.
RAYMOND.
En vérité,
Qu’entend-on par laideur ? qu’entend-on par beauté ?
LE DUC.
Je ne me pique pas d’être un dictionnaire,
Et je prends ces deux mots dans leur sens ordinaire.
En savez-vous plus long, jeune homme ? Éclairez-nous.
RAYMOND.
Vous riez ; mais, monsieur, que préféreriez-vous,
D’une statue en marbre, ouvrage d’un manœuvre,
Ou bien d’une autre en bois qui serait un chef-d’œuvre ?
Eh bien, beauté, laideur, c’est comme marbre ou bois,
Rien de plus ; quand sur l’une ou sur l’autre, à son choix,
Le divin ouvrier met sa marque céleste,
La grâce, tout est dit ; que m’importe le reste ?
LE DUC.
En principe, c’est vrai ; dans l’espèce, c’est faux ;
Philiberte n’a rien qui masque ses défauts.
Elle est gauche.
RAYMOND.
Ah ! monsieur ! quelle grâce réside
Dans cette contenance attristée et timide !
Ces élans d’un cœur fier, à se contenir prompt,
Qui viennent expirer en rougeur sur le front,
Cette âme qui s’avance et soudain se replie
Par un pudique effroi d’être mal accueillie,
Le mouvement pensif de ce col effilé,
Ce regard plein d’éclairs quand il n’est pas voilé ;
Que sais-je ! Ce silence et cette rêverie,
Voilà ce que le monde appelle gaucherie !
LE DUC.
Diantre ! vous en parlez avec une chaleur !
En seriez-vous épris ?
RAYMOND.
Je n’ai pas ce malheur,
Non, monsieur. Je suis pauvre et me tiens à ma place.
LE DUC, à part.
Hum ! c’est bon à savoir.
TALMAY, au duc.
Vous faites la grimace.
LE DUC.
Hélas ! ce n’est pas moi, ce sont mes soixante ans.
TALMAY.
Vos soixante ans et vous ne semblez pas contents.
Parbleu ! je voudrais bien voir cette demoiselle
Dont la laideur vous tient si fort à la cervelle.
LE DUC.
Tu la verras.
UN LAQUAIS, annonçant.
Monsieur le comte d’Ollivon.
Scène VII
LE DUC, LE CHEVALIER, RAYMOND, D’OLLIVON
D’OLLIVON.
Je croyais rencontrer la marquise au salon ;
Mais pour m’offrir à vous je ne veux pas l’attendre,
Messieurs.
LE DUC.
C’est bientôt fait : les témoins et le gendre,
Chamaraule, Talmay, d’Ollivon, Taulignan ;
Les présentations sont faites maintenant ;
Ce qui peut y manquer n’est qu’une minutie.
D’OLLIVON.
Souffrez, monsieur le duc, que je vous remercie,
Ainsi que ces messieurs, du dérangement...
LE DUC.
Bah !
C’est un plaisir pour nous. Prenez-vous du tabac ?
D’OLLIVON.
Jamais.
LE DUC.
Vous épousez une charmante fille.
D’OLLIVON.
Oui, très bien élevée et de bonne famille.
LE DUC.
Elle a de très beaux yeux.
D’OLLIVON.
Beaucoup d’instruction.
LE DUC.
Une taille, des mains !...
D’OLLIVON.
De la religion.
LE DUC.
Un aimable enjouement qui jamais ne la quitte.
D’OLLIVON.
Une mère d’un rare et solide mérite.
LE DUC.
Et quel oncle, monsieur ! quel arrière-cousin !
Outre des éléments d’histoire et de dessin !
D’OLLIVON.
Ah ! ah ! monsieur le duc aime le persiflage ?
LE DUC.
Et vous ?
D’OLLIVON.
Je le permets aux gens d’un certain âge.
LE DUC.
Bien répondu.
Scène VIII
LE DUC, LE CHEVALIER, RAYMOND, D’OLLIVON, PHILIBERTE, JULIE, parées
Raymond sort après les premiers vers.
JULIE.
Bonjour, messieurs.
LE DUC, à Talmay.
Tiens, la voici !
D’OLLIVON.
Vous êtes toutes deux ravissantes ainsi.
JULIE.
Les bijoux de monsieur en ont tout le mérite.
LE DUC.
C’est vous qui les parez.
JULIE.
Ah ! c’est une redite ;
Autre chose !
LE DUC.
Vos yeux ont complété l’écrin.
TALMAY.
Ce n’est pas neuf non plus.
LE DUC.
Taisez-vous, grand flandrin !
TALMAY.
Non pas. – Je vous préviens, mesdames, qu’il vous triche.
Vous économisez, mon oncle.
JULIE.
Mauvais riche !
LE DUC.
Merci du mot.
TALMAY.
Au moins il est neuf.
LE DUC.
Je le crois !
Sa pension d’esprit est au premier du mois ;
La mienne est au vingt-neuf pour ne pas dire au trente.
D’OLLIVON.
Allons, monsieur le duc, vous avez de la rente.
JULIE.
Mais que c’est donc joli tout ce que nous disons !
LE DUC.
Oui, nous n’avons pas l’air d’une troupe d’oisons.
TALMAY.
Nous ne sommes que trois !
LE DUC.
Cinq.
TALMAY.
Vous comptez les cygnes ?
LE DUC.
Très bien ! – De leurs neveux les oncles sont indignes.
Scène IX
LE DUC, LE CHEVALIER, RAYMOND, D’OLLIVON, PHILIBERTE, JULIE, LA MARQUISE
Raymond rentre après les premiers vers.
LE DUC.
Marquise, pendez-vous ! vite !
LA MARQUISE.
Pourquoi cela ?
TALMAY.
On a fait de l’esprit, et vous n’étiez pas là.
LA MARQUISE.
Et qui donc ?
D’OLLIVON.
Tout le monde.
PHILIBERTE.
Excepté moi, ma mère.
LA MARQUISE.
Vous m’étonnez beaucoup, vraiment.
RAYMOND, à part.
Toujours amère.
JULIE.
Elle est un peu souffrante.
LE DUC.
Ah ! mon Dieu !
LA MARQUISE.
Ce n’est rien,
Si nous allions au parc poursuivre l’entretien,
Pendant que le dîner s’apprête ?
LE DUC.
Moi, je reste ;
Je n’ai plus pour les parcs la démarche assez leste.
D’OLLIVON.
Nous restons tous alors.
LE DUC.
Allez vous promener...
Je vous suivrais plutôt encor que vous gêner.
Je suis accommodant si je ne suis alerte.
D’OLLIVON.
Pourtant vous laisser seul...
LE DUC.
Je garde Philiberte.
Voulez-vous me tenir compagnie un moment ?
PHILIBERTE.
Volontiers.
JULIE.
Votre bras, cher comte.
D’OLLIVON.
Doucement :
Il convient avant tout que je l’offre à madame.
JULIE.
Alors, monsieur Raymond, le vôtre...
TALMAY.
Je réclame.
JULIE.
Il est trop tard.
TALMAY.
Allons ! je vais faire un bouquet.
À part.
Oui, cette Philiberte est étrange en effet.
Ils sortent.
Scène X
LE DUC, PHILIBERTE
LE DUC, négligemment.
Ce petit Taulignan est pauvre ; c’est dommage...
Il se rétablira par quelque mariage.
PHILIBERTE.
Croyez-vous ?
LE DUC.
Dût-il prendre une riche guenon,
Il doit ce sacrifice à l’honneur de son nom.
PHILIBERTE.
Est-ce là son avis ?
LE DUC.
Il avance, il recule
Comme un enfant malade autour d’une pilule.
Il veut tout simplement se faire un peu prier ;
Mais il l’avalera bientôt et sans crier.
Je lui conseille fort, pour ma part, de le faire.
PHILIBERTE, à part.
Triste conseil !
LE DUC.
Il sent combien c’est nécessaire.
PHILIBERTE, à part.
Hélas !
LE DUC, à part.
Tu peux venir chanter sous le balcon,
Mon camarade.
Haut.
Et vous, quand vous mariera-t-on ?
PHILIBERTE.
Jamais.
LE DUC.
Et pourquoi donc ?
PHILIBERTE.
Vous devez le comprendre.
LE DUC.
Mon Dieu, non.
PHILIBERTE.
À l’amour je ne peux pas prétendre.
LE DUC.
Mais ne se peut-on pas marier sans amour ?
Votre sœur ne fait pas autre chose en ce jour.
PHILIBERTE.
Ma sœur ne peut avoir l’odieuse pensée
Que par intérêt seul elle soit épousée ;
Moi, je l’aurais toujours.
LE DUC.
Si pourtant votre époux,
Ma chère enfant, était aussi riche que vous,
Il faudrait bien penser, malgré la modestie,
Que son choix est dicté par quelque sympathie.
PHILIBERTE.
Mais ne croyez-vous pas, monsieur, de bonne foi,
Qu’un homme ruiné peut seul songer à moi ?
Répondez franchement, ayez-en le courage.
Je ne peux consulter que vous : mon entourage
Me regarde, les uns avec trop d’amitié,
Et les autres hélas ! avec peu de pitié.
Vous seul à qui je suis à peu près étrangère,
Vous seul pouvez me voir d’un œil juste et sévère,
Et le nom de parrain est une parenté
Qui vous oblige au moins à la sincérité.
LE DUC.
Nous ne nous connaissons beaucoup ni l’un ni l’autre,
Chère enfant ; c’est un peu ma faute, un peu la vôtre ;
Mais je n’en ai pas moins pour vous l’affection
Que je dois à l’enfant de mon adoption.
Je vous parlerai donc en conseiller sincère,
Puisqu’un conseil loyal vous semble nécessaire ;
Certain que vous avez le cœur trop affermi
Pour ne pas supporter des paroles d’ami.
