Les Effrontés (Émile AUGIER)
Comédie en cinq actes et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 10 janvier 1861.
Personnages
CHARRIER, banquier
HENRI, son fils
LE MARQUIS D’AUBERIVE
VERNOUILLET, faiseur d’affaires
DE SERGINE, journaliste
GIBOYER, bohème
LE VICOMTE D’ISIGNY
LE BARON
LE GÉNÉRAL
LA MARQUISE D’AUBERIVE
CLÉMENCE, fille de Charrier
LA VICOMTESSE D’ISIGNY
UNE FEMME DE CHAMBRE
DOMESTIQUE DE CHARRIER
DOMESTIQUE DE LA MARQUISE
DOMESTIQUE DE VERNOUILLET
La scène se passe à Paris, vers 1845.
À M. PROSPER MÉRIMÉE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Cher maître,
Cette dédicace est depuis six ans la première chose que j’imprime sans vous consulter. Acceptez-la, je vous prie, comme un petit témoignage d’une grande admiration et d’une grande amitié.
É. AUGIER.
Janvier 1861.
ACTE I
Un riche salon chez Charrier. Cheminée au fond, avec un feu très vif ; porte à droite conduisant au dehors ; porte à gauche conduisant à l’intérieur ; au milieu, devant la cheminée, une table en marqueterie avec une chaise dorée, de chaque côté.
Scène première
CLÉMENCE, seule, assise à gauche de la table, lisant le journal, puis HENRI, entrant par la porte de gauche
Il s’approche à pas de loup, embrasse le cou de Clémence qui pousse un petit cri.
CLÉMENCE.
Ah ! tu m’as fait peur !
HENRI.
Tu ne m’avais pas entendu entrer ! C’est un peu fort de lire le journal à ce point-là... À ton âge, ô ma sœur !
CLÉMENCE.
Je parcourais...
HENRI.
Attentivement.
Prenant le journal.
La Conscience publique !... beau titre pour un journal à vendre !
CLÉMENCE, se levant.
À vendre ?
HENRI.
Oui ; le propriétaire a fait sa pelote et veut céder son fonds. À vendre la Conscience publique ! Au comptant et en un seul lot ! – Quelle affaire pour une bande noire !
CLÉMENCE.
Que va devenir M. de Sergine ?
HENRI.
Sergine ? Est-ce que ça le regarde ?
CLÉMENCE.
Puisqu’il écrit dans ce journal...
HENRI.
Si mon père vendait sa maison, qu’est-ce que ça ferait aux locataires ? L’ami Sergine peut être tranquille, le preneur ne lui donnera pas congé : c’est lui qui est la fortune du journal.
CLÉMENCE.
Ses articles sont si beaux, si honnêtes, si éloquents !
HENRI.
Vous les comprenez donc, mademoiselle ?
CLÉMENCE.
Que c’est courageux de passer sa vie à chercher la vérité et à la dire sans flatter les grands ni les petits ! Sais-tu bien que M. de Sergine est un caractère ?
HENRI.
Oui, car c’est un parfait honnête homme ; et il y faut une terrible volonté par les exemples qui courent les rues.
CLÉMENCE.
Je crois que cela ne coûte guère à M. de Sergine.
HENRI.
Pardon ! Cela lui coûte précisément ce que lui rapporterait le contraire.
CLÉMENCE.
J’entends qu’il en fait le sacrifice sans effort. Il n’est pourtant pas riche.
HENRI.
Lui ? son travail lui rapporte une vingtaine de mille francs et lui laisse à peine le temps d’en dépenser dix ! Ce qui est ruineux, c’est la fortune : je ne ferais pas un sou de dettes si je gagnais seulement la moitié de ce que me donne mon père. – À propos, quelle mine faisait-il au déjeuner ?
CLÉMENCE.
Sa mine ordinaire.
HENRI.
C’est qu’il n’a pas reçu le paquet.
CLÉMENCE.
Encore des dettes ? c’est très mal, Henri !
HENRI.
Il faut bien faire quelque chose.
CLÉMENCE.
À la bonne heure ; mais quand c’est fait, plutôt que de fâcher son père, on vient trouver sa sœur ; et comme elle connaît son panier percé de frère, elle a une petite réserve de louis d’or...
HENRI.
Clémence, la bien nommée !... Garde tes économies, ma chérie ; je ne veux pas dilapider l’argent des pauvres.
CLÉMENCE.
Je suis assez riche pour eux et pour toi. J’ai mes douze cents francs de notre pauvre mère...
HENRI.
Comme moi.
CLÉMENCE.
Et papa ne me refuse rien.
HENRI.
Mais si tu te mettais à payer mes dettes, je n’oserais plus en faire. Non, petite sœur ; j’en serai quitte pour une mercuriale, et encore ! J’ai une recette pour couper court aux sermons de mon père.
CLÉMENCE.
Je la connais : ta vocation militaire. – Mais à quoi peux-tu dépenser tant d’argent ?
HENRI.
À quoi ? Parbleu... dame ! je n’en sais rien.
CLÉMENCE.
Tu ne veux pas le dire ? C’est bien, tu as des secrets pour moi, j’en aurai pour toi.
HENRI.
C’est bien différent ! Tu es ma sœur, tandis que moi... je suis ton frère. D’ailleurs je n’ai pas le moindre secret.
CLÉMENCE.
Eh bien ! moi, j’en ai un.
HENRI.
Un gros ?
CLÉMENCE.
Oui... que je cherche à te dire depuis une heure sans que tu viennes à mon aide.
HENRI.
Tiens ! tiens ! Voyons, de quoi me parles-tu depuis une heure ? De Sergine, parbleu !... Est-ce que ?
Elle baisse la tête.
Que le diable t’emporte !
CLÉMENCE.
Ne m’as-tu pas dit vingt fois qu’il ne faut pas rechercher la fortune dans le mariage ? que le vrai luxe d’une fille riche c’est d’épouser un homme digne d’elle ?...
HENRI.
Sans doute, sans doute...
CLÉMENCE.
Trouves-tu M. de Sergine indigne de moi ?
HENRI.
Non, certes ! c’est l’homme du monde que j’aime et que j’honore le plus ; mais le hic, c’est qu’il ne pense pas à toi.
CLÉMENCE.
N’est-ce que cela ?
HENRI.
C’est quelque chose.
CLÉMENCE.
Eh bien, rassure-toi : il y pense.
HENRI.
Où prends-tu cela ?...
CLÉMENCE.
À mille petits riens qui font que j’en suis sûre. Tu sais si je suis avantageuse et portée à m’accorder d’autres charmes que ma dot ?
HENRI.
C’est vrai ; tu es même d’un scepticisme immodéré à l’endroit de tes soupirants.
CLÉMENCE.
Tu peux donc me croire quand je te dis que M. de Sergine m’aime.
HENRI.
Au fait, pourquoi pas ?
CLÉMENCE, souriant.
Sans doute, pourquoi pas ?
HENRI, à part.
Il y a assez longtemps qu’il aime la marquise.
Haut.
Ma lui, ma petite Clémence, tu ne pourrais me donner un beau-frère qui me plût davantage.
CLÉMENCE.
Cher Henri !...
HENRI.
Mais j’ai peur que le père ne se fasse tirer l’oreille.
CLÉMENCE.
Nous lui en tirerons chacun une. D’ailleurs il m’a toujours dit que je choisirais mon mari.
HENRI.
Je sais bien, mais dire et faire !... Enfin, nous verrons. Il faut d’abord sonder Sergine, et m’assurer que tu ne te trompes pas. Je m’y prendrai adroitement.
CLÉMENCE.
Adroitement ?... Dis-lui : Ma sœur vous aime...
HENRI.
Hein ?
CLÉMENCE.
Et je vous autorise à demander sa main.
HENRI.
Comme tu y vas !
CLÉMENCE.
Comme une honnête fille riche avec un honnête homme pauvre.
HENRI.
Chut !... Le père !
Scène II
HENRI, CLÉMENCE, CHARRIER
CLÉMENCE, bas.
Voici l’orage.
HENRI, de même.
Gare là-dessous !
CHARRIER.
Ma chère Clémence, j’ai à causer avec ton frère, laisse-nous.
Clémence sort.
Asseyez-vous, monsieur.
Henri s’assied à gauche de la table et Charrier reste adossé à la cheminée.
Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery...
HENRI.
En Caux.
CHARRIER.
Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris avec quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?
HENRI.
Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu...
CHARRIER.
Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.
HENRI.
Parbleu ! tu es fâché contre moi qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement.
CHARRIER.
Et croyez-vous que ce soit en faisant des lettres de change que, parti de rien, je suis arrivé où j’en suis ? Non, monsieur ; c’est par le travail, la conduite, l’économie ! À votre âge, je vivais avec douze cents francs par an et je ne faisais pas de dettes !
HENRI.
Je crois bien, c’est toi qui les aurais payées.
CHARRIER.
Et aujourd’hui même, monsieur, je ne dépense pas autant que vous !
HENRI.
Il ne manquerait plus que cela.
CHARRIER.
Comment ?
HENRI.
Vas-tu comparer le fils d’un pauvre diable de percepteur avec celui du premier banquier de l’époque ?
CHARRIER.
Oh ! le premier...
HENRI.
D’un maire de Paris ?
CHARRIER.
Cela, c’est exact.
HENRI.
D’un futur pair de France ?
CHARRIER.
Pas si vite ! nous n’en sommes pas là !
HENRI.
Ne fais pas le modeste ; la pairie ne peut pas te manquer. Eh bien ! je m’y prépare. Le fils d’un pair de France ne peut pas vivre comme un clerc d’huissier ; tu ne le voudrais pas !
CHARRIER.
Mais il y a une juste limite.
HENRI.
L’ai-je dépassée ? Voilà bien du bruit pour un méchant billet de deux cents louis !
CHARRIER.
Si c’était le premier... ou le dernier !
HENRI.
Ce n’est ni l’un ni l’autre, j’en conviens. Mais soyons de bon compte : tu me l’as dit souvent : l’oisiveté est la mère de tous les vices ; or, je suis oisif.
CHARRIER.
C’est justement ce que je vous reproche !
HENRI.
À qui la faute ? J’avais une vocation pour l’état militaire ; tu m’as défendu de la suivre !... M’y autorises-tu maintenant ?
CHARRIER.
Non, diable !
HENRI.
Je le promets que je ne ferais plus de dettes.
CHARRIER.
J’aime encore mieux payer ! Je n’ai pas amassé des millions pour envoyer mon unique héritier se faire casser la tête en Afrique !
HENRI.
Unique héritier ?
CHARRIER.
Du nom.
HENRI.
Oh ! tu t’appelles Charrier.
CHARRIER.
Eh bien ! méprisez-vous le nom de votre père, à présent ?
HENRI.
Non, certes ! Je n’en sache pas de plus honorable, et je te remercie de me l’avoir gardé sans tache. C’est une partie de l’héritage dont les pères se préoccupent médiocrement par le temps qui court, et je ne te suis pas peu reconnaissant d’y avoir songé.
CHARRIER, lui prenant les mains.
Voilà ma récompense, mon cher enfant ! – Mais, sapristi ! je ne suis pas venu pour te dire des tendresses ! Où en étions-nous ?
HENRI.
Tu tiens à reprendre ?
CHARRIER.
Oui, morbleu ! Tu as fait des sottises, et je veux, non plus te gronder, tu m’as fait perdre le fil de ma colère, mais te parler raison.
HENRI.
Reprenons donc. Je te disais qu’en me fermant la carrière militaire, tu m’avais condamné à l’oisiveté, et que, l’oisiveté étant la mère de tous les vices, tu devais avoir des bontés pour sa petite famille.
CHARRIER.
Mais il y a d’autres carrières.
HENRI.
Permets ! Si je suis trop riche pour faire ce qui me plaît, à plus forte raison pour faire ce qui ne me plaît pas. Concession pour concession : je consens à, ne pas être soldat ; mais tu me permettras, en retour, de n’être rien du tout, et, partant, de faire quelques folies pour passer le temps, jusqu’au jour où il te plaira me marier. Elles coûtent un peu cher, mais tu es millionnaire.
CHARRIER.
Aussi n’est-ce pas ta dépense qui me contrarie le plus... j’aimerais mieux te voir dépenser le double à autre chose.
HENRI.
Oui, à autre chose qui ne m’amuserait pas.
CHARRIER.
Qui ne t’afficherait pas, malheureux ! Comment veux-tu que je marie un pilier de coulisses ?
HENRI.
Où veux-tu donc que j’exerce ? où veux-tu que j’aille ? Parle ! j’irai.
CHARRIER.
Je n’ai pas besoin de savoir où tu vas ; je ne te le demande pas... mais s’il faut absolument que tu ailles quelque part, il est certain qu’une liaison avec une femme... comment dirai-je ?
HENRI.
Mariée ?
CHARRIER.
Non ! mais enfin... avec une femme qui aurait des ménagements à garder... Il est certain, dis-je, qu’une telle liaison te coûterait moins cher et ne nuirait pas à ton établissement.
HENRI.
À la bonne heure ; un peu de morale ne gâte rien.
CHARRIER.
Mon Dieu, je sais bien que ce n’est pas la morale de l’Évangile, mais c’est celle du monde ; que veux-tu que j’y fasse ?
HENRI.
Bah ! je parie que toi, tout le premier, tu refuserais ta fille à un homme dans cette position.
CHARRIER.
Pas du tout.
HENRI.
Voyons, je suppose que mon ami Sergine, par exemple...
CHARRIER.
C’est autre chose : sa liaison est publique.
HENRI.
Publique ? Ni lui ni la marquise ne l’avouent, et personne n’a l’air de s’en douter.
CHARRIER.
C’est le secret de Polichinelle.
HENRI.
Alors Polichinelle est bon enfant, car la marquise est reçue partout et tout le monde va chez elle.
CHARRIER.
Du moment qu’elle sauve les apparences...
HENRI.
Tout est sauvé... fors l’honneur ! – J’admire ta facilité à l’endroit des femmes légères... Je la partage ; mais je suis très collet monté quand il s’agit de ma sœur, et je m’étonne que tu lui laisses voir sa marraine, si sa liaison, avec Sergine est en effet publique.
CHARRIER.
Quand je dis qu’elle est publique, je veux dire...
HENRI.
Qu’elle ne l’est pas.
CHARRIER.
Tu m’ennuies. La marquise fréquente la meilleure compagnie, elle y est très bien vue, et je n’ai pas de motif pour rompre avec elle.
HENRI.
Je ne dis pas le contraire, mais il serait piquant qu’elle ne fut pas compromise et que Sergine le lut au point de ne plus trouver à se marier.
CHARRIER.
Il l’est, marié ! Sa liaison est acceptée comme un mariage morganatique. D’ailleurs, qu’est-ce que tu me chantes avec ton Sergine ? Crois-tu que je mènerais ta sœur chez la marquise si cette relation était de nature à lui faire tort ?
HENRI.
Loin de moi...
CHARRIER.
J’honore la marquise ! je la considère comme un ange...
HENRI.
Un ange déchu, en tout cas.
CHARRIER.
Va, la pauvre femme est plus à plaindre qu’à blâmer.
HENRI.
Je veux bien ne pas la blâmer du tout, mais je demande à ne pas être obligé de la plaindre. Il me semble que tout lui a assez bien réussi ; orpheline et sans le sou, elle a épousé un vieux mari pour sa fortune...
CHARRIER.
Ce n’est pas vrai. Elle a épousé son oncle par raison de famille et non par intérêt. Elle a été angélique pour lui, ce qui n’est pas un petit mérite, car le bonhomme est un braque des mieux conditionnés ; je ne pense pas que ton goût pour la contradiction aille jusqu’à le défendre ?
HENRI.
Non, oh ! non ! Il me donne sur les nerfs, ce petit vieux paradoxal, pointu et pointilleux, cet ennemi personnel de l’égalité, ce détracteur narquois de notre révolution ! Je suis enchanté que sa femme ait eu l’esprit de le mettre dans son tort et de se séparer en lui tirant une pension de 50000 francs ; je ne suis pas fâché qu’elle ait, depuis, accommodé de toutes pièces ce voltigeur de Louis XIV, et que le monde lui ait passé cette petite douceur, à la pauvre femme. Mais quant à la trouver malheureuse, non, non, non !
UN DOMESTIQUE, annonçant à droite.
M. le marquis d’Auberive !
Scène III
HENRI, CHARRIER, LE MARQUIS
CHARRIER.
Ah ! monsieur le marquis, pourquoi avez-vous pris la peine de vous déranger ?
LE MARQUIS.
Comment donc, monsieur, rien ne saurait moins me déranger que de venir chez vous.
CHARRIER, s’inclinant.
Monsieur le marquis !
LE MARQUIS.
Sans doute : vous êtes sur le chemin de mon cercle. – Vous m’aviez fait l’honneur de m’écrire pour me demander un rendez-vous chez moi, il fallait vous répondre et, en passant devant votre porte, je me suis dit : Parbleu ! économisons une course à ce bon M. Charrier, et une lettre à moi. Vous n’imaginez pas mon horreur pour les plumes.
HENRI.
Horreur que ce bon M. Charrier doit bénir, puisqu’elle lui vaut l’honneur inappréciable de votre visite.
CHARRIER.
Henri !
LE MARQUIS.
Je vous ai choqué, jeune homme ? Ce n’était pas mon intention ; mais si vous n’êtes pas content...
CHARRIER.
Il l’est.
HENRI.
Pas trop.
CHARRIER.
Fais-moi le plaisir de t’en aller ; j’ai à parler d’affaires avec monsieur.
HENRI, à part.
Au fait, ce serait ridicule.
Haut.
Votre serviteur, monsieur.
Il sort par la gauche.
Scène IV
CHARRIER, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Il est gentil votre garçon ; il a du sang.
CHARRIER.
Il n’en a que trop. – Je suis chargé...
LE MARQUIS.
À quoi le destinez-vous ?
CHARRIER.
Au mariage.
LE MARQUIS.
Vous êtes sévère. Est-ce qu’il n’a pas d’autre vocation ?
CHARRIER.
Il voulait être militaire ; mais vous comprenez que je ne m’en soucie pas.
LE MARQUIS.
Vous ne voulez pas que votre nom périsse, je conçois cela. Encore un trait de l’aristocratie financière. Je les recueille religieusement. Les travers du vainqueur sont la consolation du vaincu : consolation bien innocente. Vous nous avez renversés, et je me gaudis à voir ce que vous avez mis à notre place.