Celui qui vous connaît et qui vous apprécie...
PHILIBERTE.
Il suffît, je comprends et je vous remercie.
Je ne me marierai jamais.
LE DUC.
Vous ne pouvez
Cependant toujours vivre ainsi que vous vivez.
Il vaut mieux épouser un pauvre gentilhomme
Qui se conduira bien à votre égard, en somme,
Que de rester céans, exposée à l’aigreur
D’une mère qui n’aime au fond que votre sœur.
PHILIBERTE.
Ah ! cette préférence est la preuve certaine
Des maux qu’une union intéressée entraine !
Je ne veux pas qu’un jour, enrichi par mes biens
Mon époux, après moi serrant d’autres liens,
En mes pauvres enfants déteste encor leur mère,
Comme la mienne en moi se souvient de mon père.
LE DUC.
Soit ! mais toujours est-il qu’on vous maltraite ici,
Et que votre parrain doit en prendre souci.
PHILIBERTE.
J’y suis habituée, et par une parole,
D’ailleurs, l’affection de ma sœur me console.
LE DUC.
La voilà mariée, et ce dernier appui
Vous manquant, pourrez-vous supporter votre ennui ?
Non, non, c’est impossible. – Il me vient une idée...
Absurde ! – À rester fille êtes-vous décidée ?
PHILIBERTE.
Oh ! oui, plus que jamais.
LE DUC.
Eh bien ! épousez-moi.
PHILIBERTE.
Vous ?
LE DUC.
Oui. Personne ainsi ne vous fera la loi.
Vous deviendrez duchesse. Ah ! dame, chère fille,
Ce n’est qu’une façon de changer de famille ;
Je ne me donne pas pour un parfait mari,
Mais pour un bon papa d’indulgence pétri.
Que sacrifiez-vous en devenant ma femme,
Puisque l’amour n’a pas place en votre programme ?
Si vous changez d’avis, votre époux paternel
Est extrêmement loin d’être un père éternel,
Et laissera bientôt le champ libre à sa veuve,
Assez jeune pour faire une seconde épreuve.
Si vous ne changez pas d’avis, s’il vous suffit
D’un bonhomme d’époux en petits soins confit,
D’un pouvoir absolu sur tout votre entourage,
Du titre de duchesse et d’un grand équipage,
Eh bien, je tâcherai de vivoter longtemps
À la bonne chaleur de votre doux printemps.
Après tout, mon idée est assez raisonnable,
Et, comme pis aller je suis fort convenable.
J’ai dit. Réfléchissez mûrement là-dessus ;
Je tiens l’offre pour faite et je n’en parle plus.
Adieu. Réfléchissez.
À part.
Le trouble est en son âme.
Il sort.
Scène XI
PHILIBERTE, seule
« Que sacrifiez-vous en devenant ma femme ? »
Rien ! rien ! Il a dit vrai ! Je n’ai d’autre avenir
Que de voir mes beaux ans s’effeuiller et jaunir,
Comme un arbre frappé par le froid, qui ne donne
Ni ses fleurs au printemps, ni ses fruits à l’automne !
Ah ! puissé-je bientôt m’éteindre de langueur,
Avec moi dans la tombe emportant tout mon cœur !
Et je sens là pourtant une force de vie
Que tous les dévouements n’eussent pas assouvie ;
Être sœur, fille, épouse et mère, c’était peu
Pour servir d’aliment à ce cœur plein de feu !...
Se peut-il que je sois à ce point déplaisante
Qu’à se laisser aimer par moi nul ne consente ?
Le visage est donc tout ? – Ah ! pauvre laideron,
Que ne peux-tu porter ton âme sur ton front !
– Sa femme ! non, jamais plaisanterie aiguë
De ma disgrâce ainsi ne m’avait convaincue ;
Je n’avais pas encor reçu coup de poignard
Pareil à la pitié de ce pauvre vieillard.
– Pourquoi souffré-je tant ? Est-ce donc un déboire ?
Ah ! ma sœur, tes discours, je n’y voulais pas croire
Tantôt ; mais, par le mal que ce vieillard me fait,
Je sens que malgré moi j’y croyais en effet.
Scène XII
PHILIBERTE, RAYMOND
RAYMOND, à part.
Du courage ! Suivons les conseils de Julie.
– Comme elle est enfoncée en sa mélancolie !
– Allons !
Haut.
Mademoiselle !...
PHILIBERTE, brusquement, sans voir Raymond.
Eh bien ? Que me veut-on ?
RAYMOND.
Rien. Je ne croyais pas vous déranger. Pardon.
Puisque j’ai mal choisi l’instant, je me retire.
Adieu.
PHILIBERTE.
Vous avez donc quelque chose à me dire ?
RAYMOND.
Non... Eh bien, si ! Depuis longtemps je me promets
De vous ouvrir mon cœur, et je n’ose jamais...
Mais il faut m’enhardir une fois : Je vous aime !
PHILIBERTE, très émue.
Vous m’aimez ?
RAYMOND.
J’ai beaucoup lutté contre moi-même ;
J’ai médité de fuir, de cesser de vous voir,
Pour tâcher d’oublier un amour sans espoir ;
Mais en vain : malgré moi, la passion plus forte,
Hélas ! me ramenait toujours à votre porte.
Il fallait qu’un aveu, pour sauver ma raison,
M’ouvrit ou me fermât à jamais la maison ;
Mais pareil au mourant qui tient sa maladie
Préférable aux hasards d’une cure hardie,
J’hésitais, j’ajournais, je me disais : « Plus tard, »
Me fiant lâchement de mon sort au hasard.
Mais un conseil ami m’a rendu le courage.
PHILIBERTE, vivement.
Un conseil ?
RAYMOND, à part.
Quel penser assombrit son visage ?
PHILIBERTE, à part.
Le conseil du vieux duc ! Je l’oubliais. Hélas !
J’allais presque espérer !
RAYMOND.
Vous ne répondez pas ?
PHILIBERTE.
À quoi bon tant d’excuse à votre incertitude ?
Elle s’explique assez ; le sacrifice est rude.
Triste devoir envers vos pères et vos fils,
Monsieur, de relever leur fortune à ce prix !
Enfin, noblesse oblige... à de vilaines choses,
Il parait ! Mais l’effet s’ennoblit par les causes.
RAYMOND.
Qu’entendez-vous par là ?
PHILIBERTE.
Rien, sinon que ma dot
Est plus belle que moi. – N’ajoutez pas un mot.
Tenez, monsieur Raymond, je vous crois honnête homme ;
Ce que vous tentez là, je le comprends en somme ;
Je ne suis pas injuste, et je ne veux y voir
Que l’accomplissement d’un pénible devoir.
Vous en devez souffrir plus qu’un autre sans doute,
Car plus un cœur est haut, plus descendre lui coûte !
RAYMOND.
Vous pensez ?...
PHILIBERTE.
Laissez-moi dire la vérité,
Monsieur. J’ai le cœur fier aussi de mon côté ;
Mais de cette fierté qui dessus toute chose
Redoute les affronts où trop d’orgueil expose.
Plus haut que ma valeur je ne m’estime pas.
Pour que nul n’ait le droit de m’estimer plus bas.
Je ne puis inspirer l’amour ; mais je mérite
Qu’on ne m’en fasse pas le semblant hypocrite,
Qu’on me respecte assez pour ne pas essayer
De me prendre l’esprit à ce piège grossier,
Et qu’on ne m’offre pas le rôle ridicule
De fille sans attraits aux doux propos crédule.
Pour terminer d’un mot cet étrange entretien,
Je ne me marierai jamais, sachez-le bien.
Maintenant que j’ai dit ce que j’avais dans l’âme,
Je vous offre la main, – non la main d’une femme.
Mais celle d’un ami, par erreur offensé,
Qui ne se souvient plus de ce qui s’est passé.
RAYMOND.
Qui s’expose à certains outrages les mérite.
J’avais eu jusqu’ici pour règle de conduite
Qu’à plus d’orgueil qu’un autre un pauvre est condamné,
S’il ne veut de bassesse être en tout soupçonné,
Et je vois qu’il n’est âme envers qui sur la terre
On se puisse écarter de ce précepte austère.
Mais si l’on m’y reprend, j’y veux perdre mon nom.
PHILIBERTE.
Vous ne voulez donc pas me donner la main ?
RAYMOND.
Non.
Je n’ai pas sur moi-même un assez grand empire
Pour avancer la main quand le cœur se retire.
Je consens entre nous que tout soit oublié,
Mais non jusqu’à fonder un semblant d’amitié.
PHILIBERTE.
Cette rupture au moins, vous l’aurez bien voulue.
RAYMOND.
Soit, je la veux.
PHILIBERTE.
C’est bien. – Monsieur, je vous salue.
Ils se saluent et sortent par les deux portes opposées.
ACTE II
Même décoration.
Scène première
TALMAY, RAYMOND
TALMAY.
Êtes-vous comme moi, Raymond ? Quand j’ai dîné
J’ai besoin de causer à cœur déboutonné.
Je deviens familier ; les bouteilles vidées
M’emplissent le cerveau de fantasques idées ;
Je perds la notion du convenable, et sens
D’impétueux désirs d’embrasser les passants.
Aussi ce d’Ollivon m’importune et m’assomme :
Il me glace l’esprit, ce vieux petit jeune homme.
RAYMOND.
Si monsieur d’Ollivon vous parait si fâcheux,
Sa belle-sœur du moins trouve grâce à vos yeux :
Vous lui faisiez, me semble, une cour surprenante.
TALMAY.
Cela vous surprend, vous, qui la trouvez charmante ?
RAYMOND.
C’est que je me croyais le seul.
TALMAY.
Nous voilà deux.
Ceux qui la trouvent laide, eh bien, tant pis pour eux !
C’est qu’ils n’ont jamais eu les prunelles bien nettes.
Moi, qui la regardais à travers vos lunettes,
Je voyais tressaillir en elle, à tout moment,
Quelque grâce nouvelle à chaque mouvement.
Ne vous-êtes vous pas, auprès d’une eau dormante,
Amusé quelquefois d’une main nonchalante
À faire s’élargir et courir devant vous
Des cercles lumineux en jetant des cailloux ?
Je n’y manque jamais quand la rive est déserte.
Eh bien, je viens de faire auprès de Philiberte
Quelque chose d’assez semblable au jet susdit ;
Je viens de lui jeter des pierres dans l’esprit.
L’image vous paraît baroque et vous effraie ;
Mais réfléchissez-y, vous la sentirez vraie.
Or, qu’est-il advenu ? Qu’en faisant de mon mieux
Miroiter cet esprit et chatoyer ces yeux,
Je me suis au miroir pris comme une alouette.
RAYMOND.
Quoi, monsieur ?...
TALMAY.
Hein ? monsieur ? au diable l’étiquette !
Appelez-moi Bernard.
RAYMOND.
Vous êtes amoureux ?
TALMAY.
Oui, radicalement. Et comme c’est heureux,
Voyez : je ne savais que faire à la campagne ;
Mon très cher oncle, à qui je tiens lieu de... compagne,
Et que je divertis du matin jusqu’au soir,
Me gardera longtemps peut-être en son manoir.
Mon occupation est maintenant trouvée ;
Une intrigue d’amour m’égaiera la corvée.
RAYMOND.
Une intrigue, monsieur ? Vous ne pensez donc point
Au mariage ?
TALMAY.
Ici ? J’en suis diablement loin !
Je serai duc et pair, mon cher, et puis prétendre
À ce que la noblesse a de mieux pour un gendre.
RAYMOND.
Que comptez-vous donc faire ?
TALMAY.
En premier lieu, la cour ;
C’est l’ordre naturel. En second lieu, l’amour.
RAYMOND.
Votre projet, monsieur, passe la raillerie.
TALMAY.
Mais appelez-moi donc Bernard, je vous en prie.
RAYMOND.
Inutile entre nous de serrer un lien
Qu’il faudrait aussitôt briser, je le vois bien.
TALMAY.
Seriez-vous mon rival par hasard ?
RAYMOND.
Non pas, certe,
Mais je dois le soutien d’un frère à Philiberte.
TALMAY.
Prenez garde de prendre ici son intérêt
Un peu plus qu’elle-même au fond ne le voudrait.
RAYMOND.
Hein ?
TALMAY.
De se marier elle n’a nulle envie,
Dit-elle, et veut rester fille toute sa vie.
Donc elle veut avoir des amants. Ce n’est pas
La première aujourd’hui qui serait dans ce cas.
Le siècle est hypocrite, et jamais ne se fâche
De ces pêchés mignons pour peu qu’on les lui cache.
RAMYOND.
Et moi, je vous défends de suivre vos desseins.
TALMAY.
Vous me le défendez ? Après ces mots malsains,
Croyez qu’à la première occasion offerte,
Je prétends déclarer ma flamme à Philiberte.
RAYMOND.
C’est ce que nous verrons, monsieur.
TALMAY.
Vous le verrez.
– Chut ! on vient.
Scène II
TALMAY, RAYMOND, D’OLLIVON
D’OLLIVON.
Est-ce ainsi que vous vous retirez
Du commerce du monde ?
TALMAY.
Oh ! je suis très sauvage
Après boire : il me faut le silence et l’ombrage.
D’OLLIVON, montrant le salon.
Voilà les frais vallons que vous avez choisis ?
TALMAY.
Oui, parce qu’il y croit des fauteuils cramoisis.
D’OLLIVON.
Votre assistance ailleurs est cependant requise ;
Il manque un quatrième au jeu de la marquise.
TALMAY.
Voilà monsieur Raymond qui va se dévouer.
RAYMOND.
Pourquoi pas vous, monsieur ?
TALMAY.
Faut-il vous l’avouer ?
Ma spécialité, hormis un cas extrême,
Aux jeux qu’on joue à quatre est de faire un cinquième.
D’OLLIVON.
Alors résignez-vous, monsieur Raymond. C’était
Justement vous sur qui la marquise comptait.
RAYMOND.
Bien, j’y vais.
D’OLLIVON.
Vous restez, chevalier ?
TALMAY.
Oui, je reste.
Il est très important d’achever ma sieste.
Scène III
TALMAY, seul
Ah ! vous me défendez !... Je vous trouve plaisant !
Je me vantais, je crois, tout à l’heure en disant
Que j’avais des desseins sur cette demoiselle ;
Mais si vous me prenez au mot, tant pis pour elle !
Ce tant pis est modeste à moi, sans me flatter.
Oui, mais une vertu de province à mater...
Voilà la modestie encor qui me colleté !
Ah çà ! j’ai donc marché sur une violette ?
Une fille des champs repousser un amour
Si bien achalandé des beautés de la cour ?
– Seulement, quel ton prendre ? Une provinciale
Doit nécessairement être sentimentale :
Pour ne pas offusquer ses timides regards,
Mes projets ont besoin d’un manteau de brouillards...
– C’est elle.
Scène IV
TALMAY, PHILIBERTE
PHILIBERTE, à part, sans voir Talmay.
Quel regard triste ensemble et sévère !
Pauvre Raymond. – Peut-être a-t-il été sincère ?...
Encore cet espoir qui me revient !
TALMAY.
Quel dieu
Propice aux délaissés vous amène en ce lieu ?
PHILIBERTE.
Je viens tout simplement chercher ma broderie.
Mais vous-même ?...
TALMAY.
J’étais dans une rêverie
Bien douce.
PHILIBERTE.
Vous pouvez la reprendre ; je sors.
TALMAY.
Non, restez ! Je ne sais si je veille ou je dors,
Si mon rêve survit à ma raison perdue,
Ou si ma vision du ciel est descendue.
Je songeais que j’étais amoureux.
PHILIBERTE.
Vous ?
TALMAY.
Pourquoi
Ai-je fait de ce mot un si fréquent emploi,
Ou pourquoi ne peut-il s’épurer à mesure
Que le doux sentiment qu’il exprime s’épure ?
PHILIBERTE, à part.
Qu’est-ce que ça me fait ? il est prétentieux.
TALMAY.
Son image flottait tout à l’heure à mes yeux,
Triste et fière à la fois comme un cœur solitaire
Qui, sans daigner s’ouvrir, doit passer sur la terre ;
Elle me regardait avec des yeux si doux
Que j’étais sur le point de tomber à genoux ;
Mon rêve en était là quand vous êtes venue...
Il tombe à ses pieds.
PHILIBERTE.
Hé bien ! que faites-vous, monsieur ?
TALMAY.
Je continue.
C’est vous que j’aime, hélas! d’un amour éperdu,
Et si vous ne pouvez m’aimer, je suis perdu !
PHILIBERTE.
Relevez-vous, monsieur. – Je vous croyais très riche.
TALMAY, étonné.
Je le suis, en effet ; mais l’or n’est qu’un fétiche :
Tant pis pour qui l’adore et n’en sait point user.
PHILIBERTE.
Alors, monsieur, pourquoi voulez-vous m’épouser ?
TALMAY.
Qui ? moi, vous épouser ? redescendre sur terre,
Vous aimer par contrat et par-devant notaire ?
Ah ! faites-moi l’honneur de ne me croire pas
Le cœur aussi bourgeois et l’esprit aussi bas.
– Je suis de votre avis touchant le mariage.
PHILIBERTE, confuse.
Pardon, monsieur... j’ai cru... c’était un badinage,
Et vous m’allez trouver bien sotte d’avoir pu
Prendre au grand sérieux ce rêve interrompu.
L’amour-propre n’est pas mon défaut ordinaire,
Et je ne me crois pas de charme imaginaire...
Mais votre badinage, en son expression,
Avait vraiment un air de déclaration.
TALMAY.
C’en est une, en effet, et très catégorique.
PHILIBERTE.
Alors je n’entends rien...
TALMAY.
Faut-il que je m’explique ?
Ne comprenez-vous pas que l’on puisse s’aimer
Sans ces liens qu’un vil intérêt vient former ?
Et quoi donc ! nous n’avons qu’une chose divine,
Qu’une qui nous rappelle encor notre origine ;
Au lieu de la laisser librement resplendir,
Nous lui mettons un masque humain pour l’enlaidir,
Comme si nous craignions que sa beauté première
À toutes nos laideurs ne serve de lumière !
Faisons fondre ce masque impie à notre feu
Et rendons à l’Amour son visage de dieu...
Je ne veux rien de vous, rien que votre tendresse.
PHILIBERTE, rayonnante.
Vous voulez... vous m’offrez... d’être votre maîtresse ?
TALMAY.
Ah ! le mot est trop bas pour un sujet si haut.
PHILIBERTE.
Un autre ou celui-là, que m’importe le mot ?
TALMAY, à part.
J’aime mieux celui-là, s’il s’entend sans colère.
PHILIBERTE.
Vraiment, je ne suis pas trop laide pour vous plaire ?
TALMAY.
Vous moquez-vous ?
PHILIBERTE.
Voyons : n’est-ce pas un détour
Pour me persuader et m’épouser un jour ?
TALMAY.
La spéculation, si c’en pouvait être une,
Ne vaudrait rien : j’aurai trois fois votre fortune.
PHILIBERTE.
C’est juste, et je dois croire à votre bonne foi.
Ce que vous désirez, c’est donc moi, vraiment moi ?
Je ne sais pas comment peut vous plaire une femme.