CHARRIER.
L’égalité.
LE MARQUIS.
Elle est jolie votre égalité, parlons-en ! vous avez substitué une caste à une autre, voilà tout.
CHARRIER.
Il y aurait beaucoup à répondre, mais ce serait long et nous n’avons pas de temps à perdre, dans cette caste où l’on travaille. – Je suis chargé par madame la marquise, votre femme...
LE MARQUIS.
Ma nièce, s’il vous plaît.
CHARRIER.
Votre nièce, soit, m’a chargé auprès de vous d’une négociation délicate.
LE MARQUIS.
Rien de plus simple entre gens délicats. Parlez.
CHARRIER.
En deux mots elle s’est laissée gagner par la fièvre de spéculation qui tient Paris...
LE MARQUIS.
Et elle a perdu. C’est à moi de payer : j’ai bon dos.
CHARRIER.
D’abord, vous n’êtes pas obligé de payer : les engagements contractés par la femme...
LE MARQUIS.
Passons. – Combien doit-elle ?
CHARRIER.
Cent mille francs.
LE MARQUIS.
Peste !
CHARRIER.
Elle ne vous les demande pas. Elle vous propose seulement de lui avancer la somme, et de lui retenir la moitié de sa pension jusqu’à l’entier payement de sa dette, capital et intérêts.
LE MARQUIS.
La proposition n’est pas acceptable ; mais ce sont là des arrangements de famille qui se régleront mieux d’elle à moi que par intermédiaire. Je pense qu’elle ne fera pas difficulté de me recevoir : si son mari a eu des torts envers elle, son oncle n’en a pas eu. – Dans quelle escroquerie s’est-elle laissée prendre ?
CHARRIER.
Dans la Banque territoriale de M. Vernouillet. Elle a souscrit deux cents actions, sans me consulter...
LE MARQUIS.
Elle ne figurait pourtant pas au procès intenté par les actionnaires.
CHARRIER.
Elle n’a pas cru devoir mêler votre nom aux débats de cette sale affaire.
LE MARQUIS.
Je lui en sais bon gré.
CHARRIER.
D’ailleurs, il était probable que les actionnaires seraient déboutés de leur demande ; Vernouillet est trop roué pour se laisser prendre sans vert.
LE MARQUIS.
C’est un garçon d’esprit.
CHARRIER.
Vous le connaissez ?
LE MARQUIS.
Pour l’avoir vu dans les salons de la haute finance, où je mets quelquefois les pieds.
CHARRIER.
Vous ne l’y verrez plus.
LE MARQUIS.
Et pourquoi ? Il a gagné son procès.
CHARRIER.
Vous n’avez donc pas lu les considérants de l’arrêt ? Ils sont terribles contre lui, même celui qui lui donne gain de cause. « Attendu, toutefois, que les manœuvres dudit Vernouillet ne constituent point un délit prévu par la loi... »
LE MARQUIS.
Du moment qu’il est en règle avec la loi, qu’avez-vous à dire ? Vous serez le premier à lui donner la main.
CHARRIER.
Moi !
LE MARQUIS.
Vous la donnez tous les jours à des gens qui ne valent pas mieux que lui.
CHARRIER.
Jamais !
LE MARQUIS, lui prenant la main.
Homme vertueux ! – Je suis moins puritain que vous.
Il lui lâche la main et secoue ses doigts, après avoir passé à gauche, où il s’assied.
Mais permettez-moi d’admirer votre inconséquence. Vous êtes dans les meilleurs termes avec M. Barbançon, qui est une lourde bête...
CHARRIER.
C’est un honnête homme.
LE MARQUIS.
Le salueriez-vous s’il était pauvre ?
CHARRIER.
S’il était pauvre, je ne le connaîtrais pas.
LE MARQUIS.
C’est donc uniquement sa position que vous connaissez et son argent que vous saluez. Eh bien, croyez-vous qu’il y ait bien loin de saluer l’argent d’un imbécile à saluer l’argent d’un fripon ? – Contredisez-moi si vous pouvez, mais ne haussez pas les épaules. – Quant à moi, j’adore l’argent partout où je le rencontre ; les souillures humaines n’atteignent pas sa divinité ; il est parce qu’il est.
CHARRIER.
Mais saprelotte, il a toujours été, de votre temps comme du nôtre !
LE MARQUIS.
Permettez ! de notre temps ce n’était qu’un demi-dieu. Ce qui m’amuse dans votre admirable révolution, c’est qu’elle ne s’est pas aperçue qu’en abattant la noblesse, elle abattait la seule chose qui pût primer la richesse. – Vous avez une réponse piquante à me faire ?
CHARRIER.
Non, monsieur, non.
LE MARQUIS.
Si fait ; je le vois à vos mouvements nerveux. Ne vous gênez pas, mon cher.
Tirant sa montre.
J’ai encore un quart d’heure à vous donner.
CHARRIER.
Vous êtes trop bon.
LE DOMESTIQUE, venant de la droite.
M. Vernouillet demande si monsieur peut le recevoir.
CHARRIER.
Non.
LE MARQUIS.
Avez-vous peur d’être obligé de lui donner la main devant moi ?
CHARRIER, fièrement au domestique.
Faites entrer !
Scène V
LE MARQUIS, assis, CHARRIER, VERNOUILLET
CHARRIER, très hautain.
Si vous avez à me parler, monsieur, je suis désolé de ne pas être disponible pour le moment : je suis en affaire avec monsieur.
VERNOUILLET, très humble.
Il suffit, monsieur. Je repasserai.
LE MARQUIS.
Mais non, je n’entends déranger personne. D’ailleurs nous avons terminé. Si je suis de trop...
VERNOUILLET.
Non, monsieur.
CHARRIER.
Alors, monsieur, faites vite, car je suis attendu.
VERNOUILLET.
C’est bien simple, monsieur ; je m’occupe de réaliser ma fortune ; j’ai des fonds chez vous, et je venais vous prier...
CHARRIER.
Je vais donner l’ordre qu’on règle votre compte ; vous l’aurez dans un instant. Monsieur le marquis, je suis votre serviteur.
Il sort par la gauche.
Scène VI
LE MARQUIS, assis, VERNOUILLET
LE MARQUIS, à part.
Tu lui donneras la main, faquin, c’est moi qui te le dis.
Tirant sa montre.
Bah ! le cercle aura tort. J’ai ici de quoi m’amuser.
À Vernouillet, qui examine les tableaux par contenance.
Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Vernouillet ?
VERNOUILLET.
Pardon, monsieur le marquis, mais je craignais de ne pas être reconnu moi-même.
LE MARQUIS.
À cause de votre procès ? Il parait bien que le cas n’était pas pendable puisqu’on ne vous a pas pendu... et d’ailleurs l’accueil rogue de ce bon M. Charrier m’a tout disposé en votre faveur.
VERNOUILLET.
Ah ! monsieur, je vous jure que mon seul but dans cette malheureuse spéculation était de faire un coup qui me mît à même de rester honnête homme.
LE MARQUIS.
En effet, cela ne vaut-il pas mieux pour un garçon de cœur que de passer sa vie à carotter, pour parler la langue de vos salons ? On s’exécute une bonne fois, c’est pénible, mais on n’a pas à y revenir : voilà comme je comprends la probité.
VERNOUILLET.
Moi aussi. Malheureusement j’ai échoué au port.
LE MARQUIS.
En somme, de quoi vous plaignez-vous ? Vous avez fait le saut périlleux : vous pouviez vous casser les reins, et vous en êtes quitte pour une entorse, ce qui prouve que vous êtes retombé sur vos pieds ! – Voyons, je suis quelquefois de bon conseil ; ouvrez-moi votre cœur : quel est votre actif ?
VERNOUILLET.
Huit cent mille francs.
LE MARQUIS.
Huit cent mille francs ! Que parliez-vous d’honnêteté ? Vous êtes de plain-pied avec la délicatesse... Quel est votre plan ?
VERNOUILLET.
Je vais quitter la France.
LE MARQUIS.
Et pourquoi ?
VERNOUILLET.
Vous avez vu l’accueil de M. Charrier. Eh bien, cet accueil je le trouve partout depuis huit jours !
LE MARQUIS.
Parbleu ! vous vous présentez avec une mine penaude qui invite. Vous avez l’air eu train d’avaler votre condamnation. Le niais l’avale, l’homme fort la crache. Il faut se faire un front qui ne rougisse plus. L’effronterie, voyez-vous, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo, accepter les gens pour ce qu’ils paraissent ; secundo, ne pas voir à travers les vitres tant qu’elles ne sont pas cassées.
VERNOUILLET.
Mais, monsieur le marquis, est-ce que les miennes ne le sont pas, cassées ?
LE MARQUIS.
Fêlées seulement. Mais ne vous abandonnez pas, morbleu ! L’œil provocant, la voix haute ! N’attendez pas les gens, ils ne viendraient pas à vous : n’allez pas au-devant d’eux, ils vous tourneraient le dos ; marchez sur eux en leur tendant une main menaçante, et ils la prendront : Charrier tout le premier, ce qui m’amusera.
VERNOUILLET.
Vous croyez véritablement ?...
LE MARQUIS.
J’en suis sûr. Vous rencontrerez peut-être quelque tempérament sanguin, quelque don Quichotte qui regimbera ; mais vous ferez un exemple, et tout sera fini.
VERNOUILLET.
Je tire assez bien l’épée.
LE MARQUIS.
Fi donc ! Mettez-vous tout bonnement sous la protection de la loi. Elle est admirable, la loi ! Elle n’admet pas le diffamateur à la preuve du fait... et voyez en effet où nous en serions, si, pour vilipender impunément un honnête homme comme vous, il suffisait de trouver son dire.
VERNOUILLET.
Il n’y aurait plus de sécurité pour personne.
LE MARQUIS.
Que pour les imbéciles.
VERNOUILLET.
Et vous êtes sûr qu’on oubliera tout à fait ?...
LE MARQUIS.
Parbleu ! regardez Charrier : ne jouit-il pas de l’estime générale ?
VERNOUILLET.
Comment, Charrier ? Est-ce que ?...
LE MARQUIS.
Vous ne le saviez pas ? Vous voyez bien que cela s’oublie. Oui, il a gagné son procès, il y a quelque quinze ans, un procès qui est le pendant du vôtre. Qui s’en souvient aujourd’hui ? Personne... pas même lui !
VERNOUILLET.
Et le voilà maire de son arrondissement !
LE MARQUIS.
Bientôt pair de France, dit-on !... cela doit vous encourager.
VERNOUILLET.
Merci, monsieur le marquis ! J’avais perdu mes étriers, vous me remettez en selle ! Je me retrouve, et morbleu !...
LE MARQUIS.
Vous saurez encore dominer la situation.
VERNOUILLET.
Rapportez-vous-en à moi. Le trajet que Charrier a fait en quinze ans, je le ferai, moi, en quinze jours.
LE MARQUIS.
Comment cela ?
VERNOUILLET.
Par le droit chemin.
LE MARQUIS.
C’est-à-dire par le plus court, c’est tout un... en mathématiques.
VERNOUILLET.
On m’a offert hier la Conscience publique. Qu’avais-je à faire d’une arme ? Je me croyais perdu sans ressource, j’étais ahuri, j’ai refusé. Mais elle n’est pas encore vendue, il ne tient qu’à moi de l’avoir... Je l’aurai ! Et, morbleu ! mes petits messieurs, les rôles vont changer !
LE MARQUIS.
C’est une idée de génie que vous avez là !
À part.
Ils achètent un journal comme nous achetions un régiment.
À Vernouillet.
Ah ! ah ! vous allez bien vous venger !
VERNOUILLET.
Me venger ? Allons donc ! la vengeance est un enfantillage de vaincu, et moi, je serai demain le maître du monde ! Je m’empare, avec mon argent, de la seule force dont l’argent ne disposât pas encore, de l’opinion ; je réunis dans ma main les deux pouvoirs qui se disputaient l’empire, la finance et la presse ! Je les décuple l’une par l’autre, je leur ouvre une ère nouvelle, je fais tout simplement une révolution.
LE MARQUIS.
Et moi qui vous donnais des conseils ! C’est le pigeon qui couve un épervier !
VERNOUILLET.
Non pas ! Sans vous je me laissais étouffer ; aussi ma reconnaissance...
LE MARQUIS.
Vous ne m’en devez pas. Je serai payé par votre grandeur. J’aime à voir au pinacle les honnêtes gens comme vous qui se sont enrichis par leur travail et leur intelligence : c’est de bon exemple ; c’est l’honneur de notre temps et la consolation de ma vieillesse.
Scène VII
LE MARQUIS, CHARRIER, VERNOUILLET
CHARRIER, à Vernouillet.
Voici votre compte, monsieur ; vous pouvez vous présenter à la caisse.
VERNOUILLET.
Merci.
CHARRIER.
Vous êtes encore là, monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Ma foi, oui. Je me suis attardé à faire ma cour à M. Vernouillet.
CHARRIER.
Votre cour ?
LE MARQUIS.
Tel que vous le voyez, M. Vernouillet va devenir une puissance.
VERNOUILLET, à Charrier.
M. le marquis plaisante ; mais, véritablement, si je puis vous être utile, j’en serai charmé.
CHARRIER.
Ah çà ! messieurs, que signifie ?...
LE MARQUIS, allant à Vernouillet.
Cela signifie que vous voyez l’acquéreur de la Conscience publique.
CHARRIER.
Bah !
VERNOUILLET.
Oui, mon cher monsieur Charrier ; c’est pour payer que je réalise ma fortune.
LE MARQUIS, à Charrier.
Vous honoriez en lui la vertu toute nue, vous en serez récompensé. Adieu, messieurs ; je suis en retard d’une heure sur mon rendez-vous, mais je n’ai pas perdu mon temps.
À part, en sortant.
Crève donc, société !
Scène VIII
VERNOUILLET, CHARRIER
VERNOUILLET.
J’ai été fort attaqué dans ces derniers temps ; mais je sais que vous m’avez toujours défendu, et je vous en suis profondément reconnaissant.
CHARRIER.
Mon Dieu, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de vous défendre...
VERNOUILLET.
Mais vous n’en n’avez pas laissé échapper une, j’en suis sûr ; et un mot de votre bouche a plus d’autorité que toutes les calomnies.
Lui tendant la main.
C’est entre nous à la vie, à la mort.
Charrier lui donne la main, en regardant instinctivement la porte par où est sorti le marquis.
Ah çà ! mon cher, je ne suis pas un faiseur de vaines protestations : en quoi puis-je vous servir ?
CHARRIER.
Non, mon cher... ma conduite envers vous a été ce qu’elle devait être, et je n’en veux pas de récompense.
VERNOUILLET.
Pas d’enfantillage, mon ami... vous ajouterez à ma reconnaissance en m’offrant une occasion de vous la témoigner.
Il s’assied à gauche de la table.
CHARRIER, à part.
Il est plein de cœur !
VERNOUILLET.
Parlez. J’ai quelques fidèles à servir, mais je veux commencer par vous.
CHARRIER.
C’est que je ne vois pas trop...
VERNOUILLET.
Je sais de bonne source qu’il est question de vous pour la pairie. Le roi résiste, mais nous lui forcerons la main.
CHARRIER.
Comment cela ?
VERNOUILLET.
En lui assénant un bon article contre la Chambre des pairs où l’on ne fourre que des hommes hors d’âge et de service, au détriment des gens comme vous qui unissent l’expérience à l’activité. Cela vous va-t-il ?
CHARRIER.
Il n’en faudrait peut-être pas davantage...
VERNOUILLET.
Eh bien, c’est dit... Ne me remerciez pas, c’est encore moi qui serai votre obligé, je vous le répète.
Ils se lèvent.
CHARRIER, à part.
Plein de cœur !
VERNOUILLET.
Je vous quitte ; il faut que je passe à la caisse.
CHARRIER.
N’en prenez pas la peine, je vous enverrai la somme chez vous.
VERNOUILLET.
Non, non. Je vais la prendre en sortant.
UN DOMESTIQUE, annonçant de la droite.
M. le vicomte et madame la vicomtesse d’Isigny.
VERNOUILLET.
Candidats perpétuels à l’Académie française.
Scène IX
CHARRIER, VERNOUILLET, LA VICOMTESSE, LE VICOMTE
VERNOUILLET.
Désolé, madame, de sortir quand vous entrez, mais les affaires commandent et je pars...
LA VICOMTESSE.
Pour la Belgique ?
Allant à charrier.
Vous êtes étonné de ma visite, cher monsieur ? Voilà ce que c’est : M. d’Isigny avait à vous parler de je ne sais quoi et je suis montée avec lui pour vous inviter à mon bal du trois.
CHARRIER.
C’est trop d’honneur, belle dame.
LA VICOMTESSE.
Ne vous pressez pas d’en tirer vanité ! Ce n’est pas à vous spécialement que je tiens, – on a toujours assez de whisteurs, – mais à votre charmante fille et à votre mauvais sujet de fils, un des derniers jeunes gens qui dansent encore.
CHARRIER.
Il vous remerciera lui-même, madame.
Il va tirer un cordon de sonnette à la cheminée.
VERNOUILLET, à part.
Son mari est vicomte comme moi... Je te remettrai au pas !
CHARRIER, à un domestique qui entre de la gauche.
Priez M. Henri et mademoiselle de venir.
VERNOUILLET, à Charrier.
Adieu, mon ami.
Il lui serre la main. Au vicomte en lui tendant la main.
Au revoir, cher vicomte.
Le vicomte lui serre la main.
Madame...
Elle lui rend à peine son salut. À part.
Pimbêche, va !
Il sort.
Scène X
CHARRIER, LA VICOMTESSE, assise, LE VICOMTE
LA VICOMTESSE, au vicomte.
Comment osez-vous donner la main à cette espèce ?
LE VICOMTE.
Dame ! j’ai vu que M. Charrier la lui donnait...
LA VICOMTESSE.
Les hommes sont plats !
CHARRIER.
Mon Dieu ! madame, à tout péché miséricorde.
LA VICOMTESSE.
Eh bien, moi, je suis moins pitoyable. C’est avec ces indulgences-là, messieurs, que les honnêtes gens se laissent déborder par les fripons.
LE VICOMTE.
Il est certain que si nous ne serrons pas les rangs, nous finirons par marcher pêle-mêle avec les maraudeurs et les goujats.
CHARRIER.
Permettez. Vernouillet n’est pas un homme ordinaire.
LA VICOMTESSE.
Cartouche non plus.
LE VICOMTE.
Très juste !
CHARRIER.
S’il y a quelques petites choses à dire sur la source de sa fortune, je parierais qu’il en fera du moins un bon usage... Il a déjà commencé... Il vient d’acheter la Conscience publique.
LE VICOMTE.
Le journal ?
CHARRIER.
Oui.
LE VICOMTE, bas, à sa femme.
Ah ! mais, ça devient un homme à ménager.
LA VICOMTESSE, de même.
Certainement.
UN DOMESTIQUE, de la droite.
M. de Sergine.
Scène XI
CHARRIER, SERGINE, LA VICOMTESSE, LE VICOMTE
CHARRIER.
Bonjour, Sergine. Est-ce pour moi que vous venez, ou pour mon fils ?
SERGINE.
Aujourd’hui c’est pour Henri.
CHARRIER.
Je viens justement de le faire appeler.
LA VICOMTESSE.
Monsieur de Sergine... Que dites-vous de la grande nouvelle ?
SERGINE.
Je dis que je ne la sais pas.
LA VICOMTESSE.
Votre journal est vendu.
SERGINE.
Ah ! ce pauvre Deschamps a donc enfin trouvé un acquéreur ? J’en suis bien aise. Le nom de mon nouveau chef ?
CHARRIER.
Vernouillet.
SERGINE.
Vernouillet !
LE VICOMTE.
Eh bien, qu’en dites-vous, cette fois ?
SERGINE.
Je dis que Deschamps a fait une mauvaise action et donné un exemple funeste. Comment ! voilà un homme qui ne vendrait pas sa maison à un teneur de tripot et qui vend son journal à un Vernouillet !
LE VICOMTE, bas, à sa femme.
Compromettant, ce monsieur.
SERGINE.
Ce Vernouillet ! Croit-il par hasard avoir aussi acheté les rédacteurs ?
LA VICOMTESSE, froidement à Sergine.
Avez-vous reçu notre invitation pour le trois ?
SERGINE.
Oui, madame, je vous remercie.
LA VICOMTESSE, au vicomte.
Venez, mon ami.
LE VICOMTE.
Oui, mon amie.
LA VICOMTESSE.
Adieu, messieurs.
LE VICOMTE.
Adieu, messieurs.
Ils sortent.
Scène XII
CHARRIER, SERGINE
SERGINE.
On dirait que je fais fuir la vicomtesse. Est-ce que M. Vernouillet serait de ses amis ?
CHARRIER.
Vous avez la parole légère, mon cher.
SERGINE.
Je l’ai franche.
CHARRIER.
Ce n’est pas moi qui vous détournerai de la franchise, j’en fais profession moi-même ; mais, que diable ! il y a des occasions où il faut se borner à être franc in petto. Quoi que vous pensiez de Vernouillet, vous allez vous trouver avec lui dans des relations forcées et, disons-le, inégales...
SERGINE.
Mon cher monsieur Charrier, je n’ai jamais été dans la dépendance de personne, et je n’y serai jamais. Je ne mets pas ma plume au service d’un journal, je mets un journal au service de mes idées. Le jour où ce Vernouillet voudra déshonorer la Conscience publique, je chercherai l’hospitalité ailleurs.
CHARRIER.
Rien de mieux, mais d’ici là ?
SERGINE.
D’ici là, soyez tranquille, je le tiendrai poliment à distance.
Scène XIII
CHARRIER, HENRI, SERGINE
HENRI, à Sergine.
Bonjour, mon cher. – Tu m’as fait appeler, père ?
CHARRIER.
Oui, mais tu viens trop tard ; la vicomtesse voulait t’inviter elle-même à son bal : elle est partie.
HENRI.
J’en suis au désespoir. M. le vicomte était avec elle ?
CHARRIER.
Sans doute.
HENRI.
Mon désespoir redouble. J’ai manqué la fleur de l’aristocratie. Tu sais, Sergine, qu’on leur a contesté leur noblesse... des envieux ! Mais on a été aux sources, et l’on a reconnu que le vicomte est bien réellement d’Isigny, à preuve que son grand-père y vendait du beurre.
CHARRIER.
Tu ne te plais qu’à critiquer les gens que je reçois chez moi.
HENRI.
Reçois-en d’autres. – À propos, j’oubliais... on te demande à la caisse.
CHARRIER.
Que ne le disais-tu tout de suite ! Bonjour, Sergine.
En s’en allant.
Il faut que ce garçon-là dise des sottises quand il n’en fait pas.
Il sort par la gauche.
Scène XIV
HENRI, SERGINE
HENRI, à demi voix.
Eh bien ?
SERGINE.
Je quitte Villefort ; il déclare qu’en parlant des banquiers il ne faisait pas la moindre allusion à ton père, pour qui d’ailleurs il professe le plus grand respect, et il te le répètera lui-même ce soir au cercle, devant témoins.
HENRI.
Allons, tout est pour le mieux. Je regrettais presque la démarche que je t’avais demandée ; la réputation d’un honnête homme ressemble à celle d’une honnête femme : on la compromet en se battant pour elle. Je ne t’en remercie pas moins.
SERGINE.
Tu sais à quel point je suis à ton service.
HENRI.
Ah ! pardieu, pas plus que moi au tien. Je n’aime pas les phrases sentimentales, mais j’éprouve le besoin de te dire...
SERGINE.
Quoi ?
HENRI.
Non, c’est bête comme une romance. Enfin je suis flatté d’être ton ami, cela me donne une bonne idée de moi-même.
SERGINE.
Il paraît que tu t’en fais une de moi exorbitante.
HENRI.
J’ai même un projet dont il faut que je te parle, un projet que je caresse depuis quelque temps dans la solitude du cigare. – Comment trouves-tu ma sœur ? Tu rougis ! Bravo ! Je m’en doutais ! Le mot devant lequel je reculais tout à l’heure, grâce à ce mariage-là, ne sera plus ridicule... mon frère !
SERGINE.
Mon brave Henri ! Je suis touché au fond du cœur de ce que ton amitié rêve pour moi, mais c’est impossible !
HENRI.
Pourquoi donc ?
SERGINE.
J’aime ta sœur, je ne m’en défends pas, et j’avais besoin de cette explication, car je ne savais sous quel prétexte cesser mes visites ici sans affliger ton amitié.
HENRI.
Mais, morbleu ! pourquoi les cesser ?
SERGINE.
Parce que je dois oublier ta sœur, mon ami... je ne suis pas libre.
HENRI.
Mais, du moment que tu aimes Clémence, tu n’aimes plus la marquise, et dès lors je ne vois pas...
SERGINE.
Le lien n’en subsiste pas moins. La marquise n’est pas une femme que j’aie rencontrée libre et qui n’ait rien eu à sacrifier pour se donner à moi.
HENRI.
Comment ?
SERGINE.
Après ton ouverture fraternelle, je te dois toute la vérité. Mon intimité avec la marquise est antérieure à sa séparation ; elle en est la seule cause.
HENRI.
Bah !
SERGINE.
Le marquis avait des soupçons depuis quelque temps : il surveilla, et bientôt il eut des preuves.
HENRI.
Et il ne t’a pas tué, ce bretteur ?
SERGINE.
Il fit mieux. – Il entra chez moi un matin, très pâle et vieilli de dix ans. « Monsieur, me dit-il, vous êtes l’amant de ma nièce ; ne niez pas ! Je ne peux pas vous tuer sans déshonorer une d’Auberive ; c’est ce qui vous sauve la vie. J’ai droit de disposer de vous : partez et faites un voyage de trois mois. » C’est alors que j’allai à Florence où je te rencontrai. À mon retour la marquise était séparée de son mari ; il lui avait manqué devant témoins, et avait exigé qu’elle lui intentât un procès en séparation. L’honneur était sauf.
HENRI.
Tiens, tiens ! Le voltigeur de Louis XIV remonte dans mon estime.
SERGINE.
Oui, mais tu comprends que le monde, en nous amnistiant, a créé entre nous un lien plus indissoluble que le mariage même. La condition tacite de sa tolérance, c’est la perpétuité de notre liaison : le jour où en se rompant elle deviendrait une aventure vulgaire, tout le scandale en suspens sur la tête de la pauvre femme tomberait tout à coup sur elle et l’écraserait. – Et maintenant, crois-tu que j’aie le droit de l’abandonner ?
HENRI.
Non.
SERGINE.
Ne parlons plus de cela, n’en reparlons jamais. Il ne faut pas toucher à une plaie quand on veut qu’elle se cicatrise. Je ne viendrai plus ici, viens chez moi... viens souvent...
La porte de gauche s’ouvre.
Ta sœur ! adieu.
Clémence, en voyant Sergine, s’arrête sur la porte ; Sergine la salue froidement et sort.
Scène XV
CLÉMENCE, HENRI
CLÉMENCE.
Eh bien ?
HENRI, à part.
Tranchons dans le vif.
Haut.
Ma pauvre enfant, c’est moi qui avais raison ; il ne songe pas à toi. Il en aime une autre.
CLÉMENCE, après un silence.
Qui ?
HENRI.
Il ne me l’a pas nommée. C’est une jeune fille du faubourg Saint-Germain qu’il ne peut épouser.
Clémence s’assied sur la chaise auprès de la table, et pleure silencieusement dans son mouchoir. Henri s’agenouille devant elle et l’entoure de ses bras.
Voyons, ma chérie, ne pleure pas... tu me fends le cœur. Nous te trouverons un mari digne de toi, quand je devrais l’aller chercher au bout du monde. Mais ne pleure pas, petite sœur, je t’en prie.
Pleurant à moitié.
Je t’aime bien, moi !
Clémence l’embrasse au front, se lève et sort lentement par la gauche. Henri la suit des yeux.
S’il ne peut pas quitter la marquise, c’est la marquise qui le quittera.
Il prend son chapeau et sort.
ACTE II
Le boudoir de la marquise. Cheminée au fond avec du feu : portes à droite et à gauche. Un canapé à droite de la cheminée tournant le dos à la porte d’entrée. Un fauteuil à gauche de la cheminée faisant face au canapé. Deux fauteuils sur le devant à gauche, un fauteuil sur le devant à droite.
Scène première
SERGINE, LA MARQUISE, travaillant à un métier à broder
Sergine entre par la droite et pose son chapeau au fond.
LA MARQUISE, cachant sa tapisserie.
Bonjour, Albert.
SERGINE.
Que cachez-vous là ?
LA MARQUISE.
Au fait, c’est presque fini, vous pouvez voir.
SERGINE.
Une charmante tapisserie.
LA MARQUISE.
C’est une chaise. Devinez pour qui.
SERGINE.
Mon chiffre brodé dans l’écusson semble indiquer que j’en suis le héros. Voilà une aimable surprise, madame. Où avez-vous pris le temps de faire tous ces petits points ?
LA MARQUISE.
J’y travaille quand vous n’êtes pas là. J’ai commencé il y a huit jours, et, vous voyez, j’ai fini ! Et vous, avancez-vous ?
SERGINE, s’asseyant dans le fauteuil, près de la cheminée.
J’ai achevé le dernier article de la série ; reste à savoir dans quoi journal cela paraîtra.
LA MARQUISE.
Pourquoi pas dans la Conscience publique ?
SERGINE.
Elle a changé de propriétaire, et je doute fort que le nouvel exploiteur soit dans mes idées.
LA MARQUISE.
Qui est-ce ?
SERGINE.
Une espèce de banquiste nommé Vernouillet.
LA MARQUISE.
Ah ! le vilain homme !
SERGINE.
Vous le connaissez ?
LA MARQUISE.
J’ai payé pour le connaître.
SERGINE.
Bah ? vous seriez-vous laissée prendre à sa banque ?
LA MARQUISE.
Vous êtes l’homme du monde que cela regarde le moins, mon cher Albert.
SERGINE.
Permettez cependant ; en général, je tiens autant à ignorer vos affaires d’argent que vous à me les cacher ; mais le jour où vous seriez dans l’embarras...
LA MARQUISE.
Merci, mon ami. Mais rappelez-vous qu’un jour aussi vous vous êtes trouvé dans l’embarras et que vous avez refusé mes services... assez vertement même. Au surplus, rassurez-vous ; il s’agit d’une bagatelle, et je suis en mesure. Mais ne rengainez pas votre obligeance, je vous prie ; je vais la mettre à une autre épreuve... plus rude, peut-être.
SERGINE.
Parlez.
LA MARQUISE.
J’ai besoin de votre bras pour aller ce soir à Guillaume Tell.
SERGINE.
C’est là cette épreuve terrible ?
LA MARQUISE.
Je vous demande pardon de mon importunité, mais votre présence à l’Opéra est tout à fait nécessaire.
SERGINE.
J’en suis charmé ; mais pourquoi ?
LA MARQUISE.
Tout simplement pour m’ôter un petit air de femme négligée, que vous me laissez prendre depuis quelque temps. Ne craignez rien, mon cher Albert ; je respecte votre travail, je respecterais même vos plaisirs. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas augmenter les difficultés de ma situation par vos apparences de froideur.
SERGINE.
J’en serais d’autant plus désolé, marquise, que ce seraient des apparences bien menteuses ; mais je ne pense pas les avoir.
LA MARQUISE.
Cependant les femmes commencent à me plaindre à demi-mot, ce qui est mortifiant pour moi, et les hommes à me faire la cour, ce qui devrait être inquiétant pour vous.
SERGINE.
Je ne vous fais pas l’injure d’être jaloux.
LA MARQUISE.
Savez-vous bien, mon ami, que, sans vous en apercevoir, vous tournez singulièrement au mari ?
SERGINE.
Notre alliance n’est-elle pas en effet un mariage ?
LA MARQUISE, souriant tristement.
Oui, dont vous n’avez pas les charges et dont je n’ai pas les privilèges. J’ai perdu jusqu’au droit de coqueter le plus innocemment du monde, car la sévérité de mon attitude doit prouver incessamment que, si j’avais rencontré Sergine plus tôt, je n’aurais jamais failli ; je n’ai pas même le droit de crier que je m’ennuie, ce droit dont abusent les femmes mariées, car ma faute perd sa seule excuse le jour où elle cesse de remplir mon existence... et si vous devenez mon ami, que me reste-t-il à moi ?
SERGINE.
En sommes-nous là, Charlotte ?
LA MARQUISE.
Non, mais nous nous y acheminons. Et quand l’évolution de nos cœurs sera accomplie, que deviendrai-je ? Tenez, j’ai des jours de désespoir où je songe à la retraite, et des moments de folie où j’ai envie de jeter mon bonnet par-dessus les moulins.
SERGINE.
Pourquoi vous tourmenter ainsi ? Ce que vous prévoyez ne se réalisera jamais, du moins par mon fait, je vous le jure.
LA MARQUISE, après un silence.
Vous avez raison. Je suis absurde. – Puisque vous me conduisez à l’Opéra, voulez-vous diner avec moi ? Êtes-vous libre ?
SERGINE.
Non, mais je peux me libérer.
LA MARQUISE.
Qu’est-ce que vous cherchez ?
SERGINE.
Mon chapeau.
LA MARQUISE, le lui montrant sur une chaise.
Vous l’avez mis là il y a un quart d’heure... en entrant.
SERGINE.
Injuste que vous êtes ! Je ne vous quitte que pour être à vous toute la soirée.
Il sort par la droite.
Scène II
LA MARQUISE, seule
Quelle situation ! Quelle impasse ! Ma faute est devenue un devoir ; ma fidélité à Sergine est tout ce qui me reste d’honneur... et je ne sais plus si je l’aime ! Chose horrible à dire, il m’ennuie avec son respect inaltérable ! Il y a des moments où j’ai envie de lui crier : Mais, bats-moi donc, chevalier Grandisson !
UNE FEMME DE CHAMBRE, venant de la droite.
Madame reçoit-elle ?
LA MARQUISE.
Qui ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
M. Henri Charrier.
LA MARQUISE.
Je n’y suis pas...
La rappelant.
Julie !...
LA FEMME DE CHAMBRE.
Madame ?
LA MARQUISE.
Priez-le de m’attendre et venez me mettre une robe.
Elle sort par la gauche.
LA FEMME DE CHAMBRE, à la cantonade.
Veuillez entrer, monsieur ; – madame vous prie de l’attendre un moment.
Elle suit sa maîtresse.
HENRI, entrant.
J’attendrai.
Scène III
HENRI, seul
Mon entreprise est assez risquée. Apres tout, si on me met à la porte, je le verrai bien.
S’approchant du guéridon.
Des livres... Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es.
Prenant les livres.
L’Imitation... Ici Physiologie du mariage... le Contrat social... les Harmonies... Me voilà bien renseigné ! – Une bizarrerie assez fréquente chez les femmes du monde, me disait un vieil habitué de l’Opéra, c’est d’aimer à être traitées comme ces demoiselles. Pourquoi s’en étonne-t-on, ajoutait-il, tandis qu’on ne s’étonne pas que ces demoiselles aiment à être traitées comme des femmes du monde ? C’est le même esprit de révolte de part et d’autre, toujours le péché d’Ève qui agit en sens inverse, les points de départ étant contraires ; et les unes doivent être curieuses d’irrévérences comme les autres de respect. Et l’indulgent vieillard ajoutait : Il n’y a que deux catégories de femmes, mon enfant : les mères, qui sont la caste sainte, une et indivisible... et les petites dames. Quant aux femmes à une seule chute, elles sont rares comme le Niagara ; la plupart tombent en cascade, de curiosité en curiosité. Philosophe aimable, moraliste bienveillant !... Il en est mort.
Entre la marquise.
Sapristi ! qu’elle est belle !
Scène IV
LA MARQUISE, HENRI
LA MARQUISE.
Pardonnez-moi, monsieur Henri, de vous avoir fait attendre. J’étais encore en déshabillé du matin, et vous n’êtes pas un homme qu’on puisse recevoir en ami.
Elle s’assied sur le canapé.
HENRI.
Pourquoi donc cela, madame ?
LA MARQUISE.
Il faut bien que les femmes du monde vous traitent en ennemi, puisque vous n’êtes pas de leur camp.
HENRI.
Il y en a donc un autre ?
LA MARQUISE.
Plein de comparaisons terribles pour nous.
HENRI.
Je vous répondrais que vous les défiez toutes, si vous ne le saviez aussi bien que moi.