Mais je vous plais ainsi, n’est-ce pas ?
TALMAY.
Sur mon âme !
PHILIBERTE.
Et pour vous mon amour aurait quelques appas ?
TALMAY.
C’est le ciel !
PHILIBERTE, à part.
Ô bonheur ! Raymond ne mentait pas !
TALMAY, à part.
Je la tiens !
Scène V
TALMAY, PHILIBERTE, LA MARQUISE, LE DUC, JULIE, D’OLLIVON
LA MARQUISE.
Vous voilà, monsieur le réfractaire ?
TALMAY.
Marquise, pardonnez un crime involontaire ;
Je ne puis me résoudre à jouer.
LE DUC.
Petit jeu.
Ma bourse le sait bien, n’est-ce pas, beau neveu ?
TALMAY.
Puisque votre bonté pour moi n’a pas de bornes...
LE DUC.
Mais ma fortune en a, fripon, et tu l’écornes.
Tu l’écorneras tant et tu feras si bien,
Vois-tu, qu’après ma mort tu ne trouveras rien.
TALMAY.
Votre mort ? Renoncez à cette gasconnade,
Cher oncle ! Elle commence à devenir très fade.
Personne n’y croit plus, même mes créanciers,
Et vous n’avez plus cours auprès des usuriers.
LE DUC.
Faudra-t-il te prêter mon extrait de naissance
Pour que ces mécréants en prennent connaissance ?
J’ai soixante ans passés.
TALMAY.
C’est ce que je leur dis...
Je crois même en avoir parfois ajouté dix ;
Mais c’est parmi ce monde une opinion ferme
Que vous êtes venu quarante ans avant terme.
PHILIBERTE.
Par compensation à ceux qui naissent vieux...
D’OLLIVON.
Votre esprit a vingt ans.
LE DUC.
Quand on ferme les yeux.
LA MARQUISE.
Non pas. Il rajeunit jusqu’à votre visage.
PHILIBERTE.
À votre place, moi, je ferais un voyage,
Et je me donnerais pour mon fils au retour.
LE DUC.
C’est une idée.
TALMAY.
Eh quoi ! vous me joueriez ce tour ?
LE DUC.
Hélas ! que ne peut-on recommencer à vivre,
En effet, et rouvrir ses jours ainsi qu’un livre,
Au chapitre qu’on aime ! – Ah ! le chapitre vingt !
JULIE.
Il serait moins charmant quand on saurait la fin.
LE DUC.
Le temps perdu, ce temps que le sage déplore,
Comme je le perdrais encore – et plus encore !
PHILIBERTE.
Oui, ne calomnions jamais le temps perdu,
Le plus doux de la vie et le mieux entendu.
Les gens actifs me font l’effet de ces avares
Qui se plaignent toujours que les écus sont rares,
Et qui prêtent les leurs, au lieu de s’en servir,
Jusqu’à ce que la mort les leur vienne ravir.
La vie est courte ? Eh bien, n’en prêtons pas une heure
À tout ce qui n’est pas la joie intérieure ;
Promenons-nous au bord des ruisseaux, sous le ciel,
Avec des gens aimés, voilà l’essentiel.
D’OLLIVON.
Il est certains devoirs pourtant envers le monde,
Qu’on ne peut négliger sans que tout se confonde.
Je crois que les laisser tout à fait de côté,
C’est faire banqueroute à la société.
Le monde...
PHILIBERTE.
On ne lui doit que ce qu’on en exige :
Je consens de bon cœur, pour moi, qu’il me néglige,
Et je serais fâchée en certaine occasion
Qu’il ne m’appliquât pas la loi du talion.
D’OLLIVON.
Si chacun raisonnait ainsi, mademoiselle,
La politesse enfin où se trouverait-elle ?
PHILIBERTE.
À parler franchement, je n’en fais pas grand cas ;
C’est l’amitié qu’on montre aux gens qu’on n’aime pas.
C’est l’esprit seul qui bat cette fausse monnaie,
Je le sais ; mais la fausse altère enfin la vraie,
Et l’esprit, empruntant au cœur son noble coin,
Le lui rend émoussé quand il en a besoin.
D’OLLIVON.
Mon Dieu, le cœur sans doute est une belle chose,
Mais il ne peut servir tous les jours, je suppose.
PHILIBERTE.
Le cœur ne peut servir tous les jours, dites-vous ?
N’a-t-on pas tous les jours sa mère, son époux,
Sa sœur, le Dieu clément qui nous fit la nature,
Le ciel bleu, le soleil, et l’ombre, et la verdure ?
Que vous faut-il de plus ? La patrie en danger
Pour-que votre grand cœur daigne se déranger ?
D’OLLIVON.
Il me faut épouser votre sœur.
JULIE.
Philiberte,
La réponse est galante.
PHILIBERTE.
Elle me déconcerte.
JULIE.
Il n’importe, cher comte ; avouez-vous vaincu.
D’OLLIVON.
Vaincu, je le veux bien, mais non pas convaincu.
Ma défaite, au surplus, n’a rien de bien étrange,
Car c’était le combat de Jacob avec l’ange.
PHILIBERTE.
Devant ce dernier mot, je sens que je faiblis,
Et me rends au parti charmant des gens polis.
JULIE, à part.
Elle s’épanouit.
LE DUC, à part.
Je la croyais niaise !
LA MARQUISE.
D’où vous vient ce caquet ?
PHILIBERTE, serrant la main à Julie.
Je n’ai plus mon malaise.
LE DUC, à part.
Bon ! c’est qu’elle commence à goûter mon projet.
TALMAY, à part.
Ma déclaration a produit son effet.
LA MARQUISE.
Pour moi, je n’aime pas qu’une jeune personne
Raisonne ainsi sur tout, ma chère, et déraisonne.
JULIE.
Ce n’est pas son défaut, ma mère, c’est le mien.
Que ne me grondez-vous aussi sur mon maintien,
Quand je parle de tout sans en être priée ?
LA MARQUISE.
Mais vous, ma chère enfant, vous êtes mariée.
LE DUC.
Holà, ne coupons pas la langue au célibat,
Marquise ! Il me faudrait jeter la mienne au chat,
Et ce serait fâcheux pour moi qui, dans mon rôle,
Comme la nymphe Écho, n’ai plus que la parole.
PHILIBERTE.
Pour la garder tous deux, parrain, marions-nous.
LE DUC.
Ensemble ?
PHILIBERTE.
Qui voudrait de moi, si ce n’est vous ?
De vous, si ce n’est moi ?
LE DUC.
Va pour le mariage.
PHILIBERTE.
Ma mère y donnera volontiers son suffrage ;
Quant à vous, je vous crois orphelin.
LE DUC.
Et sans fils.
TALMAY.
Ingrat !
LE DUC.
Je t’oubliais, ma foi !
TALMAY.
Je vous suffis.
LE DUC.
Pour être oncle.
TALMAY.
Auriez-vous le dessein d’être père ?
LE DUC.
De ma femme, monsieur ; – assez longtemps, j’espère.
PHILIBERTE.
Vous êtes tout porté : car, de père à parrain,
C’est le cas de le dire, il n’y a que la main.
Mon beau-frère sera mon témoin, et le vôtre
Sera votre neveu.
TALMAY.
Non ! cherchez-en un autre.
Si vous vous mariez sans mon consentement,
Pour vous déshériter je fais un testament.
PHILIBERTE.
Prenez garde, cher duc, que si monsieur s’exalte
Il n’adopte un autre oncle !
TALMAY.
Un chevalier de Malte !
Ces oncles-là du moins font vœu de célibat.
PHILIBERTE.
J’en connais un vacant.
TALMAY.
Portez-moi candidat.
Philiberte est prise d’un rire nerveux.
TALMAY, à part.
Est-ce drôle à ce point ce que je viens de dire ?
LA MARQUISE.
C’est de bien mauvais goût, ma chère, ce fou rire...
PHILIBERTE, riant de plus fort en plus fort.
Je ne puis...
JULIE, à la marquise.
Elle a mal aux nerfs.
LA MARQUISE.
Eh, mon Dieu, non !..
Philiberte éclata en sanglots.
JULIE.
Vous voyez bien que si.
LA MARQUISE.
Cela n’a pas de nom !
Il faudrait du secours ; qu’on sonne, qu’on appelle...
JULIE.
Non, allez-vous-en tous et laissez-moi près d’elle.
LA MARQUISE.
Oui, sortons.
TALMAY, à part.
C’est de moi que vient ce mal de nerfs.
LE DUC, à part.
Ce que c’est qu’avaler son bonheur de travers !
Ils sortent tous, excepté Julie et Philiberte.
Scène VI
PHILIBERTE, JULIE
JULIE, embrassant Philiberte qui pleure sur son épaule.
Philiberte ! c’est moi, ta sœur ! Voyons, courage !
PHILIBERTE.
Ce n’est rien. Laisse-moi pleurer... cela soulage...
JULIE.
Quel chagrin ?...
PHILIBERTE.
C’est la joie, au contraire.
JULIE.
Tant mieux.
PHILIBERTE.
Cela passe.
JULIE.
Est-ce vrai ? Levez un peu les yeux...
Oui, l’orage se calme en effet ; je vois luire
Entre les derniers pleurs l’arc-en-ciel du sourire.
PHILIBERTE.
Tiens, voilà le beau temps... Embrasse-moi, ma sœur,
Mon trésor, ma bonté, ma grâce, ma fraîcheur !
Es-tu belle ! Es-tu bonne ! – Oh ! que je suis ravie !
C’est d’aujourd’hui, vois-tu, que commence ma vie !
JULIE.
Hé ! vite, conte-moi cela !
PHILIBERTE.
Figure-toi...
Tu disais vrai tantôt ! c’est le je ne sais quoi...