LA MARQUISE.
Vous devenez galant.
Henri tire son mouchoir.
Votre mouchoir embaume ! Comment va votre sœur ? il y a une éternité que je ne l’ai vue. Est-ce sur sa toilette que vous avez rencontré ce parfum-là ?
HENRI.
Oh ! pas du tout.
LA MARQUISE.
Les honnêtes femmes n’ont pas le secret de ces arômes étranges... Où se procure-t-on cela ? chez Guerlain ?
HENRI.
Permettez-moi, madame, de vous en envoyer un flacon.
LA MARQUISE, souriant.
Non, donnez-moi l’adresse de votre parfumeur.
HENRI.
Comme c’est amusant, n’est-ce pas, de mettre un pauvre homme entre une réponse inconvenante et des faux-fuyants maladroits ! Mais prenez garde : avec moi il n’y a pas de plaisir à ce jeu-là. Dès qu’on m’éclabousse je me jette à l’eau, comme dit... mon parfumeur.
LA MARQUISE.
Ces demoiselles ont donc de l’esprit ?
HENRI.
Un aimable enjouement, voilà tout.
LA MARQUISE.
Je voudrais bien savoir si ces créatures-là s’attachent.
HENRI.
Ma foi, madame, vous êtes plus curieuse que moi ; je ne leur ai jamais demandé.
LA MARQUISE.
Et vous autres, les aimez-vous ?
HENRI.
Beaucoup... par-ci, par-là.
LA MARQUISE.
Fi ! vous êtes affreux !
HENRI.
On élève si mal les jeunes gens aujourd’hui !
LA MARQUISE.
Ce sont bien eux qui s’élèvent eux-mêmes. Pourquoi fuient-ils la société des femmes comme il faut ?
HENRI.
Elles sont trop sévères.
LA MARQUISE.
Vous n’en savez rien.
HENRI.
Je le leur ai entendu dire.
LA MARQUISE, riant.
Vous êtes un impertinent, mon cher monsieur ; vous croyez-vous ici chez mamselle... mamselle ?...
HENRI.
Vous voulez savoir son nom ?
LA MARQUISE.
Vous êtes insupportable. Je voulais qu’il vous échappât.
HENRI, riant.
Il m’échappe... mademoiselle Taffetas.
LA MARQUISE.
Ça m’amusera de me la faire montrer dans le ballet... car elle en est, je suppose ?
HENRI.
Mieux que cela, madame ; elle danse des pas qui me couvrent de gloire.
LA MARQUISE.
Est-elle jolie ?
HENRI.
Entre deux, mais très drôle, avec des mains de duchesse. Je ne sais pas où elle se les est procurées.
LA MARQUISE, jouant avec un éventail.
Vous attachez du prix aux belles mains?
HENRI.
Oui, je vois bien ; les vôtres sont admirables.
LA MARQUISE.
Je ne vous les montrais pas.
HENRI.
Pardon, je l’ai cru.
LA MARQUISE.
Vous êtes un fat.
HENRI.
Quelle fatuité y a-t-il ? Ne montrait-on pas à Tantale de beaux fruits qui n’étaient pas pour ses lèvres ? Il n’en était pas plus fier, allez !
LA MARQUISE.
Vous avez un tour d’esprit singulier qui me choque et me plaît. Vous êtes meilleur que vous ne croyez.
HENRI.
Oui, j’aurais peut-être valu quelque chose si j’étais tombé en de certaines mains...
LA MARQUISE.
Maintenant encore, sous cette couche d’ironie, je suis sûre qu’en cherchant bien...
HENRI.
Connaissez-vous quelqu’un qui voudrait se donner la peine de chercher ?
LA MARQUISE.
Manque-t-il de femmes qui soient tentées par le rôle d’ange gardien ?
HENRI.
C’est que, je vais vous dire... je ne voudrais pas être gardé par le premier ange venu. Je suis très maniaque. D’abord il est inutile de se présenter si l’on n’a pas les cheveux blonds et les yeux noirs.
LA MARQUISE, froidement.
Avez-vous vu votre ami Sergine, ces jours-ci ?
HENRI.
Oui, madame.
À part.
Je suis peut-être allé trop vite.
UN DOMESTIQUE, annoncent de la droite.
M. Vernouillet.
LA MARQUISE.
Que veut cet homme ?
HENRI.
Faites serrer l’argenterie.
Il fait un pas vers la droite pour sortir.
LA MARQUISE.
Restez donc !
Scène V
LA MARQUISE, assise, HENRI, VERNOUILLET
VERNOUILLET.
Excusez-moi, madame la marquise, de me présenter sans presque avoir l’honneur d’être connu de vous.
LA MARQUISE, sèchement.
Pardonnez-moi, monsieur, vous l’êtes parfaitement. Vous venez sans doute me parler d’affaires ?
VERNOUILLET.
Oui, madame.
LA MARQUISE.
Veuillez vous asseoir.
Elle lui montre le canapé ; Vernouillet s’y assied.
HENRI.
Adieu, madame.
LA MARQUISE.
Vous êtes bien pressé ! Dites à votre sœur qu’elle est une vilaine de me négliger comme elle fait.
HENRI.
Si vous vouliez me permettre de réparer ses négligences ?...
LA MARQUISE.
Commencez par réparer les vôtres... vous avez un long arriéré avec moi.
HENRI.
Je ne demande qu’à me mettre au courant.
Il lui baise la main.
LA MARQUISE.
On se croirait à Versailles.
HENRI.
C’est tout ce que je voudrais ressusciter de l’ancien régime. Je déteste votre poignée de main anglaise ; c’est une hypocrisie brutale ; tandis que le baisemain... c’est toujours cela de pris.
LA MARQUISE.
Sur l’ami. À bientôt, n’est-ce pas ?
HENRI.
Merci...
À part, en sortant.
C’est égal, cette marquise-là, ce n’est pas le Niagara !
Il sort par la droite.
Scène VI
LA MARQUISE, VERNOUILLET
LA MARQUISE.
Parlez, monsieur.
VERNOUILLET.
Je serai bref, madame. Vous devez cent mille francs à la Caisse territoriale.
LA MARQUISE.
Je ne suis pas encore en mesure, mais demain...
VERNOUILLET.
Vous ne me comprenez pas. C’est une restitution que je vous fais. Vous perdiez cent mille francs par ma faute ; je vous rends votre signature ; vous ne devez plus rien.
LA MARQUISE.
Quoi ! monsieur...
VERNOUILLET.
Cela vous étonne, madame ? J’ai été si calomnié ! Mais, soyez-en sûre, dans cette désastreuse affaire il n’y a eu de ma part que mauvaise gestion, et non mauvaise foi. Je m’apprêtais à en donner une preuve éclatante en désintéressant tous mes actionnaires, quand ils m’ont intenté cet odieux procès. La restitution devenait impossible devant une accusation d’escroquerie ; c’eût été me condamner moi-même ; et je me dois aujourd’hui d’user rigoureusement de mon droit contre des gens qui ont voulu me déshonorer. Vous seule, madame, ne vous êtes pas jointe à mes ennemis, vous seule avez voulu rester la créancière de ma conscience, et vous voyez que vous n’y avez rien perdu... Vous y avez même gagné le serviteur le plus dévoué... Vous souriez ? Vous doutez de mon dévouement ? Soit ! J’espère bien vous le prouver avant peu.
LA MARQUISE.
Comment cela ?
VERNOUILLET.
En attelant mon journal à la fortune de M. de Sergine.
LA MARQUISE.
Monsieur !... vous avez le dévouement un peu bien familier.
VERNOUILLET.
C’est vrai ; je me sens si complètement à vous que j’agis comme si vous le saviez... Pardon !
LA MARQUISE.
Après cela, il faut vous mettre à la porte... ou vous remercier.
Lui tendant la main.
Je vous remercie.
VERNOUILLET.
Voilà une poignée de main qui double mes forces. C’est bien vrai que tout notre courage nous vient des femmes. Tout ce que nous sommes, c’est à elles que nous le devons. Ce sentiment vous étonne de ma part ?
LA MARQUISE.
Non, monsieur.
VERNOUILLET.
Vous êtes trop polie pour en convenir ; mais je suis bien sûr que vous me prenez pour un cœur desséché par les chiffres.
LA MARQUISE.
Je vous avoue que je n’ai pas d’opinion bien arrêtée à ce sujet.
VERNOUILLET.
C’est-à-dire que cela vous est fort égal. Cependant je vous suis tout acquis... n’êtes-vous pas un peu curieuse de connaître votre acquisition ?
LA MARQUISE.
Si cela peut vous être agréable...
VERNOUILLET.
Franchement, oui, j’y tiens. Trouvez-vous mauvais qu’ayant une place dans votre estime, je désire encore un coin dans votre sympathie ? Je n’en suis peut-être pas aussi indigne que vous pouvez le croire. Mon enseigne est trompeuse : je ne suis rien moins qu’un spéculateur.
LA MARQUISE.
Vous commencez à m’intriguer.
VERNOUILLET.
Vous le savez, le roman de l’ancien régime, c’était un roturier épris d’une fille de qualité, qui s’élevait jusqu’à elle en s’illustrant ; le roman de nos jours, c’est un jeune homme pauvre épris d’une fille riche, qui, pour rapprocher les distances, a cherché à s’enrichir.
LA MARQUISE.
C’est peut-être moins chevaleresque, mais, au fond, c’est toujours le même roman.
VERNOUILLET.
Eh bien ! madame, c’est toute mon histoire. J’aime, voilà le secret de mon ambition.
LA MARQUISE.
Et vous êtes aimé sans doute ?
VERNOUILLET.
Non. Par une bizarrerie de mon caractère, celle que j’aime ne me connaît pas encore.
LA MARQUISE.
Vraiment ?
VERNOUILLET.
Je ne voulais pas me présenter tant que je pouvais être pris pour un coureur de dot.
LA MARQUISE.
Mais si vous ne lui avez jamais parlé, comment l’avez-vous aimée ?
VERNOUILLET.
En la voyant faire l’aumône... avec quelle grâce de cœur, je ne saurais vous le dire. C’était à une pauvre femme qui tenait dans ses bras un enfant demi-nu. Je glissai mon humble bourse dans la main de la mère, j’embrassai l’enfant et je suivis la jeune fille. – Mais je vous ennuie.
LA MARQUISE.
Au contraire, continuez.
VERNOUILLET.
Elle entra dans un hôtel de la Chaussée-d’Antin, au coin de la rue de la Victoire.
LA MARQUISE, vivement.
De la rue de la Victoire ?
VERNOUILLET.
Et j’appris qu’elle était la fille d’un riche banquier.
LA MARQUISE.
De Charrier !
VERNOUILLET.
Vous la connaissez ?
LA MARQUISE.
Depuis son enfance.
VERNOUILLET, suppliant.
Oh ! madame ! si vous vouliez...
LA MARQUISE.
Je vous entends. Eh bien, monsieur, nous verrons.
VERNOUILLET, à part.
Ça y est.
UN DOMESTIQUE, annonçant de la droite.
Mademoiselle Charrier.
LA MARQUISE.
La voici justement. Vous allez nous laisser seules.
Scène VII
LA MARQUISE, CLÉMENCE, VERNOUILLET
LA MARQUISE.
À la bonne heure ! je commençais à croire que tu me boudais.
CLÉMENCE.
Ce n’est pas ma faute, va. Miss Griffith a été souffrante tout ce temps-ci, et, comme je n’ai qu’elle pour m’accompagner, j’ai été obligée de garder la chambre avec elle.
LA MARQUISE.
Elle est là ?
CLÉMENCE.
Oui, marraine. Je l’ai laissée dans le salon. Elle regardera les albums et sera bien sage.
VERNOUILLET, à part.
Elle est gentille.
Haut.
Mademoiselle vous appelle sa marraine ?
LA MARQUISE.
Parce qu’elle est ma filleule... et sur ce, monsieur, je vous mets à la porte. J’ai à causer sérieusement avec mademoiselle.
VERNOUILLET.
Adieu, madame... mademoiselle...
À part, en sortant.
C’est cent mille francs que ca me coûte... ça les vaut !
Il sort par la droite.
Scène VIII
LA MARQUISE, CLÉMENCE, assises à gauche, à côté l’une de l’autre
CLÉMENCE.
Qui est ce monsieur ?
LA MARQUISE.
Un homme dont tu dois avoir entendu dire bien du mal, M. Vernouillet.
CLÉMENCE.
Tiens ! mon frère et papa, en déjeunant ce matin, n’ont fait que se disputer à son sujet. Henri soutenait que c’est un coquin ; papa le défendait.
LA MARQUISE.
Ton père avait raison. Ton frère en parle à la légère comme j’en ai parlé moi-même avant de le connaître : maintenant je te déclare que je le crois fort honnête.
CLÉMENCE.
Honnête ! Sais-tu ce qu’Henri répondait à cela ? Que l’honneur ne comporte pas de hasard, qu’il est perdu dès qu’il est joué.
LA MARQUISE.
Sans doute.
CLÉMENCE.
Eh bien, ton M. Vernouillet a mis le sien à l’aventure.
LA MARQUISE.
Si tu savais pourquoi, tu l’excuserais. Ce n’est pas pour faire fortune qu’il s’est jeté dans les affaires, c’est pour se rapprocher d’une jeune fille qu’il aime.
CLÉMENCE.
Oh ! la vilaine preuve d’amour !
LA MARQUISE.
Mon Dieu ! c’est la seule possible à notre époque.
CLÉMENCE.
Comme il te plaira, mais je ne serais pas fière d’en être l’objet.
LA MARQUISE.
Ne sois donc pas fière, car c’est toi qu’il aime.
CLÉMENCE.
Moi ? Je ne l’ai jamais vu.
LA MARQUISE.
Mais il t’a vue, lui ; il t’a vue faire l’aumône.
CLÉMENCE.
Et il vient me la demander.
LA MARQUISE.
Tu n’es pas plus touchée, à ton âge ?...
CLÉMENCE.
Je ne suis pas même flattée.
LA MARQUISE.
Tu aimes donc quelqu’un ?
CLÉMENCE, troublée.
Je t’assure que non.
LA MARQUISE.
Il ne faudrait pas rougir en me l’assurant. Voyons, mignonne ; je suis ta marraine et tu n’as plus de mère ! à qui te confieras-tu si ce n’est à moi ?
CLÉMENCE.
Ne parlons jamais de cela, je t’en prie.
LA MARQUISE.
Quel mystère ! est-ce que ton choix ne serait pas digne de toi ?
CLÉMENCE.
Oh ! si, mais il ne songe pas à moi.
LA MARQUISE.
Quoi ! il n’a pas subi le charme de ta grâce, de ta jeunesse ? Ce n’est pas possible ; tu te trompes... Il t’aime ou il t’aimera.
CLÉMENCE.
Je l’ai espéré un instant ; dans ma présomption j’en étais même sûre... à ce point qu’attribuant son silence à une juste fierté, car il est pauvre, j’avais chargé mon frère de l’enhardir...
LA MARQUISE.
Eh bien ?
CLÉMENCE.
Il en aime une autre.
LA MARQUISE.
Une autre qui ne te vaut probablement pas.
L’attirant dans ses bras.
Ma pauvre enfant ! cette souffrance n’était pas encore faite pour toi !... Est-ce que je le connais ? Comment s’appelle-t-il ?
CLÉMENCE, très bas.
Sergine.
LA MARQUISE.
Sergine ? Albert de Sergine ? le journaliste ?
CLÉMENCE.
Est-ce qu’il y en a un autre ?
LA MARQUISE.
Et tu t’es crue aimée ? Sur quel indice ? quelle parole ? quel regard ? Ah ! je suis folle de te demander cela. Est-ce qu’on sait à quoi l’on se sent aimée ? à tout et à rien ! Le cœur ne s’y trompe pas.
CLÉMENCE.
Tu vois bien que si.
LA MARQUISE.
Ton frère t’a-t-il dit qu’il en aime une autre ou seulement qu’il n’est pas libre ?
CLÉMENCE.
Est-ce que ce n’est pas la même chose ?
LA MARQUISE.
Oui, c’est vrai... cela revient au même pour toi...
Elle se lève, et après un silence.
J’ai des lettres à écrire, des lettres pressées.
CLÉMENCE.
Tu me renvoies ?
LA MARQUISE.
Oui, mon enfant... Je te consolerais mal et tu m’en voudrais. J’ai eu dans ma vie, j’ai encore de tels chagrins, que les tiens me paraissent enviables.
CLÉMENCE.
Je l’ai fait de la peine ?...
LA MARQUISE.
Ah ! ce n’est pas ta faute. Tu as rouvert une blessure que je croyais fermée. – Va, mon enfant ; j’ai besoin d’être seule. Il n’y a pas de malheur irréparable à ton âge.
CLÉMENCE.
Oh ! j’ai du courage.
LA MARQUISE.
Moi aussi. Adieu, mon ange.
CLÉMENCE.
Ma pauvre marraine !
Elle l’embrasse et sort par la droite.
Scène IX
LA MARQUISE, seule
Il l’aime. Que suis-je pour lui, moi ? Une passion satisfaite, une habitude, une servitude !... L’ingrat ! moi qui...
Riant amèrement.
moi qui tout à l’heure encore faisais des avances à un libertin de mauvais ton, au frère même de celle qu’il aime pour sa pureté et à laquelle il renonce à cause de moi ! – Allons, Charlotte d’Auberive, sois franche et juste ! celui que tu accuses vaut mieux que toi ; à sa place, tu romprais brutalement si cette liaison était une entrave pour toi au lieu d’être ta position. Pourquoi me le dissimulerais-je ? Au point où nous en sommes, il me fait aumône d’honorabilité, il m’entretient de considération... C’est ignoble ! rendons-lui sa liberté à ce pauvre garçon, et prenons bravement le parti de la retraite. – C’est dur, à mon âge ! Je croyais encore avoir quelques années devant moi... Bah ! les lâches ne sont jamais prêts... Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? le grand point est de ne pas faire pitié !
UN DOMESTIQUE, de la droite.
Monsieur le marquis demande si madame peut le recevoir.
LA MARQUISE.
Quel marquis ?
LE DOMESTIQUE.
Mais... M. le marquis d’Auberive.
LA MARQUISE.
Mon mari ?
LE DOMESTIQUE.
Oui, madame.
LA MARQUISE, à part.
Est-ce que... Ce serait le salut !
Haut.
Faites entrer.
Scène X
LA MARQUISE, LE MARQUIS
Après un silence la marquise indique du geste un siège au marquis.
LE MARQUIS.
Inutile, madame ; je ne fais que passer. Je viens au sujet de la négociation dont vous avez chargé votre banquier.
LA MARQUISE.
Elle est désormais sans objet, monsieur, et j’allais prier M. Charrier de n’y pas donner suite. M. Vernouillet sort d’ici, tout est arrangé.
LE MARQUIS.
Puis-je vous demander dans quelles conditions ?
LA MARQUISE.
Il me remet purement et simplement ma dette à titre de restitution.
LE MARQUIS.
Bah ? Et qu’attend-il de vous en échange de cette largesse ? La main de votre filleule ?
LA MARQUISE.
Vous savez qu’il l’aime ?
LE MARQUIS.
C’est moi qui le lui ai conseillé. Au point où il en est, un beau mariage serait un coup de maître qui forcerait les dernières résistances.
LA MARQUISE.
Mais alors il s’est joué de moi d’une façon indigne.
LE MARQUIS.
Indigne d’un galant homme ; mais ce petit Vernouillet est le roi des drôles.
LA MARQUISE.
Et vous l’aidez de vos conseils ? Vous vous intéressez à lui ?
LE MARQUIS.
Je ne m’y intéresse pas ; je m’en divertis. C’est un des pantins de la comédie que je me donne à moi-même depuis que je n’ai plus d’intérêt personnel à la vie. Je m’amuse à fomenter la corruption de la bourgeoisie... elle nous venge. Quoi qu’il en soif, vous allez renvoyer son argent à ce jeune escroc.
LA MARQUISE.
Mais si c’est en effet de l’argent volé ?
LE MARQUIS.
C’en est. Mais du moment qu’il ne rembourse pas toutes ses victimes, accepter une restitution de faveur, c’est passer du camp des dupes dans celui du fripon, c’est pactiser avec le vol. Je m’étonne que ma nièce ne l’ait pas compris tout de suite.
LA MARQUISE.
Et moi, j’en rougis.
LE MARQUIS, déposant un portefeuille sur la cheminée.
Voilà un bon décent mille francs sur la Banque. Quant aux propositions dont vous aviez chargé M. Charrier, elles sont inacceptables. Vous continuerez à loucher intégralement votre pension.
LA MARQUISE.
Mais, monsieur, je ne puis consentir...
LE MARQUIS.
Je ne vous consulte pas : je suis seul juge du train de maison que doit avoir la marquise d’Auberive.
LA MARQUISE.
Cependant... n’avez-vous pas fait des pertes récentes ?
LE MARQUIS.
Il est vrai ; mon notaire m’a emporté une somme assez ronde ; mais je n’ai pas besoin de représenter, moi : je suis garçon.
LA MARQUISE.
Vous êtes le plus noble et le meilleur des hommes.
LE MARQUIS.
Pas de reconnaissance, je vous en prie. Ce que j’en fais n’est pas pour vous, mais pour l’honneur de notre nom. Je lui ai déjà fait bien d’autres sacrifices.
LA MARQUISE.
Celui de m’épouser, d’abord.
LE MARQUIS.
Ce n’a pas été un sacrifice, cela, – mais la pire des folies.
LA MARQUISE.
Si vous avez souffert, vous êtes bien vengé.
LE MARQUIS.
Ah ! votre tour est venu ?
LA MARQUISE.
Hélas ! – Et mon existence aurait pu être si belle ! Ce rôle de femme et de fille à la fois était si noble et si attachant ! Vivre au bras d’un pur gentilhomme, se consacrer à l’honneur de ses cheveux blancs, n’était-ce pas là matière à mon humeur romanesque ?
LE MARQUIS.
Oui, ce rôle était beau. Vous ne l’avez pas compris, ou il vous a fait peur. J’avais compté, je l’avoue, sur plus d’intelligence ou plus de courage dans une d’Auberive.
LA MARQUISE.
Ah ! ce n’est pas le courage qui me manque. J’en dépense cent fois plus, cent fois plus de circonspection et de surveillance sur moi-même pour garder un peu de dignité dans une position fausse, que ne m’en eût coûté l’accomplissement de tous ces beaux devoirs ! Mais j’étais une enfant alors ! Je ne comprenais pas... et aujourd’hui la lumière vient trop tard.
LE MARQUIS.
Trop tard.
LA MARQUISE.
Je suis encore plus effrayée qu’excédée de ma situation. Vous me connaissez : je suis malheureusement une de ces natures violentes qui ont besoin d’une exaltation quelconque pour se défendre des dernières chutes, et je n’en ai plus. Tout ce qui soutient les autres femmes me manque : la maternité, l’amour et le devoir ! Je me suis surprise aujourd’hui même sur une pente honteuse... À quoi puis-je me retenir ? Que me reste-t-il ?
LE MARQUIS, la saluant profondément.
De mon temps on avait Dieu.
Il sort.
Scène XI
LA MARQUISE, seule
Il est inflexible. Dieu, oui, c’est le seul refuse. Brave Sergine ! il ne s’attend guère à la bonne surprise que je lui prépare ! – Et si je me tourmentais dans le faux ? s’il ne pensait pas en effet à cette petite fille ! Pauvre Charlotte ! comme tu te raccroches à toutes les branches !
SERGINE, entrant par la droite en habit de soirée.
Me voici !
LA MARQUISE, à part.
Encore une tentative, mais que ce soit la dernière.
Scène XII
LA MARQUISE, SERGINE
SERGINE, allant à elle.
Vous ne direz pas que j’ai fait l’école buissonnière.
LA MARQUISE.
Le mot n’est pas heureux, mon ami.
SERGINE.
Pardon. Je ne me rappelle jamais que vous êtes sur le qui-vive avec moi.
LA MARQUISE.
Quelle toilette !
SERGINE.
N’allons-nous pas à l’Opéra ?
LA MARQUISE.
Je n’y pensais plus.
SERGINE.
Avez-vous eu des visites ?
LA MARQUISE.
Oui, une entre autres bien inattendue. Je vous la donne en mille. – M. Vernouillet !
SERGINE.
Qu’a-t-il affaire à vous ? Ah ! vos actions dans sa banque.
LA MARQUISE.
D’abord ; mais ce n’était que le prétexte. Sa visite avait un post-scriptum. Il est amoureux... pas de moi, rassurez-vous, et il me prie de m’intéresser à son mariage.
SERGINE.
J’espère bien que vous n’allez pas vous entremettre pour ce personnage ? Est-ce que son mariage dépend de vous ?
LA MARQUISE.
Pas précisément, mais je serai consultée. Il s’agit de ma filleule.
SERGINE, vivement.
Clémence ?
LA MARQUISE.
Vous voulez dire mademoiselle Charrier.
SERGINE.
Et vous prêteriez les mains à cette alliance monstrueuse, vous ?
LA MARQUISE.
J’avoue que je n’en vois pas bien la monstruosité.
SERGINE.
En vérité, madame, vous perdez le sens moral.
LA MARQUISE.
Vous vous oubliez, monsieur de Sergine !
SERGINE.
Non, madame. C’est vous qui avez besoin d’être rappelée à vous-même. Quoi ! ce titre de marraine, cette autorité maternelle, vous remploieriez à jeter la noble enfant dans les bras d’un homme taré ?
LA MARQUISE.
Rassurez-vous ; je n’en ai pas envie. C’était une épreuve. Je sais maintenant ce que je voulais savoir.
SERGINE.
Et quoi donc ?
LA MARQUISE.
Vous aimez Clémence.
SERGINE, troublé.
Moi ! Où voyez-vous cela ?
LA MARQUISE.
Ne fût-ce qu’à votre emportement quand je veux la marier. C’est la première fois que vous me parlez durement, Albert. Je ne vous en veux pas, mon pauvre ami, mais n’allons pas plus loin. L’heure de la séparation a sonné. Je vous relève de vos serments et vous rends votre liberté.
SERGINE.
Mais je n’accepte pas cette rupture. Songez-vous ?...
LA MARQUISE.
À ce que dira le monde ? Je renonce au monde.
SERGINE.
Vous renoncez ? Non, Charlotte ! quand votre supposition serait fondée, et elle ne l’est pas... je ne vous abandonnerais jamais ! – Ne vous avais-je pas priée tout d’abord de ne pas vous mêler du mariage de Vernouillet ? Est-il étonnant que j’y aie mis plus de vivacité quand j’ai su qu’il s’agissait de la sœur de mon meilleur ami ? Vous êtes une enfant. Je n’aime et ne puis aimer que vous.
LA MARQUISE.
Soyez sincère, je vous en supplie, soyez brutal. J’aime mieux vous perdre que vous tenir de votre compassion... de votre charité. Je m’attendais à une résistance généreuse, vous me la deviez ; mais vous voilà en règle avec votre conscience ; vous en avez assez fait pour le devoir...
SERGINE.
On n’est quitte avec le devoir qu’après l’avoir rempli. Mais il n’a rien à faire ici.
UN DOMESTIQUE, venant de la gauche.
Madame est servie.
SERGINE.
Daignerez-vous accepter mon bras ?
LA MARQUISE.
Vous le voulez ? C’était bien la peine de tant me tourmenter pour arriver à ce dénouement.
Ils sortent par la gauche.
ACTE III
Un magnifique cabinet de travail chez Vernouillet. Porte d’entrée au fond ; porte dans un pan coupé à droite ; cheminée dans un plan coupé à gauche ; une grande table couverte d’un tapis vert sur le devant à gauche ; guéridon à droite près de la porte, sur lequel sont des flacons de liqueurs et des petits verres. Une causeuse sur le devant à droite.
Scène première
VERNOUILLET, étendu sur la causeuse, GIBOYER, dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée
VERNOUILLET.
Que diriez-vous, monsieur Anatole Giboyer, mon secrétaire et ami, si vous appreniez tout à coup que j’ai refusé les présents d’Artaxerce ?
GIBOYER.
Je dirais qu’Artaxerce est un pingre.
VERNOUILLET.
Il ne faisait pourtant pas mal les choses ; cent vingt mille francs sont un joli denier.
GIBOYER, se levant.
La subvention du journal ?
VERNOUILLET.
Elle-même, mon bon. J’ai écrit au ministre que le journal ne la recevrait plus. Comment trouves-tu ça ?
GIBOYER.
Tu te railles de ma crédulité.
VERNOUILLET.
Non, sur l’honneur.
GIBOYER.
Alors quel est ton but ?
VERNOUILLET.
De n’être aux gages de personne ; de ne relever que de ma conscience ; de marcher dans ma force et dans ma liberté ! Que cherches-tu sous les meubles ?
GIBOYER.
Le naïf pour qui tu poses.
VERNOUILLET.
C’est toi-même, mon bon ami.
GIBOYER.
Ah ! tu t’exerces ? je suis le mannequin ? Va ton train.
VERNOUILLET.
Tâche donc de te prendre au sérieux, mon cher. Tu n’es plus un bohème, du moment que je t’attache à ma fortune.
GIBOYER.
Eh bien, sérieusement, est-ce que tu vas passera l’opposition ?
VERNOUILLET.
Parbleu ! C’est l’A B C du métier.
GIBOYER.
Et les abonnés ?
Il va au guéridon au fond et se verse un verre de liqueur.
VERNOUILLET.
Ils ne s’apercevront seulement pas du changement de front. Je ferai tout juste assez d’opposition pour que le pouvoir compte avec moi, au lieu de compter sur moi.
GIBOYER.
Et tes actionnaires ?
VERNOUILLET.
Est-ce que ça les regarde ? Pourvu qu’ils touchent leurs dividendes, ils n’ont rien à dire. D’ailleurs, je me suis réservé le droit de racheter leurs actions et je les rachèterai toutes.
GIBOYER.
Quand tu les auras fait baisser.
VERNOUILLET.
Non, dès que j’aurai triplé mes fonds à la Bourse, – ce qui ne sera pas long, étant à la source des renseignements.
GIBOYER, dégustant son petit verre.
Étant toi-même la source des renseignements. – Dire que je ne peux pas grappiller à ta suite, faute d’un petit capital.
VERNOUILLET.
Il ne tiendra qu’à toi de t’en faire un.
GIBOYER.
Sur mes économies ?
VERNOUILLET.
Et sur tes frais de voitures. Tu m’en comptes quarante-huit heures par jour.
GIBOYER.
Le temps me paraît si long loin de loi.
VERNOUILLET.
Tu m’attendris. J’augmente ta position.
GIBOYER.
Oh ! mon bienfaiteur !
VERNOUILLET.
Outre ta place de secrétaire de la rédaction, je te donne la chronique...
GIBOYER.
Des tribunaux ?
VERNOUILLET.
Gourmand ! non, des salons... quatre sous la ligne.
GIBOYER.
Je ferai l’article des modes ?
VERNOUILLET.
Oui, et tu signeras comtesse de Folleville.
GIBOYER.
Bon ! je m’habillerai dans les maisons recommandées.
VERNOUILLET.
Tu pourras aussi faire quelques incursions dans le monde des théâtres...
GIBOYER.
Et le critique du lundi ?
VERNOUILLET.
À propos des toilettes... à propos de ce public des premières représentations, souvent plus curieux que la pièce. Tu pourras même çà et là parler des actrices en vogue : ainsi ce soir on donne un nouveau ballet à l’Opéra...
GIBOYER.
Tu m’emmèneras avec toi ?
VERNOUILLET.
Non, ma loge est pleine ; mais tu éreinteras la petite Noémie...
GIBOYER.
Tiens ! je la trouve charmante.
VERNOUILLET.
Moi aussi.
GIBOYER.
Compris. – Sardanapale, va !
VERNOUILLET.
Motus là-dessus. Je pense à me marier.
GIBOYER, plaintif.
Oh ! pourquoi ?
VERNOUILLET.
Il me faut bien un salon.
GIBOYER.
As-tu un parti en vue ?
VERNOUILLET.
Oui.
GIBOYER.
Quels émoluments ?
VERNOUILLET.
Cinq cent mille francs, et un beau-père bien posé.
GIBOYER.
La demoiselle a donc des engelures ?
VERNOUILLET.
Elle est charmante, je l’ai vue.
GIBOYER.
Alors elle n’est pas pour ton nez.
VERNOUILLET.
C’est ce que nous verrons. La presse est un merveilleux instrument dont on ne soupçonne pas encore toute la puissance. Jusqu’ici, il n’y a eu que des racleurs de journal : place à Paganini !
Un domestique apporte des lettres sur un plat d’argent, et sort.
VERNOUILLET, décachetant.
Encore des lettres ! C’est fatigant !
À Giboyer qui tire une pipe de sa poche.
Une pipe ! veux-tu cacher cela ! Te crois-tu aux bureaux du journal ?
GIBOYER.
C’est ma fille ; je ne la quitte jamais.
VERNOUILLET.
On ne fume pas chez moi.
GIBOYER.
Alors je vais lui faire faire un tour au Palais-Royal.
VERNOUILLET, ouvrant une lettre.
Un autographe du ministre, en réponse à ma lettre d’hier.
GIBOYER.
Du ministre ?
VERNOUILLET.
Écoute ça :
Lisant.
« Monsieur, la connaissance des hommes ne m’a pas laissé une grande estime pour l’humanité. Je n’en suis que plus heureux quand je rencontre un caractère. Vous en êtes un, monsieur ; votre lettre m’a inspiré un vif désir de vous connaître. Voulez-vous me faire l’honneur de venir dîner demain au ministère ? – Agréez, etc. » – Comment la trouves-tu ?
GIBOYER.
Elle serait invraisemblable si elle n’était pas vraie.
VERNOUILLET.
Il y a des moments où ma puissance m’épouvante, ma parole d’honneur ! Je finirai par n’oser plus froncer le sourcil de pour d’ébranler l’Olympe... Ah ! Giboyer, quelle admirable chose que la presse ! Que de bien elle peut faire !
GIBOYER.
Ne m’en parle pas, ça fait frémir ! Iras-tu à ce dîner ?
VERNOUILLET.
Parbleu ! et j’espère bien trouver la croix sous ma serviette. – De mon agent de change... Diable ! hausse d’un franc ! C’est demain la liquidation, et j’ai vendu cent mille... Je suis dans de beaux draps !
GIBOYER.
Pourquoi cette hausse ?
VERNOUILLET.
La visite de l’empereur de Russie à la reine d’Angleterre est démentie.
GIBOYER.
Ah ! oui, par le Courrier de Paris.
VERNOUILLET.
Belle autorité ! Faut-il que ces boursiers soient jobards !
GIBOYER.
Le Courrier est en général bien informé.
VERNOUILLET.
J’ai cent raisons de croire qu’il l’est mal aujourd’hui.
GIBOYER.
Tu en as même cent mille.
VERNOUILLET.
Cours aux bureaux du journal ; fais-moi une correspondance de Saint-Pétersbourg : le tzar est parti. Nous rectifierons après la liquidation... s’il y a lieu.
GIBOYER, prenant son chapeau.
Il est toujours beau de confesser une erreur.
Il sort par la droite.
Scène II
VERNOUILLET
C’est un mauvais tour que me joue le Courrier de Paris... le gredin est sans doute à la hausse ! Je lui revaudrai cela.
UN DOMESTIQUE annonce du fond.
M. le marquis d’Auberive.
Scène III
LE MARQUIS, VERNOUILLET
VERNOUILLET.
Bonjour, monsieur le marquis. Quel bon vent vous amène ?
LE MARQUIS.
Je viens vous faire mon compliment. J’ai de vos nouvelles, mon gaillard ! Il paraît que vous vous conduisez avec le ministère comme un homme de Plutarque !
VERNOUILLET.
J’ai déchiré le pacte de servitude, voilà tout.
LE MARQUIS.
C’est très fort, mon cher, c’est très fort. Jusqu’ici on ne connaissait que deux sortes de presse, la presse indépendante et la presse vénale ; l’une pauvre, l’autre discréditée : vous en créez une troisième qui réunit les avantages des deux autres sans leurs inconvénients.
VERNOUILLET.
Quoi ! vous supposez... ?
LE MARQUIS.