Je ne suis pas jolie et cependant...
JULIE.
Il t’aime.
PHILIBERTE.
Non, ne devine pas : je veux conter moi-même
Dans tous les détails...
JULIE.
Vite...
PHILIBERTE.
Oh ! tu n’es pas au bout !
C’est une histoire !... Enfin, il m’aime, voilà tout !
JULIE.
Pourquoi l’as-tu traité si mal ?
PHILIBERTE.
Tu sais ?
JULIE.
Sans doute ;
Il m’a glissé tout bas deux mots de sa déroute.
PHILIBERTE.
C’est donc toi qui l’avais encouragé ?
JULIE.
Pardi !
Crois-tu que de lui-même il se fût enhardi ?
PHILIBERTE.
Pauvre jeune homme ! Et moi, qui croyais au contraire...
J’étais malade enfin, j’étais visionnaire.
JULIE.
Et te voilà guérie ?
PHILIBERTE.
Oh ! radicalement.
JULIE.
Et par qui ?
PHILIBERTE.
Par monsieur de Talmay.
JULIE.
Bah ! comment ?
PHILIBERTE.
Figure-toi qu’il m’aime... il m’aime... c’est-à-dire
Qu’il m’offrait...
JULIE.
Tu rougis ?
PHILIBERTE.
Oui, sans doute, et j’admire
Comment j’ai pu tantôt sans colère écouter
Ce que sans en rougir je ne puis répéter.
Il est bien insolent, cet homme, quand j’y pense !
Et que ne doit-il pas croire de mon silence ?
JULIE.
En épousant Raymond prouve-lui ta vertu.
PHILIBERTE.
Oh ! je n’attendrai pas jusque là ! Croirais-tu
Qu’il osa...
JULIE.
J’ai compris. – Tu sembles étonnée ?
PHILIBERTE.
Je n’avais pas compris d’abord, moi, ton aînée.
JULIE.
C’est tout simple : croyant faire peur à l’amour
Tu n’étais qu’une enfant, ma sœur, jusqu’à ce jour ;
Tu viens, en un instant, de faire un pas immense,
Car c’est à la pudeur que la femme commence,
Et la pudeur au fond n’est que le sentiment
Qu’un homme peut nous voir avec des yeux d’amant.
PHILIBERTE.
Alors je n’étais pas pudique ? Je proteste.
JULIE.
Eh bien, non ! jusqu’ici tu n’étais que modeste.
La preuve sans réplique est que, sur le moment,
L’insulte ne t’a fait qu’un doux étonnement.
PHILIBERTE.
Les pauvres prisonniers que l’on met hors des geôles
Font-ils attention si c’est par les épaules ?
La fierté ne leur vient qu’après la liberté.
JULIE.
Tout juste ; ta pudeur fait comme leur fierté.
PHILIBERTE.
Tu parles doctement de tout cela, Julie.
JULIE.
Oh ! voilà si longtemps que je me sais jolie !
Tu me rattraperas bientôt.
PHILIBERTE.
Je ne sais pas.
Mais je n’ai déjà plus mon stupide embarras
D’audace et de gaîté je me sens animée.
Que c’est fortifiant de se savoir aimée !
– Cher Raymond ! – Quel pardon je vais lui demander !
JULIE.
Demander ? Quelle erreur ! C’est beaucoup d’accorder.
PHILIBERTE.
Puisque j’ai tort !
JULIE.
D’abord, ma chère, je proclame
Que l’homme n’a jamais raison contre la femme.
Hélas ! il n’a que trop d’avantages sur nous,
Même quand nous savons le tenir à genoux :
À nos pieds prosterné, s’il est déjà le maître,
Juge, une fois debout quel tyran ce doit être !
Tu fléchiras toujours après avoir fléchi.
PHILIBERTE.
Mais quel docteur tu fais !
JULIE.
J’ai beaucoup réfléchi.
PHILIBERTE.
Aussi moi. Seulement, ma sœur, j’ai pour système
Qu’abaisser son mari, c’est s’abaisser soi-même.
JULIE.
Soit ! Je ferai payer à monsieur d’Ollivon
L’affront que tu vas faire à notre pavillon.
Scène VII
PHILIBERTE, JULIE, RAYMOND
RAYMOND.
Votre sœur, me dit-on, vient d’avoir une crise...
JULIE.
Rassurez-vous, monsieur, la voici bien remise.
RAYMOND.
Tant mieux. Mais j’interromps peut-être un entretien...
PHILIBERTE.
Non, non. Restez, monsieur ; vous n’interrompez rien.
JULIE.
Nous parlions justement de vous.
RAYMOND.
Je me retire
Pour laisser le champ libre alors à la satire.
JULIE.
On faisait votre éloge au contraire... monsieur !
Vous voilà bien surpris.
PHILIBERTE.
J’exprimais à ma sœur
Et veux vous exprimer aussi sans artifice
Mes regrets de ma sotte et cruelle injustice.
Si je vous ai blessé...
RAYMOND.
Nous étions convenus,
Je crois, qu’aucun de nous n’en reparlerait plus.
PHILIBERTE.
Oui ; mais, en y songeant, je me sens si confuse,
Monsieur, que j’ai voulu vous demander excuse
Et vous dire...
RAYMOND.
Il suffit, et c’est trop de bonté.
Moi, j’ai tout oublié, selon notre traité ;
Et cette main d’ami que j’avais repoussée,
Je vous l’offre, à mon tour, sans arrière-pensée.
PHILIBERTE.
Est-ce bien une main d’ami ? J’en doute un peu.
RAYMOND.
Et que croyez-vous donc ?
PHILIBERTE.
Je crois... je crois... mon Dieu,
Je crois ce que tantôt je ne voulais pas croire ;
Ce que vous me disiez.
RAYMOND.
Je n’en ai plus mémoire...
Ou plutôt, laissons là des détours superflus :
Je vous aimais tantôt, je ne vous aime plus.
Vous avez su d’un mot me remettre à ma place ;
Mais j’y suis retombé le cœur frappé de glace.
Les chutes que l’on fait d’une pareille hauteur
Sont des sauts de Leucade et guérissent le cœur.
PHILIBERTE.
Ne puis-je racheter l’odieuse parole ?...
RAYMOND.
On dit que l’écrit reste et que le mot s’envole :
C’est faux Il est des mots qui, semblables au fer,
Se brisent dans le cœur comme lui dans la chair.
La blessure sur eux avec le temps se ferme,
Mais on en sent toujours le froid sous l’épiderme ;
Et la seule façon de les bien oublier
C’est sur l’endroit blessé de ne pas appuyer.
Ne parlons donc jamais de cette triste scène :
Grâce à sa netteté, la plaie est déjà saine ;
Votre bonté, qui veut tout à fait la guérir,
Pourrait par ses efforts peut-être la rouvrir.
JULIE.
Tout doux, mon cher monsieur, ne prenez pas la mouche
Et ne répondez pas avec cet air farouche :
Quand une jeune fille a l’extrême bonté
De s’excuser d’un tort... véniel, en vérité,
Peut-être serait-il de simple bienséance
D’accepter son excuse avec reconnaissance.
RAYMOND.
On m’a fait, malgré moi, sortir du lieu commun ;
J’y rentre... en commençant par me craindre importun.
Le désir bien permis d’avoir de vos nouvelles
M’a fait vous déranger. Pardon, mesdemoiselles.
Il salue et sort.
Scène VIII
PHILIBERTE, JULIE
JULIE.
Tant de fierté sied mal chez un sexe aussi laid.
Mais tu n’as pas voulu me croire. C’est bien fait.
Cela nous apprendra, trop faibles que nous sommes,
À cesser une fois de victimer les hommes.
PHILIBERTE.
Hélas ! il a raison ! Je ne puis le blâmer :
Il me force, au contraire, à le plus estimer.
J’ai perdu par l’excès d’une humeur ombrageuse
La seule affection qui m’eût rendue heureuse.
Que me sert-il de plaire aux autres désormais,
Si je suis odieuse à celui que j’aimais ?
JULIE.
Ne te désole pas, ma chère ; il t’aime encore.
PHILIBERTE.
Non, non. Il a raison.
JULIE.
Je te dis qu’il t’adore.
Un homme de sa trempe, atteint dans sa fierté,
À se croire guéri place sa dignité ;
Aimer encor lui semble une faiblesse extrême
Qu’il ne peut tout d’abord s’avouer à lui-même ;
Il se fait un plaisir violent et rageur
De haïr ce qu’il aime et de bouder son cœur ;
Pour se rendre d’avance un retour impossible,
Il dit des mots cruels et d’un air inflexible ;
Mais quand, de long en large, il a fait le héros,
Qu’il a rompu sa chaîne et brûlé ses vaisseaux,
Alors, se trouvant seul dans une île déserte,
Il appelle à grands cris sa chère Philiberte.
Tu n’as donc pas à faire autre chose aujourd’hui
Que d’avoir l’air perdue à tout jamais pour lui.
PHILIBERTE.
Mais comment ?
JULIE.
En faisant l’aimable avec les autres.
PHILIBERTE.
Ah ! fi !
JULIE.
Ces armes-là, ma chère, sont les nôtres.
PHILIBERTE.
Est-ce indigne de moi de finasser ainsi ?
JULIE.
La franchise, en effet, t’a si bien réussi !
D’ailleurs, si tu te mets ces scrupules en tête,
C’est pour un bon motif que tu seras coquette.
PHILIBERTE.
Soit. Mais je ne saurai jamais faire.
JULIE.
Allons donc !
Quelle femme est venue au monde sans ce don,
Ma chère ? Viens d’abord te mettre sous les armes,
Comme on dit ; tu feras l’épreuve de tes charmes.
PHILIBERTE.
Tu le veux ?