Ne jouez donc pas au fin avec moi ; je ne suis pas bégueule, et j’admire le génie partout où je le rencontre. C’était, en apparence, un problème insoluble qu’un journal à la fois indépendant et vénal ; vous l’avez résolu du premier coup ; vous avez vu avec le coup d’œil de l’aigle, qu’il s’agissait tout simplement de retourner la spéculation, et de vendre au public votre influence sur le gouvernement, au lieu de vendre au gouvernement votre influence sur le public.
VERNOUILLET.
Je ne comprends pas...
LE MARQUIS.
Voyons, n’avez-vous pas vendu ce matin même la question du libre échange ?
VERNOUILLET.
D’où savez-vous ?...
LE MARQUIS.
Je sais tout, moi ! Vous êtes un grand homme, ami Vernouillet, et la presse entre vos mains va devenir une belle institution.
VERNOUILLET.
Je l’espère.
LE MARQUIS.
Et moi aussi. Quelle sera votre ligne politique ? C’est très important pour la prospérité de cette benoîte quatrième page, que vous ne méprisez pas, j’imagine ?
VERNOUILLET.
Non, certes.
LE MARQUIS.
La presse étant un sacerdoce, il faut bien pourvoir aux frais du culte.
VERNOUILLET.
J’y ai songé. Je résume tout mon programme dans cette simple formule qui servira d’épigraphe au journal : Plus de révolutions !
LE MARQUIS.
Magnifique programme, si vous le réalisez.
VERNOUILLET.
Oh ! pourvu que je réalise trente mille abonnés !...
LE MARQUIS.
C’est juste. – Courage, mon camarade ! Votre position grandit à vue d’œil. Suivez mon conseil, mariez-vous. Il faut faire souche.
VERNOUILLET.
J’ai commencé les démarches.
LE MARQUIS, à part.
Je le sais.
VERNOUILLET.
La première a été de me procurer la collection de la Gazette des Tribunaux et de rechercher le procès de Charrier, car, sans être rigoriste, je ne serais pas flatté de m’allier à un fripon.
LE MARQUIS.
Eh bien ?
VERNOUILLET.
Ma conscience est rassurée. Son procès est, comme vous me l’aviez dit, le pendant du mien : il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
LE MARQUIS.
Pensez-vous que je vous aurais conseillé une mésalliance ?
VERNOUILLET.
Non, sans doute ; mais, dans ces matières délicates, vous savez, on aime à s’assurer par soi-même...
Scène IV
LE MARQUIS, VERNOUILLET, GIBOYER
GIBOYER, de la porte de droite.
Le tzar est en route.
VERNOUILLET.
Chut !
GIBOYER, apercevant le marquis.
N’est-ce pas à monsieur le marquis d’Auberive que j’ai l’honneur...
LE MARQUIS.
À lui-même, monsieur.
GIBOYER, à Vernouillet.
Présente-moi donc !
VERNOUILLET.
M. Anatole Giboyer, un camarade de collège à moi, et le plus actif de mes collaborateurs.
LE MARQUIS.
Giboyer... Attendez donc... Non ! ce ne peut pas être cela.
GIBOYER.
C’est précisément cela, au contraire.
LE MARQUIS.
Quoi ! ce portier qui avait vendu son fils à un maître de pension ?...
GIBOYER.
C’était mon propre père, et je suis l’enfant prodige en personne.
VERNOULLLET.
Tu ne t’étais jamais vanté de cela, toi.
GIBOYER.
Nous autres philosophes, nous attachons si peu de prix au frivole avantage de la naissance ! Si je m’en targue aujourd’hui, c’est uniquement pour remercier M. le marquis de l’intérêt qu’il me témoigna dans cette circonstance. Après avoir attaqué de toutes les manières la fatale résolution de mon père, il lui donna son compte. Si le brave homme vous avait écouté, monsieur le marquis, je tirerais tranquillement le cordon chez vous à l’heure qu’il est, au lieu de tirer le diable par la queue.
LE MARQUIS.
Regretteriez-vous le bienfait de l’éducation ?
GIBOYER.
Il m’a mené coucher loin !
LE MARQUIS.
Vous m’étonnez !
GIBOYER.
Tant qu’ont duré mes études, j’ai vécu comme un coq en pâle. Je remportais tous les prix, et les marchands de soupe se disputaient votre serviteur comme une réclame vivante ; si bien qu’en philosophie j’avais obtenu de la concurrence une chambre à part, avec la permission de fumer et de découcher. Mais le lendemain de mon baccalauréat, il fallut en rabattre.
LE MARQUIS.
Votre bienfaiteur vous planta là ?
GIBOYER.
Oh ! non !... Il m’offrit une place de pion à six cents francs ; mais il me supprima la chambre, la pipe et les permissions de dix heures. Ça ne pouvait pas durer ; je lâchai l’enseignement, et je me jetai dans les aventures, plein de confiance en ma force et ne soupçonnant pas que ce grand chemin de l’éducation, où notre jolie société laisse s’engouffrer tant de pauvres diables, est un cul-de-sac.
LE MARQUIS, à Vernouillet.
Écoutons : ce n’est pas du style noble, mais c’est instructif.
À Giboyer.
Voudriez-vous qu’ou le murât, ce cul-de-sac !
GIBOYER.
Oui, morbleu ! qu’on le mure si on ne peut pas le percer par l’autre bout !... Savez-vous comment j’ai vécu, moi qui pourrais soutenir une thèse, comme Pic de La Mirandole de omni re scibili ?
LE MARQUIS, s’asseyant à gauche de la table.
Je serais curieux de le savoir. Contez-moi cela.
Vernouillet est auprès de la cheminée.
GIBOYER.
Est-ce que cela se raconte ? Vivant d’expédients, empruntant l’aumône, laissant une illusion et un préjugé à chaque pièce de cent sous, je suis arrivé à l’âge de quarante ans, le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme.
LE MARQUIS.
Je ne suis pas un ardent défenseur de notre société ; permettez-moi cependant de vous dire que si vous n’aviez pas quelques vices...
GIBOYER.
Oui, parbleu ! j’en ai. Vous en avez bien, vous autres !... Croyez-vous que les privations soient un frein aux appétits ? Mais si je n’avais eu que mes vices, ils n’étaient pas bien coûteux, je me serais encore tiré d’affaire ; par malheur j’avais aussi une vertu, la seule qui ne fût pas restée en route : j’étais bon fils. Je ne voulais pas mettre mon père à l’hôpital... C’était un enfantillage... Que voulez-vous ? on n’est pas complet. Il a eu l’indiscrétion de vivre longtemps, et moi j’ai eu la simplicité de le pleurer. Si c’était à recommencer...
LE MARQUIS.
Bah ! vous recommenceriez.
GIBOYER.
C’est possible. Je ne veux pas me faire plus fort que je ne suis. Mais c’est une grande duperie qu’une vertu dans une position où l’homme n’a pas trop de toutes ses forces et de tous ses vices pour se frayer un passage !
VERNOUILLET.
Laisse-nous donc tranquille ! Le vrai mérite perce toujours. Je pourrais te citer vingt hommes éminents sortis comme toi des rangs du peuple.
GIBOYER.
Parbleu ! je t’en citerais cinquante !
VERNOUILLET.
Alors, de quoi te plains-tu ?
GIBOYER.
Je me plains de n’en pouvoir citer que cinquante ; je me plains qu’il faille un mérite exceptionnel pour percer ; enfin que ce soit l’exception et non la règle.
VERNOUILLET.
Ce n’est pas à moi qu’il faut t’en prendre, c’est au gouvernement.
GIBOYER.
Les gouvernements ne sont pour rien là-dedans ; question sociale et non politique.
LE MARQUIS.
Ah ! ah ! monsieur est socialiste ?
GIBOYER.
Si je le suis ! jusqu’aux moelles ! Et vous, monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Pas jusque-là... Mais je ne demande qu’à être catéchisé... Parlez.
GIBOYER.
Oh ! c’était bon il y a vingt ans, quand j’étais jeune, aujourd’hui non est hic locus.
LE MARQUIS.
Encore du latin ?
GIBOYER.
Voulez-vous du grec pour changer ?
VERNOUILLET.
Tu n’es qu’un pédant.
GIBOYER.
Mon éducation me le permet.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
M. Charrier.
Scène V
LE MARQUIS, VERNOUILLET, GIBOYER, CHARRIER
LE MARQUIS.
Et vous, Charrier, – êtes-vous socialiste jusqu’aux moelles ?
CHARRIER.
Moi ! juste ciel ! je professe la plus profonde horreur pour cette abominable secte !
LE MARQUIS.
Alors, permettez-moi de vous présenter M. Giboyer de La Mirandole, membre des classes dangereuses de la société et mon ami.
CHARRIER, saluant.
Charmé, monsieur.
GIBOYER, saluant.
De rien, monsieur.
CHARRIER.
J’ai horreur des principes, non des personnes, et quand une conviction est sincère comme la vôtre, monsieur...
GIBOYER, très gracieux.
Mais elle ne l’est pas, monsieur. Tout ça m’est bien égal.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. de Sergine.
VERNOUILLET, à part.
Ah ! diable ! le mari qui est là.
Scène VI
LE MARQUIS, VERNOUILLET, GIBOYER, CHARRIER, SERGINE
LE MARQUIS, après un instant d’embarras.
Comment se porte M. de Sergine ?
SERGINE.
Et vous-même, monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Les hasards de la vie parisienne nous ont séparés comme ils nous avaient rapprochés ; mais si j ai perdu de vue votre personne, je n’ai pas perdu de vue votre talent. Au revoir, monsieur, c’est-à-dire à votre prochain article.
SERGINE, saluant.
Monsieur.
Le marquis sort.
GIBOYER, fredonnant entre ses dents.
Et voilà comme
Un galant homme
Évite tout désagrément.
Scène VII
VERNOUILLET, GIBOYER, CHARRIER, SERGINE
VERNOUILLET, à Sergine.
Vous m’apportez votre article ?
SERGINE.
Non, monsieur. Je viens au contraire vous annoncer en deux mots que je ne fais plus partie de la rédaction du journal.
VERNOUILLET.
Hein ?
SERGINE.
Je passe au Courrier de Paris.
VERNOUILLET.
Au moment où je vous offrais des avantages qu’aucun autre journal ne peut vous faire ?
CHARRIER.
Quelle est cette folie, mon cher ami ?
SERGINE.
Monsieur et moi nous avons des manières différentes d’envisager les choses.
VERNOUILLET.
En quoi donc ?
SERGINE.
Je respecte la presse, vous la méprisez ; j’en fais une tribune, vous en faites une boutique.
VERNOUILLET.
Une boutique ? Où prenez-vous cela ?
SERGINE.
N’avez-vous pas vendu, ce matin même, la question du libre échange à une société de maîtres de forges ?
VERNOUILLET.
Eh bien ?
SERGINE.
Votre journal est à vous et je n’ai rien à dire ; mais quand on ne peut pas chasser les marchands du Temple, il faut en sortir soi-même. C’est ce que je fais. Adieu, monsieur.
VERNOUILLET.
Bonsoir.
Sergine sort.
Scène VIII
CHARRIER, VERNOUILLET, GIBOYER
GIBOYER, à part.
Il est honnête... il a donc de quoi ?
VERNOUILLET, brusquement.
Trouve-moi un autre rédacteur.
GIBOYER.
Un autre rédacteur... ça ne se trouve pas dans le pas d’un cheval ! – Ah ! tu as de la chance ! j’ai ton affaire ; un brave garçon dont la misère a usé toutes les convictions.
VERNOUILLET.
Bon cela ! Qui ?
GIBOYER.
Un inconnu plein de talent, Jacques Morfaux : tu pourras le prendre à l’essai.
VERNOUILLET.
Amène-le-moi tout de suite.
GIBOYER.
C’est que je ne sais pas où il perche. Ah ! il donne ses audiences au divan Lepelletier... Je l’y trouverai peut-être.
À Charrier.
Monsieur...
Il sort par la droite.
Scène IX
CHARRIER, VERNOUILLET
CHARRIER.
Est-il vrai que vous ayez vendu la question du libre échange à des maîtres de forges ?
VERNOUILLET.
Eh bien, quoi ? allez-vous me reprocher aussi de faire de mon journal une boutique ?
CHARRIER.
Non, mais je n’en suis pas moins très fâché que vous ayez vendu la question.
VERNOUILLET.
Pourquoi ? voyons, pourquoi ?
CHARRIER.
Parce que je venais vous l’acheter... pour une société vinicole.
VERNOUILLET.
À la bonne heure ! On peut s’entendre avec vous. Cet imbécile de Sergine !
CHARRIER.
C’est un fou qui ne comprend rien aux affaires.
VERNOUILLET.
Il finira mal, ce garçon-là.
CHARRIER.
Il finira sur la paille.
VERNOUILLET, à part.
C’est un homme de sens. Si je lui demandais sa fille séance tenante ?
CHARRIER.
Combien avez-vous vendu ?
VERNOUILLET.
Soixante-cinq mille cinq cents francs.
CHARRIER.
Singulier compte !
VERNOUILLET.
C’est un enfantillage de ma part ; j’ai tenu à compléter mon million.
CHARRIER.
Vous avez un million, vous ?
VERNOUILLET.
Et je suis garçon. C’est une valeur, cela. Mais je ne compte pas ma main dans mon avoir. Je ne comprends que les mariages d’inclination.
CHARRIER.
Est-ce que vous auriez la folie d’être amoureux ?
VERNOUILLET.
Ce n’est pas une folie : celle que j’aime, sans avoir la fortune à laquelle je pourrais prétendre, est encore un beau parti. Si j’apporte le dîner, elle apportera le dessert.
CHARRIER.
À la bonne heure ! Et à quand le mariage ?
VERNOUILLET.
Oh ! ce n’est pas fait. Je crains des difficultés de la famille.
CHARRIER.
Et pourquoi ?
VERNOUILLET.
La jeune personne n’a que dix-huit ou dix-neuf ans, et j’en ai près de quarante.
CHARRIER.
Qu’importe ? vous n’avez jamais fait d’excès : vous êtes bien conservé. J’avais vingt ans de plus que ma femme et elle a été parfaitement heureuse.
VERNOUILLET.
Et puis ce maudit procès n’est-il pas encore bien récent ?
CHARRIER.
Bah ! qui est-ce qui s’en souvient ?
VERNOUILLET.
Il m’a fait du tort auprès de bien des gens.
CHARRIER.
Auprès de ceux qui n’ont pas su le fond des choses ; mais vous avez des amis qui se font un devoir de l’expliquer.
VERNOUILLET.
Ainsi, vous trouvez que les parents auraient tort de me refuser ?
CHARRIER.
Ils seraient archifous. – Ah çà !... on m’attend chez moi...
Il remonte la scène, et va prendre son chapeau qu’il a déposé en entrant à droite de la porte du fond.
VERNOUILLET.
Je suis enchanté devons voir dans des sentiments aussi raisonnables ; cela m’enhardit à vous faire ma demande.
CHARRIER.
Hein ? Quoi ? quelle demande ?
VERNOUILLET.
C’est votre fille que j’aime, et j’ai l’honneur de vous demander sa main.
CHARRIER, descendant en scène.
En vérité, mon cher ami, vous me prenez tellement à l’improviste...
VERNOUILLET.
Vous connaissez ma position de fortune...
CHARRIER.
Elle est superbe... Mais ma fille est bien jeune pour vous.
VERNOUILLET.
Vous aviez vingt ans de plus que madame Charrier, et elle a été parfaitement heureuse.
CHARRIER.
Oh ! parfaitement ?... Oui, mais elle courait une chance que je ne voudrais pas que ma fille courût. Et puis, franchement, votre procès vous a fait du tort.
VERNOUILLET.
Auprès de ceux qui ne savent pas le fond des choses ; mais vous le savez, vous.
CHARRIER.
Oui... mais l’opinion publique... Je puis la braver pour moi-même... En ai-je le droit quand il s’agit de mon enfant ?
VERNOUILLET.
L’opinion publique n’a jamais eu la mémoire longue, vous le savez aussi bien que moi ; et elle l’a plus courte aujourd’hui que de votre temps.
CHARRIER.
Pardon, je ne comprends pas.
VERNOUILLET.
Nous nous comprenons parfaitement.
Charrier baisse les yeux.
Bref, j’ai à cœur, comme vous, de me justifier par mes actes, et j’y parviendrai comme vous, plus vite même. J’ai déjà commencé : j’ai refusé la subvention du ministère.
CHARRIER.
Ah !
VERNOUILLET.
Et voici la réponse du ministre. Lisez.
CHARRIER, après avoir lu.
C’est capital ! je vous en fais mon sincère compliment. Du reste, le ministre se connaît en hommes. Vous êtes un caractère, en effet ; je n’en veux pas d’autre preuve que le refus de la subvention. C’est un trait antique.
VERNOUILLET.
Vous êtes trop indulgent. En somme, vous trouvez en moi un gendre riche, influent, considérable et considéré... ou sur le point de l’être, qui aime votre fille et qui a traversé les mêmes épreuves que vous... Que voulez-vous de mieux ?
CHARRIER.
Tout cela est vrai... parfaitement vrai. Je ne vous dis ni oui ni non. Laissez-moi réfléchir.
VERNOUILLET.
Prenez votre temps. La marquise d’Auberive vous renouvellera ma demande dans quelques jours.
CHARRIER.
La marquise ?
VERNOUILLET.
Oui ; c’est un de mes plus zélés partisans. Elle est à moi à pendre et à dépendre.
CHARRIER.
Que ne disiez-vous cela ?
VERNOUILLET.
Je vous certifie qu’avant un mois je serai maître de la situation.
CHARRIER.
Eh bien, ma foi !... venez chez nous sans affectation, faites une cour discrète... Je serai enchanté qu’elle réussisse. Je ne peux rien vous dire de mieux.
VERNOUILLET.
Je commencerai dès aujourd’hui.
CHARRIER.
C’est cela... Ah ! diable, non ! N’allons pas si vite, nous gâterions tout. Il vous faut d’abord gagner mon fils Henri, qui a beaucoup d’influence sur sa sœur et qui n’est pas très bien disposé pour vous, je ne vous le cache pas.
VERNOUILLET.
Soyez tranquille ; je me charge de lui, et ce sera bien le diable si je ne l’oblige pas à me remercier. Ceux que je ne tiens pas par l’intérêt, l’ambition ou la vanité, je les liens par leurs plaisirs, et ce ne sont pas ceux que je tiens le moins.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Madame la marquise d’Auberive.
VERNOUILLET.
Que vous disais-je ?
Scène X
VERNOUILLET, LA MARQUISE, CHARRIER
LA MARQUISE, apercevant Charrier.
Tiens, Charrier.
VERNOUILLET.
Comme vous arrivez à propos, madame ! Ma demande est faite ; il ne vous reste plus qu’à l’apostiller.
LA MARQUISE.
Quelle demande ? Ah ! la main de Clémence ? Ce n’est pas ce qui m’amène. D’ailleurs Charrier sait ce qu’il a à faire et n’a pas besoin de conseils.
CHARRIER.
Pardonnez-moi, madame. Vous aimez trop Clémence pour n’avoir pas voix au chapitre quand il s’agit de son bonheur, et je vous avoue qu’en cette circonstance votre avis sera décisif.
LA MARQUISE.
Raison de plus pour que je ne le donne pas à la légère. Vous m’accorderez bien vingt-quatre heures de réflexion ?
CHARRIER.
D’après ce que m’a dit Vernouillet, j’aurais cru votre opinion toute faite.
LA MARQUISE.
Venez me voir demain. Nous causerons plus sérieusement et plus commodément chez moi.
VERNOUILLET.
Remarquez, madame, que ce refus de répondre en ma présence équivaut à une réponse négative.
LA MARQUISE.
Peut-être bien.
VERNOUILLET.
Mais c’est la ruine de toutes mes espérances !
LA MARQUISE.
Vous en trouverez d’autres.
VERNOUILLET.
Fort bien ! Puis-je savoir en quoi j’ai démérité depuis hier que vous me promettiez votre entremise
LA MARQUISE.
Je n’ai rien promis.
VERNOUILLET.
Vous m’avez laissé espérer, du moins.
LA MARQUISE.
Je me serai mal expliquée.
VERNOUILLET.
Ou plutôt j’aurai mal compris. Mais mon erreur est excusable ; je croyais avoir acquis des droits réels à votre protection.
LA MARQUISE, jetant un portefeuille sur la table.
Il y a cent mille francs dans ce portefeuille. Voilà l’objet de ma visite. J’avais hâte de ne plus rien vous devoir... vous me prouvez que j’avais raison.
VERNOUILLET.
Je crois comprendre, madame... Vous passez aussi au Courrier de Paris.
LA MARQUISE, avec une grâce ironique.
Quand vous me rencontrerez dans le monde, puisqu’on vous y tolère... vous me ferez l’honneur de ne pas me reconnaître, n’est-ce pas ?
VERNOUILLET.
Prenez garde, madame ! C’est une déclaration de guerre !
LA MARQUISE, souriant.
Soit, monsieur ; s’il faut vous avoir pour ami ou pour ennemi, mon choix est fait.
VERNOUILLET.
En vérité, vous n’êtes pas prudente !
LA MARQUISE, toujours souriant.
Cela vous étonne de trouver un peu de bravoure en travers de votre chemin ? Si les hommes sont assez vils pour adorer votre puissance, une femme aura le courage de la braver. Adieu, monsieur.
D’un ton sérieux.
Votre bras, Charrier, jusqu’à ma voiture.
Elle remonte au fond.
VERNOUILLET.
Nous nous reverrons, mon cher ami !
CHARRIER.
Sans doute ; mais diable ! diable ! voilà qui ne vaut rien.
Il sort avec la marquise.
Scène XI
VERNOUILLET, seul
Allons, voilà la crise que je redoutais, et elle se présente de la façon la plus désagréable ! Mais il n’y a pas à hésiter : je n’ai pas encore assez de racines pour qu’il me soit permis d’accepter un échec. Tant de gens se vengeraient avec délices des poignées de main qu’ils me donnent ! Tant pis pour la marquise ; elle l’aura bien voulu !
Scène XII
VERNOUILLET, GIBOYER
GIBOYER.
J’ai découvert Morfaux.
VERNOUILLET.
Où est-il ?
GIBOYER.
À Clichy, le fat ! ni plus ni moins qu’un fils de famille.
VERNOUILLET.
Combien doit-il ?
GIBOYER.
Six cents francs, dont quatre cents de frais. Faut-il qu’un créancier soit rageur !
VERNOUILLET.
Il faut le faire sortir tout de suite. Voici l’argent. – Non, j’irai avec toi.
GIBOYER.
Cette confiance me flatte.
VERNOUILLET.
Bêta ! je veux faire son traité pendant qu’il est encore sous les verrous.
GIBOYER.
Simple et grand !
VERNOUILLET.
Partons. À propos, as-tu dans ton sac quelque bonne histoire pour molester une grande dame dans ta prochaine chronique ?
GIBOYER.
Qu’est-ce qu’elle fait, ta grande dame ?
VERNOUILLET.
Séparée de son mari... une liaison à demi acceptée par le monde... Il faudrait une anecdote amusante qui cassât les vitres.
GIBOYER.
J’en ai un assortiment : le Laquais terrible, le Chien compromettant, le Macaroni indiscret... Tu choisiras.
VERNOUILLET.
Tu me les conteras en route. Partons !
Ils sortent.
ACTE IV
Un petit salon chez madame d’Isigny. Une table de whist au fond à gauche. Porte ouverte au fond, par laquelle on voit une enfilade de salons éclairés pour le bal et pleins de monde. Un canapé sur le devant à droite. Une porte au deuxième plan à droite.
Scène première
LE BARON, LE GÉNÉRAL, GIBOYER, jouant au whist, UN QUATRIÈME JOUEUR tournant le dos au public
On entend la musique du bal.
LE BARON, à Giboyer.
Vous coupez mon sept ? Il était roi.
GIBOYER.
Ma foi, il n’en avait pas l’air.
LE BARON.
C’est la seconde fois que cela vous arrive.
GIBOYER.
Je vous ai prévenu que je n’étais pas de première force.
LE BARON.
Si vous étiez seulement de seconde !
GIBOYER, à part.
Il m’ennuie, cet homme-là.
LE GÉNÉRAL.
Le rubber est de huit, messieurs.
LE BARON.
Je demande qu’on retire.
GIBOYER.
Oh ! moi aussi.
On tire les places.
LE BARON.
Nous sommes encore ensemble : C’est à vous de choisir les places.
GIBOYER.
Je reste où je suis.
LE GÉNÉRAL, pendant qu’on donne les cartes.
Avez-vous lu dans la Conscience publique l’histoire du Chien compromettant ?
LE BARON.
Elle est drôle.
GIBOYER, à part.
Je m’en flatte.
LE GÉNÉRAL.
Connaissez-vous les masques ?
LE BARON.
Dame, ils sont assez transparents : c’est la marquise d’Auberive et M. de Sergine.
LE GÉNÉRAL.
C’est agréable pour ma pauvre marquise !
LE BARON.
Qui est-ce qui signe comtesse de Folleville ?
LE GÉNÉRAL.
Quelque bégueule en disponibilité.
GIBOYER.
Que non pas ! c’est une petite femme charmante.
LE GÉNÉRAL.
Monsieur la connaît ?
GIBOYER.
Beaucoup ; mais je respecte la pudeur de son pseudonyme.
LE GÉNÉRAL.
Elle me fait l’effet de n’avoir que celle-là.
Jouant.
Atout !
Scène II
LES JOUEURS, HENRI, CLÉMENCE
CLÉMENCE.
On respire ici.
HENRI.
Assieds-toi.
Il la conduit au canapé à droite.
CLÉMENCE.
Quelle chaleur dans ce salon ! J’ai cru que j’allais me trouver mal.
HENRI, à part.
Pauvre petite !
CLÉMENCE.
Ce n’était qu’un étourdissement. Voilà qu’il passe.
HENRI.
Veux-tu que je le ramène à la maison ?
CLÉMENCE, avec une gaieté forcée.
Non, je m’amuse beaucoup ; le bal est charmant.
HENRI.
Tu ne me donnes pas le change, ma pauvre Clémence. Tu as beau le bassiner les yeux avec de l’eau fraîche, je vois bien que tu as pleuré.
CLÉMENCE, sérieuse.
Qui te dit que je ne veuille pas me donner le change à moi-même ? Je ne suis pas une enfant gâtée, mon cher Henri ; j’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours, et j’ai compris que je n’ai pas le droit de me consacrer à ma tristesse. Si nous étions orphelins, ce serait différent ; je me tiendrais pour veuve ; je te demanderais de te marier le plus tôt possible et de recueillir chez toi le deuil de mes espérances. Mais je ne peux pas faire ce chagrin-là à notre pauvre père ; mes rêves évanouis ne doivent pas détruire les siens, et comme je suis résolue à accepter le mari qu’il me choisira, je travaille à raffermir mon cœur.
HENRI.
Quoi ! tu te résignerais...
CLÉMENCE.
Il y a autre chose que l’amour dans la vie d’une honnête femme. J’estimerai mon mari et j’adorerai mes enfants.
HENRI.
Tu es une brave fille, Clémence.
Entre le vicomte par le fond.
LE VICOMTE.
Eh bien, monsieur Henri, voilà comme vous m’enlevez ma danseuse ?
CLÉMENCE.
J’étais venue respirer un peu.
LE VICOMTE.
Dépêchons-nous ; on se place.
Il l’emmène.
Scène III
LES JOUEURS, HENRI
HENRI.
Pauvre chère enfant ! Quel courage et quel bon sens ! Quel beau couple elle aurait fait avec Sergine !... Ah ! je la déteste cette marquise ! Je ne suis pas très fâché que le Vernouillet lui ait lancé un pétard dans ses jupes.
Il va pour sortir par le fond et se croise sur la porte avec Vernouillet.
Scène IV
LES JOUEURS, VERNOUILLET, HENRI
VERNOUILLET.
Monsieur Henri Charrier, je crois ?
HENRI.
Lui-même, monsieur ; et vous ?
VERNOUILLET.
Vernouillet.
HENRI.
Fondateur de la Banque territoriale ?
VERNOUILLET.
Et directeur de la Conscience publique.
HENRI.
Je ne doute pas que vous ne la dirigiez dans la voie du salut.
VERNOUILLET.
Avez-vous lu le feuilleton d’hier sur le nouveau ballet ?
HENRI.
Certainement.
VERNOUILLET.
Mademoiselle Taffetas n’y est pas mal traitée.
HENRI.
Beaucoup mieux qu’elle ne mérite. Ce n’est pas une artiste, c’est une simple espiègle.
VERNOUILLET.
Tiens ! j’avais cru trouver une occasion de vous être agréable.
HENRI.
Très reconnaissant de l’intention, monsieur ; mais puis-je savoir à quoi je dois une bienveillance que je ne crois mériter en aucune façon ?
VERNOUILLET.
À l’amitié respectueuse que je porte à M. votre père. C’est un homme dont toute la vie est un exemple et un conseil : il m’est plus cher encore par le bien qu’il me fera faire que par le bien qu’il m’a fait. Malheureusement pour moi, par la hauteur même de sa position il échappe à ma reconnaissance ; je me dédommagerai en la reportant sur vous tout entière, si vous me le permettez.
HENRI.
Monsieur...
À part.
Je ne peux pourtant pas le rudoyer.
VERNOUILLET.
Je mets mon journal à votre disposition. Si vous avez quelqu’un à servir...
HENRI.
Je n’ai personne.
VERNOUILLET.
Tant pis, monsieur, tant pis. À propos, faites-moi le plaisir de me donner un renseignement. Vous connaissez, m’a-t-on dit, un jeune musicien nommé Paul Tremblay ?
HENRI.
En effet, c’est un de mes amis.
VERNOUILLET.
Il m’est recommandé ; on m’a raconté qu’il donne des leçons de piano pour soutenir sa famille. C’est très intéressant, mais ce n’est pas assez. A-t-il du talent ?
HENRI.
Beaucoup. Il a écrit un magnifique opéra sur un libretto dont l’auteur est aussi pauvre et aussi obscur que lui-même, et il se ronge les poings sur ce chef-d’œuvre qui n’obtient pas même d’audition.
VERNOUILLET.
C’est bien ; votre recommandation me suffit. Je ferai entendre sa musique chez moi, et j’inviterai le directeur de l’Opéra.
HENRI.
Ma foi, vous ferez là une bonne action.
VERNOUILLET.
On le jouera, je vous en réponds. Si le directeur ne veut pas s’exécuter à l’amiable, je le ferai mettre en demeure par le feuilleton.
HENRI.
D’autant plus qu’il y a de bonnes choses à lui dire.
VERNOUILLET, lui prenant le bras.
Voulez-vous faire l’article vous-même ?
HENRI.
Ce n’est pas mon état ; mais enfin, de deux choses l’une : ou l’Opéra n’est pas une institution nationale, et alors il ne faut pas lui donner de subvention ; ou c’en est une, et alors il doit aider à l’éclosion d’une école française en ouvrant ses portes aux jeunes gens.
VERNOUILLET.
C’est juste.
CHARRIER, entrant du fond.
Henri au bras de Vernouillet ?
VERNOUILLET.
Je vous remercie d’avoir levé ce lièvre. Je suis toujours heureux de trouver des abus à combattre, des torts à redresser. Voilà la véritable mission de la presse, sa vraie grandeur.
HENRI, à part.
Me serais-je trompé sur son compte ?
Scène V
LES JOUEURS, VERNOUILLET, HENRI, LA VICOMTESSE
LA VICOMTESSE, entrant du fond.
Vous êtes aimable, monsieur Henri ! La cinquième valse est commencée.
HENRI.
Oh ! madame, que de pardons ! Je me suis oublié à causer...
LA VICOMTESSE.
Avec cet homme épouvantable ? Vous êtes bien osé.
VERNOUILLET.
En quoi donc épouvantable, madame ?
LA VICOMTESSE, minaudant.
Fi ! vous avez été féroce pour cette pauvre marquise. Votre histoire du Chien compromettant est une abomination.
VERNOUILLET.
Ah ! ne m’en parlez pas ; je suis au désespoir ! L’article a passé à mon insu.
CHARRIER, à part.
À la bonne heure !
LA VICOMTESSE.
Bon apôtre ! Avec tout cela, la pauvre femme n’ose plus se montrer ; elle n’est pas venue ce soir, et en vérité j’en suis presque bien aise ; sa présence serait un embarras pour tout le monde. Ah ! il ne fait pas bon être de vos ennemis.
VERNOUILLET.
Elle en était donc ?
LA VICOMTESSE.
Qu’il est candide ! Allons, monsieur Henri, un tour de valse.
HENRI.
Est-ce que ça comptera ?
LA VICOMTESSE.
Je vous dédommagerai au cotillon.
Elle sort avec Henri.
Scène VI
LES JOUEURS, CHARRIER, VERNOUILLET
VERNOUILLET.
Eh bien, mon ami ! Cette grande dame qui faisait la pluie et le beau temps, je n’ai eu qu’à souffler dessus et elle a disparu. Sa présence serait un embarras pour ses meilleurs amis, vous venez de l’entendre... et vous avez vu par contre de quelles câlineries on m’entoure. En vérité, je vous le dis, l’appui de la marquise m’aurait moins établi que ne l’a fait cette petite exécution.
CHARRIER.
Ce n’est donc pas à votre insu ?...
VERNOUILLET.
Naïf !
CHARRIER.
Alors, vous avez été cruel.
VERNOUILLET.
J’ai les défauts de mes qualités : Si je suis un ami à toute épreuve, je suis un ennemi implacable. – Pourquoi la marquise a-t-elle choisi la guerre, quand je lui offrais la paix ?
CHARRIER.
N’importe ! Cela me fait beaucoup de peine. C’est une femme pour qui j’avais le plus grand respect.
VERNOUILLET.
Vous aviez... Donc vous n’avez plus.
CHARRIER.
J’ai toujours... Mais enfin...
VERNOUILLET.
Mais enfin... vous ne permettrez plus sa fréquentation à mademoiselle votre fille.
CHARRIER.
Sa liaison étant percée à jour, il est certain que les rapports deviennent...
VERNOUILLET.
Impossibles. Par conséquent elle n’a plus voix au chapitre pour le mariage de sa filleule et nous nous retrouvons dans les mêmes termes qu’auparavant.
CHARRIER, embarrassé.
Reste mon fils.
VERNOUILLET.
Ne nous avez-vous pas vus tout à l’heure bras dessus, bras dessous, comme de bons camarades que nous sommes ?
CHARRIER.
Je ne dis pas...
VERNOUILLET.
Que dites-vous alors ? Que vous repoussez mon alliance... comme la marquise ?
CHARRIER.
Non certes, non ! – Tout dépend de ma fille.
VERNOUILLET.
Bien entendu ! Mais pour savoir si je suis agréé ou non, il faut commencer par me présenter... La voici !... Présentez-moi !
Scène VII
LES JOUEURS, CHARRIER, VERNOUILLET, CLÉMENCE
CHARRIER.
Ma chère Clémence, M. Vernouillet.
VERNOUILLET.
Voulez-vous m’accorder cette contredanse, mademoiselle ?
CLÉMENCE.
Volontiers, monsieur. Nous partirons ensuite, n’est-ce pas, père ? Je suis fatiguée.
Elle sort au bras de Vernouillet.
CHARRIER.
Oui, mon enfant.
À part et les suivant.
Après tout, il est bien, ce garçon-là... elle l’aimera !
Il sort.
Scène VIII
LE BARON, LE GÉNÉRAL, GIBOYER, LE QUATRIÈME JOUEUR
LE BARON, à Giboyer qui éternue.
Vous êtes enrhumé ?
GIBOYER.
Comme vous voyez.
À part.
Ça m’apprendra à me décolleter.
LE GÉNÉRAL, à Giboyer.
Vous gagnez vingt-cinq fiches, monsieur ; voici vingt-cinq louis.
GIBOYER.
Comment, nous jouions un louis la fiche ?
LE GÉNÉRAL.
N’est-ce pas votre jeu ordinaire ?
GIBOYER.
Si fait, si fait !
À part, se levant.
J’irai souvent dans le monde !
Les joueurs se lèvent.
Scène IX
LES JOUEURS, LE VICOMTE
LE VICOMTE.
Vous ne jouez plus, général ?
LE GÉNÉRAL.
Ma foi, non ; je perdrais mes culottes.
GIBOYER, pudique.
On a vingt-quatre heures pour payer.
LE VICOMTE, au baron.
Vous n’étiez pas hier au mariage de mademoiselle de Bauséant ?
LE BARON.
Je n’ai pas pu y aller.
LE GÉNÉRAL.
Elle a donc enfin permuté ?