JULIE.
Je le veux.
PHILIBERTE.
C’est bien pour t’obéir.
JULIE.
Allons ! monsieur Raymond n’a qu’à se bien tenir !
Elles sortent.
ACTE III
Même décoration.
Scène première
TALMAY, seul
Elle est charmante ! elle est charmante ! elle est charmante
Mon cœur bout, ma main brûle et ma tête fermente !
Non, jamais ma raison ne fut en tel péril.
Cet esprit à la fois féminin et viril,
Cette grâce d’enfant pleine de brusquerie.
Cette naïveté dans la coquetterie,
Ces retours de bon sens, ces éclairs de fierté
Qui de son abandon traversent la gaité...
J’ai droit d’en être fier : car comme Prométhée,
J’ai mis le feu du ciel dans cette Galathée...
Non, c’est Pygmalion, ou... qu’importe le nom,
Et qu’on ait animé du marbre ou du limon,
Pourvu qu’à son auteur, créature asservie,
Elle rende l’amour qui lui donna la vie ?
Un tel bonheur est-il possible ? En vérité
Je me prends à douter de ma félicité !
Elle approche pourtant : cette jeune merveille
Ne m’a-t-elle pas dit tout à l’heure à l’oreille :
« Il faut que je vous parle ; allez dans le salon. »
Pour la première fois le temps me semble long !
Ce que c’est que de nous ! – Ah ! voici ma statue !
– Pygmalion a fait la sienne moins vêtue...
Scène II
TALMAY, PHILIBERTE
TALMAY.
Qu’il tardait à mon cœur d’être seul avec vous !
PHILIBERTE.
Je ne vous aurais pas donné ce rendez-vous,
Monsieur, si nous n’avions à régler certain compte
Que je laissais traîner par une fausse honte ;
Mais, comme vous prenez envers moi, par instants,
De petits airs d’esclave un peu compromettants,
Il faut bien dissiper, malgré ma répugnance,
L’erreur où ce matin vous a mis mon silence.
Et remarquez, monsieur, que je suis de sang-froid,
Bien que de m’indigner vous m’ayez donné droit ;
Car c’est une insolence aussi par trop brutale
D’oser me proposer à moi, moi ! votre égale !
Ce que ne pourrait pas entendre sans rougeur
La fille d’un manant, pour peu qu’elle eût du cœur !
TALMAY.
Ce changement de ton a lieu de me surprendre
Et vous m’aviez tantôt paru mieux me comprendre.
PHILIBERTE.
Je conviens qu’en effet je n’ai pas répondu
À votre étrange aveu comme je l’aurais dû ;
C’est que je me croyais si peu faite en idole
Que l’ébahissement m’a coupé la parole.
Mais tout autre que vous me paraîtrait un sot
D’avoir si promptement pris mon silence au mot.
TALMAY.
Un sot ! Le terme est vif.
PHILIBERTE.
Aussi, j’ai dit : tout autre.
Car avec un esprit connu comme le vôtre,
Un esprit si charmant, si fin, si délicat,
Je n’ose vous trouver qu’immodérément fat.
TALMAY.
Si vous me trouvez fat, il faut que je vous croie ;
Mais j’avais remarqué chez vous certaine joie
Que j’ai peut-être pu, sans trop de vanité,
Ne pas juger contraire à ma témérité.
PHILIBERTE.
Vous vous êtes trompé, monsieur, sur les symptômes :
Je faisais mes adieux au plus noir des fantômes
Dont jamais femme ait eu l’esprit tyrannisé,
Celui de la laideur... par vous exorcisé.
TALMAY.
Eh bien, n’eussé-je encor que ce petit mérite
Il vaut bien quelque chose...
PHILIBERTE.
Aussi je vous tiens quitte.
TALMAY.
Votre arrêt me tient-il quitte de vous aimer ?
PHILIBERTE.
Oh ! de cela surtout.
TALMAY.
Puis-je m’y conformer ?
Ce n’était qu’un caprice et qu’une fantaisie
Dont ma tête d’abord était seule saisie ;
Mais elle m’est entrée au cœur et sans mentir
J’ai peur que ce ne soit pour ne plus en sortir.
PHILIBERTE.
Je vais vous envoyer quelqu’une de mes femmes
À qui vous finirez le récit de vos flammes.
TALMAY.
Vous vous moquez de tout ! Ô funeste maison !
En y mettant le pied j’ai perdu la raison !
PHILIBERTE.
Oui ? – J’ai connu certain poète sans ressource
Qui se vantait toujours d’avoir perdu sa bourse.
TALMAY.
Je suis un étourneau, c’est convenu ! Pourtant
J’ai prouvé mon bon sens par un signe éclatant.
PHILIBERTE.
Comment ?
TALMAY.
Qui vous aima le premier, je vous prie ?
PHILIBERTE.
Ne recommençons pas cette plaisanterie,
Car je crois valoir mieux que le très piètre honneur
D’occuper un instant l’ennui de monseigneur.
TALMAY.
Certes !
PHILIBERTE.
Je veux qu’on m’offre autre chose.
TALMAY.
Ah ! oui, certe !
PHILIBERTE.
Eh bien donc ?
TALMAY.
Voulez-vous m’épouser, Philiberte ?
PHILIBERTE, avec une révérence.
La demande m’honore et j’y réfléchirai.
J’ai de sages amis que je consulterai.
TALMAY.
Eh bien, consultez-les ; mais faites diligence,
De grâce ! ayez pitié de mon impatience.
PHILIBERTE.
En voici d’abord un qui nous vient, le meilleur.
TALMAY.
Mon oncle ? Vous voulez consulter ce railleur ?
PHILIBERTE.
Pourquoi pas ?
TALMAY.
J’y consens. Parbleu ! sa vieille tête
Ne se sera jamais trouvée à telle fête !
Entre le duc.
Scène III
PHILIBERTE, TALMAY, LE DUC
TALMAY.
Venez çà, bon Nestor ! vous allez recevoir
Une marque d’honneur difficile à prévoir.
LE DUC, à Philiberte.
Quelle diable d’énigme est-ce qu’il me propose ?
TALMAY.
On va vous demander conseil sur quelque chose.
LE DUC.
Qui cela, maître fou ?
TALMAY.
Parbleu ! ce n’est pas moi,
Comme bien vous pensez.
LE DUC.
Pourquoi pas vous ?
TALMAY.
Pourquoi ?
Vous m’offrez vos conseils avec tant de largesse,
Que j’y mets à mon tour de la délicatesse.
LE DUC.
Va, mon fils, n’y mets pas tant de discrétion.
Mon père m’en a fait une provision
Que je t’ai conservée, en oncle de ménage,
Intacte et sans en rien distraire à mon usage.
PHILIBERTE.
Voulez-vous m’en donner un ?
LE DUC.
J’en serai ravi.
PHILIBERTE.
Un bon.
LE DUC.
Ils sont tous bon, n’ayant jamais servi.
PHILIBERTE.
Eh bien, dois-je épouser monsieur ?
LE DUC, effaré.
Comment ? quoi ? qu’est-ce ?
PHILIBERTE.
Un conseil !
TALMAY.
Laissez-lui le temps d’ouvrir sa caisse.
LE DUC.
Épouser mon neveu ? Talmay ? le chevalier ?
TALMAY.
Oui, personnellement.
LE DUC.
Tu veux te marier ?
À ton âge !
TALMAY.
Parbleu ! cher oncle, j’ai l’usage
En tout ce que je fais de le faire à mon âge.
LE DUC.
Non, c’est pour plaisanter ?
TALMAY.
Regardez ces beaux yeux,
Et vous reconnaîtrez que c’est très sérieux.
LE DUC.
Si tu veux un conseil...
TALMAY.
Non ! c’est mademoiselle.
Ne vous dépouillez pas pour moi ; c’est trop de zèle.
LE DUC, à part.
Quel est son but ?
PHILIBERTE.
Enfin que me conseillez-vous ?
Monsieur m’aime et prétend devenir mon époux.
LE DUC.
Mais je cherche pourquoi.
TALMAY.
Pourquoi ? C’est plus facile
À deviner qu’à dire.
LE DUC, à part.
Ah ! j’y suis !... Imbécile !
Haut.
Vous êtes un faquin, monsieur mon cher neveu.
Mais le tour est manqué ; j’ai vu dans votre jeu.
TALMAY.
Ce n’est pas malaisé, jouant cartes sur table.
LE DUC, à Philiberte.
Vous croyez qu’il vous aime et qu’il est véritable ?
PHILIBERTE.
Il pourrait épouser bien plus riche que moi ;
Par conséquent, s’il dit qu’il m’aime, je le croi.
LE DUC.
Et moi, je vous réponds que, par ce mariage
Il veut tout simplement sauver mon héritage ;
Les neveux sont toujours les premiers informés
Des projets d’union par les oncles formés.
PHILIBERTE, à Talmay.
En demandant ma main, aviez-vous dans l’idée
Que votre oncle l’avait avant vous demandée ?
TALMAY.
Lui ?
LE DUC.
Faites l’étonné !
TALMAY.
C’était donc sérieux
Ce qu’il disait tantôt d’un air facétieux ?
PHILIBERTE.
Sans doute.
Talmay éclate de rire.
LE DUC.
Qu’avez-vous à rire de la sorte ?
TALMAY.
Palsambleu !
Cher oncle, ce n’est pas une dette de jeu !
Qu’elle attende son tour ! qu’elle prenne la file !
Puis, pour tant de respect, vous êtes trop nubile.
LE DUC.
Suis-je obligé pour vous à demeurer garçon ?
TALMAY.
Mariez-vous, si c’est votre démangeaison !
Mais ce ne sera pas avec mademoiselle.
LE DUC.
Qui m’en empêchera ?
TALMAY.
Moi.
LE DUC.
Vous êtes sur d’elle ?
TALMAY.
Parbleu ! si je n’ai pas d’autre rival que vous !
LE DUC.
Elle a trop de bon sens pour donner dans les fous.
TALMAY.
Parlez, mademoiselle.
PHILIBERTE.
Ah ! je suis indécise.
Mon parrain est si bon !
TALMAY.
Avec sa barbe grise.
LE DUC.
Je ne me pose pas en rival amoureux ;
Les fronts ridés vont mal avec l’air langoureux.
Mais, quelque sentiment qu’en effet je vous porte,
Il est d’une nature assez profonde et forte
Pour se sacrifier à vos destins meilleurs
Si la félicité pour vous était ailleurs...
TALMAY.
C’est la transition à mon panégyrique.
PHILIBERTE.
Laissez parler monsieur ; vous aurez la réplique.
LE DUC.
Mais c’est au bonheur seul que je dois vous céder ;
Je vous garde quand c’est pour vous sauvegarder.
Or, qu’attendre d’un homme – il m’en coûte à le dire –
En qui l’esprit pervers de son siècle respire ?
TALMAY.
Qu’est-ce que je disais ?
LE DUC.
D’un coureur, d’un vaurien
Qui se fait jeu de tout et ne respecte rien ?
TALMAY.
Tandis que moi...
PHILIBERTE.
Pourquoi l’interrompre ?
TALMAY.
Au contraire,
Je lui passe les mots des phrases qu’il va faire.
LE DUC.
Eh bien, soit, je les prends, monsieur. Tandis que, moi,
C’est une affection sans fin que je conçoi.
Son cœur, ainsi qu’un feu de paille, éclate et fume ;
Le mien discrètement, lentement se consume.
TALMAY.
Oui, comme du vieux linge.
LE DUC, furieux.
Il est très débauché !
TALMAY.
Hélas ! il ne l’est plus – dont il est bien fâché.
PHILIBERTE.
Comme je ne crois pas qu’aucun de vous deux mente,
Messieurs, mon embarras terriblement augmente.
TALMAY, au duc.
Terminons le débat par un coup éclatant :
Je me jette à ses pieds, faites-en donc autant.
LE DUC.
Voilà.
TALMAY.
Vous y tombez !
Entre Raymond.
Scène IV
PHILIBERTE, TALMAY, LE DUC, RAYMOND
PHILIBERTE, à part.
Raymond !
RAYMOND, à part.
Que signifie ?
LE DUC.
Morbleu ! relevons-nous.
TALMAY, se relavant.
Vous, je vous en défie.
Houp là !
PHILIBERTE, à Raymond.
Vous n’allez pas le croire, c’est certain :
Ces messieurs que voilà se disputent ma main.
RAYMOND.
Ce qui m’étonnerait ce serait au contraire
Qu’à vos séductions quelqu’un se pût soustraire.
PHILIBERTE.
Pourquoi me dites-vous cela d’un air pincé ?
À dire des fadeurs vous n’êtes pas forcé.
C’est l’emploi de ces deux messieurs et non le vôtre.
RAYMOND.
Je ne le prendrais pas si j’en avais un autre.
PHILIBERTE.
Je vous en destine un dont il faut faire cas,
Emploi de confiance et des plus délicats,
Dont vous êtes seul propre à bien remplir l’office.
Mais êtes-vous d’humeur à me rendre service,
Dites-moi ?
RAYMOND.
Doutez-vous que j’y sois disposé ?
PHILIBERTE.
Comme entre ces messieurs le choix est malaisé,
Et que je me défie un peu de mes lumières,
Étant encor novice en pareilles matières,
Je voudrais qu’un ami de bonne volonté
En choisissant pour moi m’ôtât d’anxiété ;
Et je m’adresse à vous...
RAYMOND.
Moi ?
PHILIBERTE.
C’est ma fantaisie.
LE DUC, à part.
C’est moi qu’il choisira par pure jalousie.
RAYMOND.
Je crois que vous avez d’autres amis que moi,
Plus propres à remplir ce difficile emploi.
PHILIBERTE.
Puis-je à ces deux messieurs proposer un arbitre
Plus désintéressé que vous sur mon chapitre ?
RAYMOND.
Il est vrai. Cependant veuillez m’en dispenser.
PHILIBERTE.
Ah ! monsieur, qu’allez-vous me donner à penser ?
Cette amitié sincère et toute fraternelle
À la première épreuve hélas ! recule-t-elle ?
N’était-ce donc qu’un leurre ?
LE DUC.
Ou qu’un déguisement ?
TALMAY.
Un titre de missel sur le dos d’un roman ?
RAYMOND.
Vous supposez ?... j’accepte.
PHILIBERTE.
Ah ! j’en étais bien sûre.
À part.
Pauvre ami !
RAYMOND, à part.
Retournez le fer dans la blessure ;
Vous ne me ferez pas crier.
PHILIBERTE.
Il faut l’arrêt
Dans une heure au plus tard.
RAYMOND.
C’est bien. Il sera prêt.
PHILIBERTE.
Moi, cependant, je vais demander à ma mère
Qu’on dresse le contrat dans la forme sommaire.
LE DUC.
Se prêtera-t-elle ?...
PHILIBERTE.
Oui. Vous êtes deux partis
À ma position tout à fait assortis :
Que peut-on objecter ? Et puis, je suis majeure.
TALMAY.
Mais le nom du futur ?
PHILIBERTE.
En blanc. Quand viendra l’heure,
Nous remplirons.
LE DUC.
Fort bien.
PHILIBERTE.
Les instants sont comptés ;
Je vous laisse entre vous : plaidez et débattez.
Scène V
LE DUC, TALMAY, RAYMOND
TALMAY.
Parbleu ! dans le procès je prévois du grabuge,
Le troisième larron étant choisi pour juge.
RAYMOND.
Vous vous trompez, monsieur ; je suis sans passion,
Et je n’ai pour ma part nulle prétention.
TALMAY.
Tant mieux donc !
RAYMOND.
Mais souffrez que je vous complimente
D’une conversion si prompte et si charmante.
Comment ! vous qui partiez d’un air tout rodomont
Pour conquérir des cœurs aux œuvres du démon,
Au bout de quatre pas vous vous faites ermite ?
TALMAY.
J’ai trouvé sur ma route un fossé d’eau bénite.
LE DUC.
Si sa conversion vous surprend, par ma foi
Elle ne vous surprend toujours pas plus que moi.
RAYMOND.
Je suis heureux et fier de la métamorphose,
D’autant plus que j’y crois être pour quelque chose,
Et le conseil d’ami que je vous ai donné
Vers un meilleur chemin vous aura retourné.
TALMAY.
Vous vous imaginez que c’est votre défense
Qui m’a fait renoncer à mon impertinence ?
RAYMOND.
Elle ne vous en a du moins pas empêché,
Et je m’en applaudis ; car j’eusse été fâché
Que par un point d’honneur à transgresser mon ordre,
Vous eussiez entre nous amené du désordre.
Je croyais ce respect pour le fruit défendu
Parmi les jeunes gens entièrement perdu.
TALMAY.
Vous paraissez chercher un prétexte à vous battre,
Cher monsieur ; qu’à cela ne tienne : en voici quatre.
LE DUC, à part.
S’ils pouvaient revenir tous deux estropiés !
TALMAY.
J’ai parfaitement mis vos ordres sous mes pieds,
Et je suis bien en règle avec votre insolence ;
Un. – Philiberte m’a pardonné mon offense,
Deux. – Vous êtes forcé de donner votre voix
À notre mariage ou d’être absurde ; trois.
Enfin, et pour l’appoint, je vous déclare en face
Que vous êtes un sot qu’il faut mettre à sa place.
RAYMOND.
Bien.
Au duc.
Vous attesterez que je suis l’insulté.
LE DUC.
Volontiers.
RAYMOND.
Je connais un endroit écarté,
Dans le parc, bien uni, bien sablé, long et large,
Un endroit fait exprès enfin pour qu’on s’y charge.
TALMAY.
Allons.
RAYMOND, au duc.
Monsieur veut-il nous servir de témoin ?
LE DUC.
C’est selon, mes enfants. Votre endroit est-il loin ?
RAYMOND.
Au fond du parc.
LE DUC.
C’est trente arpents pour aller ; trente
Pour revenir ; or trente et trente font soixante ;
Plus soixante ans que j’ai, font au total cent vingt.
Bien obligé ! – D’ailleurs je vous suivrais en vain ;
Vous êtes gens d’honneur et pour tomber en garde,
Vous n’avez pas besoin que quelqu’un vous regarde.
TALMAY.
Vous parlez d’or.
RAYMOND.
Monsieur !...
TALMAY.
Montrez-moi le chemin.
Scène VI
LE DUC, seul
Ils ne se feront pas grand mal, j’en suis certain,
Dans le fond Philiberte à Raymond s’intéresse,
Mon neveu, fine lame, aura la maladresse
De lui tirer un peu de sang et, par ma foi,
Le troisième larron pourrait bien être moi.
Palsembleu ! ce n’est pas une petite gloire
D’emporter à mon âge une telle victoire !
Quand je pense, grand Dieu ! qu’un instant j’ai songé
À sa mère, à ce front par le temps saccagé,
Et que cette union, sage et désagréable,
Ne m’avait pas paru d’abord impraticable !
Scène VII
LE DUC, JULIE, D’OLLIVON
JULIE.
Où sont donc ces messieurs, et ma mère, et ma sœur ?
On nous laisse tout seuls avec notre bonheur,
Et monsieur d’Ollivon trouve que l’étiquette
Souffre déjà beaucoup d’un si long tête-à-tête.
D’OLLIVON.
Vous vous moquez de moi ! Pouvez-vous supposer ?...
JULIE.
Vous n’êtes pas du tout forcé de m’épouser,
Vous savez.
D’OLLIVON.
Je le suis par mon amour extrême.
JULIE.
Non, vous ne m’aimez pas comme je veux qu’on m’aime !
Je vous en avertis, j’ai la prétention
De plaire à mon mari jusqu’à la passion,
Comme ma sœur. C’est bien la peine d’être belle
Pour ne pas attirer autant d’hommages qu’elle !
LE DUC.
Mais, mon enfant, monsieur vous aime tant qu’il peut.
JULIE.
Ah ! oui ! c’est un glaçon qui de rien ne s’émeut.
D’OLLIVON.
Si je ne montre pas ces éclats de tendresse
Qui mettent une femme au rang d’une maîtresse,
Croyez que mon amour n’en est pas moins profond,
Et votre sœur n’est pas plus adorée au fond.
JULIE.
Enfin ! sur ce fond calme il faut bien me rabattre.
Au duc.
Où sont ces deux messieurs ?
LE DUC.
Ils sont allés se battre.
JULIE, à d’Ollivon.
Vous voyez bien, monsieur ! vous ne vous battez pas.
D’OLLIVON.
Contre qui ? Désignez un rival à mon bras.
Si les moulins à vent me disputaient votre âme,
Je les provoquerais pour vous prouver ma flamme.
JULIE.
Oui, je suis une sotte et vous avez raison.
LE DUC, à part.
Il a réponse à tout ce prétendu glaçon.
JULIE.
Mais ce vilain combat passe la raillerie :
Il le faut empêcher.
D’OLLIVON.
Pourquoi donc, je vous prie ?
Ces messieurs sont rivaux et se battent : eh bien.
C’est dans l’ordre ; il ne faut les déranger en rien.
JULIE.
Ah ! je vous croyais froid, mais non pas méchant homme.
LE DUC.
Monsieur dit vrai, ma chère, et parle en gentilhomme.
Scène VIII
LE DUC, JULIE, D’OLLIVON, RAYMOND
JULIE, avec joie.
Raymond !
LE DUC.
Et mon neveu ?
RAYMOND.
Rassurez-vous ; je crois
Qu’il pourra déposer l’écharpe avant un mois.
Il fait mettre une bande à son égratignure.
LE DUC.
Je respire. Ma foi, c’est drôle, la nature !
J’ai cru ce vaurien mort... ça m’a fait froid et chaud !
Je ne me croyais pas si bon oncle, il s’en faut.
D’OLLIVON, à Raymond.
Je vous fais compliment : votre main, cher beau-frère.
LE DUC, à part.
Diantre !
RAYMOND.
Me croyez-vous, monsieur, si téméraire
Qu’aspirer à la dot de votre belle-sœur ?
LE DUC, à part.
Très bien.
D’OLLIVON.
Alors pourquoi vous battre en son honneur ?
RAYMOND.
Elle était offensée, et j’ai pris sa défense.
D’OLLIVON.
À quel titre, monsieur, vengez-vous son offense ?
RAYMOND.
Comme ami, voilà tout.
D’OLLIVON.
J’étais là pour ce soin ;
Du bras d’un étranger ma sœur n’a pas besoin.
C’est afficher des droits sur une demoiselle,
L’ignorez-vous, monsieur ? qu’embrasser sa querelle,
Vous l’avez compromise : il la faut épouser.
RAYMOND.
J’en suis fâché, monsieur, mais je dois refuser.
LE DUC, à part.
Parfait.
D’OLLIVON.
Alors, monsieur, comme elle n’a ni père,
Ni frère qui me prime en toute cette affaire,
Que je suis le seul mâle enfin de la maison,
C’est à moi, s’il vous plaît, que vous rendrez raison.
LE DUC.
Votre déduction, mon cher, en un point cloche :
Elle a pour la défendre un défenseur plus proche,
Son mari, dont le choix à monsieur est remis.
RAYMOND, à part.
Oh ! ceci !
D’OLLIVON.
Tant mieux donc, nous resterons amis,
Car je puis avouer la franche sympathie
Que pour vous, dès l’abord, monsieur, j’ai ressentie ;
Et puisque je n’ai plus de raison à tirer,
Nous n’en viendrons aux mains que pour nous les serrer.
Ils se donnent la main.
Scène IX
LE DUC, JULIE, D’OLLIVON, RAYMOND, TALMAY
LE DUC.
Eh bien, vaincu ?
TALMAY.
Vaincu, ma défaite m’est chère
Car Philiberte à qui monsieur tient lieu de frère
Eût repoussé ma main couverte de son sang.
LE DUC.
Tandis que tu te crois assez intéressant !
Scène X
LE DUC, JULIE, D’OLLIVON, RAYMOND, TALMAY, LA MARQUISE, PHILIBERTE, LE NOTAIRE
LE DUC.
Ah ! voici les contrats !... les deux, chère marquise ?
LA MARQUISE.
Les deux. Ma complaisance est peut-être sottise ;
Mais Philiberte a su si bien m’envelopper,
Qu’en cette extravagance il m’a fallu tremper.
J’en rougis.
TALMAY.
Pourquoi donc ? vous l’auriez accordée,
Au premier de nous deux qui l’aurait demandée,
Je suppose.
LA MARQUISE.
Il est vrai, monsieur.
TALMAY.
Par conséquent
Lui permettre le choix n’est pas extravagant.
LA MARQUISE.
Puisqu’il vous plait ainsi, je n’ai plus rien à dire.
Mais c’est donc vrai, messieurs, qu’elle a su vous séduire ?
LE DUC.
Êtes-vous donc la seule à n’apercevoir pas
De quelle grâce elle est pleine et de quels appas ?
LA MARQUISE.
Elle n’est plus si mal ; voilà tout, ce me semble.
TALMAY.
C’est modestie à vous, car elle vous ressemble...
LE DUC.
Oui, vraiment.
LA MARQUISE.
Vous trouvez ?
TALMAY.
Regardez donc ces yeux !
LE DUC.
Cette bouche !
JULIE.
Ce front !
LA MARQUISE.
C’est ce qu’elle a de mieux.
LE DUC.
Pour nous plaire il suffit de cet air de famille.
LA MARQUISE.
C’est possible, après tout. Embrassez-moi, ma fille.
PHILIBERTE.
Ô ma mère, merci !
LA MARQUISE, à part.
Très gentille, en effet :
Je ne sais vraiment pas comment cela se fait !
LE DUC, à part.
Voilà comme l’on force à parler la nature.
LA MARQUISE.
Asseyons-nous, messieurs ; on va donner lecture
Des contrats.
LE NOTAIRE.
Il y manque un article important,
Car j’ai laissé le nom d’un des époux en blanc.
PHILIBERTE, à Raymond.
Dites le nom qu’il faut écrire, je vous prie.
RAYMOND.
C’est pousser un peu loin cette plaisanterie.
Finissons.
JULIE.
Vous avez raison, finissons-en.
Au notaire.
Et vous, monsieur, mettez Raymond de Taulignan.
LE DUC.
Hein ?
TALMAY.
Bah !
LA MARQUISE.
Sans mon aveu, monsieur ?
RAYMOND.
Sans le mien, même.
PHILIBERTE.
Si vous ne m’aimez pas, Raymond, moi je vous aime ;
Depuis que je connais mon cœur, il est à vous,
Et n’a pas souhaité d’avoir un autre époux.
Je n’ai jamais été bien heureuse en ce monde :
À l’âge où tant d’espoir chez les autres abonde,
Je ne me croyais pas d’autre rêve permis
Que la compassion de quelques vrais amis,
Et je me dévouais à vous dans ma pensée
Sans même désirer d’être récompensée.
Vous voyez bien, Raymond, qu’il faut être moins fier
Contre une pauvre fille à qui tout fut amer,
Et ne pas lui fermer, par la rancune impie,
La seule porte ouverte au bonheur de sa vie.
RAYMOND.
Oh ! misérable orgueil ! Oh ! parle, parle encor !
À mes yeux éblouis étale mon trésor !
La seule pauvreté qui maintenant m’accable,
C’est celle de mon cœur, créature adorable !
Il tombe à ses pieds.
LE DUC, bas à la marquise.
Ainsi, vous consentez ?...
LA MARQUISE.
Après un tel éclat
Il le faut bien.
Raymond se relève et baise la main de la marquise.
LE DUC, à part.
Allons ! je suis échec et mat !
Se ravisant.
Non pas !
Haut.
Je perds sa main, mais j’en demande une autre.
Marquise, qui dépend de vous seule... la vôtre.
LA MARQUISE.
Vous êtes fou !
LE DUC.
Non pas, marquise ! Je l’étais,
Je rentre en mon bon sens.
LA MARQUISE.
Mieux vaut tard que jamais,
Nous en reparlerons.
LE DUC.
Reparlons tout de suite :
À mon âge on n’a pas le temps d’aller moins vite.
Eh bien ?...
LA MARQUISE.
Si j’acceptais, cher duc, en vérité,
Ce serait seulement pour voir Sa Majesté.
LE DUC.
Je ne me flatte pas qu’un autre espoir vous tente...
TALMAY, à part.
Elle me donnera peu de cousins, ma tante.
Haut.
Les trois noces pourront se faire dans huit jours.
D’OLLIVON.
Qu’ils me sembleront longs !
LE DUC, à part.
Qu’ils me sembleront courts !
TALMAY, à part.
Ils vont tous s’attabler ! Je suis le seul qui jeûne.
LE DUC, à part.
Ah ! que l’on a raison de se marier jeune !
Je serais veuf, monsieur, je serais libéré !
TALMAY, à part, regardant las trois couples.
Un bonheur général... dont je me suis tiré !