LE VICOMTE.
Nous avons découvert son âge à la mairie. Elle se mariait précisément le jour anniversaire de sa trente-cinquième année : c’est assez piquant.
LE GÉNÉRAL.
Nous appelons cela passer à l’ancienneté.
LE VICOMTE.
Je vous assure qu’elle paraissait toute jeunette avec ses yeux baissés et sa fleur d’oranger.
LE GÉNÉRAL.
De la fleur d’oranger à trente-cinq ans !
GIBOYER.
Le fait est qu’elle avait droit à des oranges.
LE GÉNÉRAL.
Ah ! ah ! le mot est joli... je le répéterai.
LE VICOMTE.
Moi aussi.
GIBOYER, à part.
Et moi donc !
LE BARON, bas, au vicomte.
Comment s’appelle ce monsieur ?
LE VICOMTE, bas.
Je n’en sais rien, mais je soupçonne que c’est la comtesse de Folleville...
LE GÉNÉRAL, de même.
Canaille !
LE VICOMTE.
Oh ! général...
Il l’emmène au fond.
LE BARON, à part.
Un homme précieux ! S’il voulait dire un mot de mon salon ?
À Giboyer.
Je suis bourru au whist, monsieur, mais je ne le suis que là, et je serais très heureux que vous vinssiez vous en assurer à mes réunions du lundi.
GIBOYER.
Monsieur...
LE BARON.
Mon salon a la prétention d’être le conservatoire de la causerie ; vous y prendrez une place brillante.
GIBOYER.
À qui ai-je l’honneur ?...
LE BARON, tirant sa carte.
Baron de La Vieuxtour. Je compte sur vous, n’est-ce pas ?
GIBOYER.
Mille grâces !
LE BARON, lui donnant la main.
À lundi !
Il s’éloigne.
GIBOYER, à part.
Il n’y pas à dire : ces gens-là sont bien élevés !
LE VICOMTE, revenant à Giboyer.
Il paraît que vous avez été étourdissant d’esprit ?
GIBOYER.
Moi ? Je n’ai rien dit.
LE VICOMTE.
Vous vous figurez cela, nabab que vous êtes ! Mais nous ne sommes pas habitués à ces profusions-là, nous autres.
GIBOYER.
Monsieur le vicomte !
LE VICOMTE.
Ce n’est pas surprenant, d’ailleurs : vous êtes d’une famille de prodigues.
GIBOYER, interloqué.
D’une famille de prodigues ?
LE VICOMTE.
N’êtes-vous pas allié de très près à la comtesse de Folleville ?
GIBOYER.
Heu ! heu !
LE VICOMTE.
Sa chronique est ravissante ; elle a un succès fou. Tout le monde voudrait connaître l’auteur...
Lui tendant la main.
et j’ai la modestie de dire que je ne le connais pas.
GIBOYER.
Oh ! monsieur le vicomte !
À part.
Ils sont charmants !
Scène X
LES JOUEURS, LE VICOMTE, LA VICOMTESSE
LA VICOMTESSE, venant de la droite.
M. de Boisrobert vient d’arriver... courez donc !
LE VICOMTE.
M. de Boisrobert, un académicien !
Giboyer éternue.
LA VICOMTESSE, bas au vicomte.
Qui est ce monsieur ?
LE VICOMTE, de même.
La comtesse de Folleville. Achevez de me le gagner.
LA VICOMTESSE, riant.
Présentez-le-moi.
LE VICOMTE, haut.
Permettez-moi, ma chère amie, de vous présenter un cousin germain de la comtesse de Folleville.
Il sort par le fond.
Scène XI
GIBOYER, LA VICOMTESSE
LA VICOMTESSE, s’asseyant sur le canapé.
Votre cousine est un peu méchante, monsieur ; mais j’aime passionnément l’esprit.
GIBOYER, se dandinant.
Alors craignez le sort de Narcisse.
LA VICOMTESSE.
Mon Dieu, non ; je ne suis pas spirituelle, et j’en suis bien aise : l’esprit est un attribut viril. Le seul reproche que je fasse à votre cousine, c’est d’être une femme.
GIBOYER.
Si elle le savait, elle s’empresserait de changer de sexe.
LA VICOMTESSE.
Dieu m’en garde !
GIBOYER.
Et pourquoi ?
LA VICOMTESSE.
Qui sait ? Votre cousin serait peut-être dangereux !
GIBOYER.
Pas tant que vous, je vous jure.
LA VICOMTESSE.
Comment l’entendez-vous, monsieur...
À part.
Je ne sais pas son nom.
Haut.
Est-ce que vous ne dansez pas ?
GIBOYER.
La danse n’est qu’un prétexte à la conversation et je ne connais personne ici.
LA VICOMTESSE.
Invitez-moi. Je vous donne... attendez...
Elle consulte son carnet de bal.
la quatrième contredanse. Écrivez votre nom là.
Elle lui donne le carnet.
GIBOYER, à part.
Écrirai-je Giboyer ?
Il écrit et rend le carnet.
LA VICOMTESSE, lisant.
Anatole de Boyergi...
Elle se lève.
Vous êtes des nôtres ! Je m’en doutais à vos manières, et je suis charmée de ne pas m’être trompée.
GIBOYER, à part.
Elle est encore fort bien ! Et puis... une femme du monde !
LA VICOMTESSE.
Je vous préviens que j’ai horreur de tous les révolutionnaires, quelle que soit leur nuance.
GIBOYER.
Ma foi, moi aussi, madame.
LA VICOMTESSE.
Nous nous entendrons.
Giboyer éternue, tire son mouchoir et laisse tomber sa pipe.
GIBOYER, à part.
Oh ! ma pipe !
LA VICOMTESSE.
Vous laissez tomber quelque chose.
GIBOYER.
Ce n’est pas à moi.
LA VICOMTESSE, se pinçant les lèvres pour ne pas rire.
À moi non plus.
Elle sort par le fond.
GIBOYER, seul, à sa pipe.
Je ne te mènerai plus dans le monde.
On entend la musique du bal.
Allons voir danser ces pantins.
Il sort par le fond.
Scène XII
HENRI, SERGINE, entrant par la droite
HENRI, regardant de tous côtés.
Personne ! – De quoi s’agit-il ?
SERGINE.
Tu as lu la Conscience publique d’aujourd’hui ? J’y suis attaqué personnellement, et la marquise y est insultée de la façon la plus odieuse.
HENRI.
Oh ! la marquise... tant pis pour elle.
SERGINE.
Henri, tu ne penses pas ce que tu dis.
HENRI.
Eh ! cette femme-là fait ton malheur et le nôtre !... Mais, après tout, tu as raison ; ce n’est pas le moment de se joindre à ceux qui l’insultent. – Et elle, a-t-elle lu l’article ?
SERGINE.
Elle n’en avait pas connaissance quand je l’ai quittée avant dîner.
HENRI.
Elle l’aura lu depuis, car elle ne vient pas.
SERGINE.
Elle ne devait pas venir, elle était souffrante ; j’espère qu’elle dort tranquillement. Mais tu comprends que je ne peux pas laisser passer cette gredinerie sous silence.
HENRI.
Parfaitement.
Scène XIII
HENRI, SERGINE, puis LA MARQUISE
SERGINE.
Tu vas prendre Vernouillet dans un coin, et tu arrangeras sans bruit une rencontre pour demain.
La marquise, voyant Sergine et Henri, s’avance sans bruit à deux pas derrière eux.
S’il voulait entrer dans des explications, tu lui dirais que je ne les accepte pas ; par conséquent il n’y a qu’à régler les conditions du combat, ce qui peut se faire séance tenante. Je choisis le pistolet.
HENRI.
Très bien. Attends-moi là.
LA MARQUISE.
Restez, monsieur Henri.
SERGINE.
Vous ici ?
LA MARQUISE.
Oui. Au moment de me mettre au lit, j’ai reçu le numéro du journal avec une marque rouge à l’endroit qui nous concerne : une attention de M. Vernouillet sans doute. Mon premier mouvement a été tout de colère ; je me suis habillée à la hâte ; je comptais vous trouver ici et vous ordonner de le souffleter en plein bal. Cet éclat me perdait sans ressource ; n’importe ! il me vengeait. Mais, chemin faisant, je me suis calmée. Le nom que je porte n’est pas à moi seule ; l’homme qui a sacrifié à l’honneur de ce nom une vengeance autrement juste que la mienne, Albert, cet homme aurait le droit de me reprocher sévèrement un esclandre irréfléchi... C’est pourquoi vous ne vous battrez pas.
SERGINE.
Mais c’est l’article qui fait l’esclandre ; un duel n’y ajoutera rien, au contraire. C’est la seule protestation possible contre cette ignoble agression, et si vous m’empêchez de protester, vous donnez partie gagnée à Vernouillet, vous invitez les plus lâches à vous attaquer, et vous me couvrez, moi, d’un ridicule... que j’accepterais, je vous le jure, s’il devait vous servir, mais qui, loin de là, vous désarme de votre dernière défense.
HENRI.
Il a raison, madame.
LA MARQUISE.
Non ; il ne sera pas ridicule, il a fait ses preuves. On comprendra que nous reculons devant un aveu public, et on nous en saura gré.
SERGINE.
Nous sommes désignés si clairement !
LA MARQUISE.
Qu’importe ? Du moment que nous ne nous reconnaissons pas, personne n’est obligé de nous reconnaître. Le monde n’en demande pas davantage, et son blâme retombera tout entier sur l’agresseur qui l’aura inutilement troublé dans son hypocrisie. Mais il faut régler la situation ici même pour ne pas laisser aux indécis le temps de se déclarer contre nous. Quand on verra que je fais face à l’orage, soyez sûr qu’il se détournera sur M. Vernouillet. Seulement, mon ami, votre présence me gêne ; vous seriez vous-même assez embarrassé de votre contenance, quittez le bal, je vous prie, et laissez-moi le champ libre.
SERGINE.
Que penses-tu de tout cela, Henri ?
HENRI.
Va-t’en.
LA MARQUISE.
En tout cas, il sera encore temps demain de bâtonner cet homme ; permettez-moi aujourd’hui de gouverner la situation à ma guise. M. Henri voudra bien me donner le bras.
SERGINE.
À demain, soit. Je compte sur toi, Henri !
Il sort par la droite.
Scène XIV
HENRI, LA MARQUISE
LA MARQUISE.
Vous êtes un honnête homme, monsieur Henri. J’ai été un peu coquette avec vous ; je vous en demande pardon.
HENRI.
Quelle plaisanterie !
Deux dames paraissent à la porte du fond, et, apercevant la marquise, font signe ii une troisième. La scène se remplit peu à peu pendant ce qui suit.
LA MARQUISE.
C’était dans un moment de désœuvrement et d’ennui ; presque tout le mal que nous faisons vient de là. Mais M. Vernouillet m’a créé de l’occupation. Savez-vous la cause de son inimitié ?
HENRI.
Il vous aura fait la cour ?
LA MARQUISE.
Non. Il veut épouser votre sœur...
HENRI.
Lui ? ce drôle !... Qu’il y vienne ! Je m’explique maintenant ses chatteries de tout à l’heure.
LA MARQUISE.
J’ai refusé de servir ses projets, de là sa colère.
HENRI.
Il ne sait pas quel camouflet vous lui avez épargné.
LA MARQUISE.
Clémence est ma filleule, et je m’en suis souvenue.
HENRI.
Et vous vous êtes généreusement exposée pour elle ! vous lui avez sacrifié votre repos !
LA MARQUISE.
Je lui ferai peut-être encore d’autres sacrifices.
HENRI.
J’ai été inconvenant avec vous, je vous en demande pardon à mon tour. Vous êtes dans une crise où le moindre ami a son prix ; comptez sur moi, madame. Si quelqu’un fait mine de ricaner, moi qui ne vous suis rien...
Il fait un geste menaçant.
LA MARQUISE.
Gardez-vous-en bien.
Scène XV
LE BARON, LE GÉNÉRAL, LE VICOMTE, HENRI, LA MARQUISE, LA VICOMTESSE, VERNOUILLET, GIBOYER, INVITÉS
LA MARQUISE, à la vicomtesse qui entre.
Bonjour, chère amie ; votre bal est charmant.
LA VICOMTESSE, froidement.
Comme vous venez tard, madame ! Nous commencions à ne plus compter sur vous.
LA MARQUISE.
Ne m’en parlez pas. Il m’arrive la chose la plus singulière : j’ai été un peu indisposée hier ; le bruit s’en est répandu, à ce qu’il paraît, car aujourd’hui, en revenant du Bois, j’ai trouvé trente cartes à ma porte ; et ce soir ç’a été une procession de visites dont j’ai cru que je ne sortirais pas.
LA VICOMTESSE, plus gracieuse.
Vraiment ?
LE VICOMTE, au général.
Quelle aisance !
LE GÉNÉRAL.
Quelle grâce !
GIBOYER, à Vernouillet.
Quel aplomb !
LA MARQUISE.
On dirait que tous mes amis s’étaient donné le mot pour m’accabler de leur intérêt. J’en étais touchée, mais gênée.
Aux dames qui l’entourent.
Je vous en prie, mesdames, démentez le bruit de ma mort s’il vient jusqu’à vous. Je ne me suis jamais si bien portée.
LE VICOMTE.
Et nous en sommes tous heureux, madame.
VERNOUILLET, bas à Giboyer.
Est-ce qu’elle reprendrait la corde, par hasard ?
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur Vernouillet... charmée de vous voir.
LE GÉNÉRAL, à part.
Elle va attaquer ; brave cœur !
LA MARQUISE, à Vernouillet.
Les oreilles ont dû vous tinter ce soir.
VERNOUILLET.
Pourquoi donc, madame ?
LA MARQUISE.
On a beaucoup parlé de vous chez moi. J’avais quelques uns de vos amis, entre autres le président de la sixième chambre.
VERNOUILLET.
Lui !
LE GÉNÉRAL, à part.
En pleine poitrine !
VERNOUILLET.
Je le tiens pour mon ennemi personnel.
LA MARQUISE.
Quelle erreur ! il a gardé de vous les meilleurs souvenirs. Je sais qu’il y a eu un peu de froid à la fin de vos relations, mais il espère bien vous revoir un jour ou l’autre.
Mouvement dans l’assistance. Chuchotements.
VERNOUILLET, à part.
Elle m’écrase.
LA MARQUISE, négligemment et par-dessus l’épaule.
À propos, je vous dois des remerciements ; votre chronique des salons a achevé de dissiper ma migraine. Il y à une histoire de chien compromettant qui m’a fait rire aux larmes.
LE BARON, à part.
Voilà le coup de grâce.
VERNOUILLET.
Je suis heureux que vous ayez pris cette mauvaise plaisanterie pour ce qu’elle vaut. J’expliquais tout à l’heure à madame d’Isigny que l’article a passé à mon insu, et je me préparais à vous en faire mes très humbles excuses.
HENRI, à part.
Insolent !
LA MARQUISE, après avoir promené ses yeux sur les gens qui ricanent.
Vous êtes un lâche, monsieur ; vous insultez une femme que personne n’a le droit de défendre, personne !
LE MARQUIS, qui était au fond, au milieu d’un groupe, s’avançant.
Excepté moi.
À Vernouillet.
– Quel est l’auteur de l’article, monsieur ?
VERNOUILLET, retenant Giboyer qui fait un mouvement.
Dès qu’il s’agit de responsabilité, c’est moi.
LE MARQUIS.
Bien, monsieur, – Venez, marquise.
Il offre ses bras à sa femme et la promène de groupe en groupe ; on s’empresse autour d’eux, et la foule passe peu à peu dans le second salon.
GIBOYER, à Vernouillet.
Pourquoi as-tu pris ma place ?
VERNOUILLET.
Ce duel est une bonne fortune pour moi ; il répare tout et au delà ! c’est un brevet de gentleman que me signe le marquis.
GIBOYER.
Oui, mais c’est toi qui fourniras le parchemin. Le marquis passe pour une fine lame.
VERNOUILLET.
C’est ce qui me rassure : il n’aura pas la maladresse de me tuer. Je me laisserai faire une égratignure qui me permettra de refuser toutes les provocations à venir.
GIBOYER.
C’est tout profit. Il faut monter ce duel avec luxe, te procurer des témoins ronflants !
VERNOUILLET.
Je les prendrai dans l’Almanach de Gotha, et je les défie de me refuser ! Tu me feras un compte rendu...
GIBOYER.
Aux truffes ! – C’est la soirée aux événements.
VERNOUILLET.
Que t’est-il arrivé ?
GIBOYER.
Le vicomte me fourre à une table de whist ; après avoir joué tranquillement pendant deux heures, j’apprends que je jouais un louis la fiche. Juge de mon émotion.
VERNOUILLET.
Combien perds-tu ?
GIBOYER.
Si je perdais, ça me serait bien égal !
ACTE V
Le salon du premier acte.
Scène première
HENRI
Il est assis à gauche sur un fauteuil ; il s’étire en bâillant ; un domestique lui apporte une lettre sur un plateau et sort.
De la jeune Taffetas.
Il lit.
« Chien-Chien chéri à sa biche, la vie est pleine de tristesses. J’étais si heureuse avec toi ! Pourquoi les journaux se sont-ils occupés de moi ? Le général Ratafieff vient de m’offrir un engagement de deuxième danseuse à Saint-Pétersbourg, avec des appointements fabuleux. Je n’aurai pas même la consolation de recevoir tes adieux, le général s’étant installé chez moi jusqu’au départ, de peur que l’Angleterre ne m’enlève à la Russie ; mais, sois tranquille, mon adoré, je ne t’oublierai pas... » Elle fera un nœud à son mouchoir. « Ton inconsolable, – Taffetas. » Ça fend le cœur. – Me voilà sur le pavé. Chercherai-je une autre paire de pieds ? ou prendrai-je du service chez une femme du monde ?
Bâillant.
Ah ! je ferais aussi bien de me marier. Je mène une vie stupide. Quand je pense que sans mon père je serais peut-être capitaine aujourd’hui et décoré ! Il sera bien avancé quand je serai... autre chose.
Scène II
HENRI, SERGINE, venant de la droite
HENRI.
Toi, ici ? Il y a donc du nouveau ?
SERGINE.
Oui, certes ! La marquise est réconciliée avec son mari.
HENRI.
Quelle chance !
SERGINE.
Et ils partent tous deux pour l’Italie.
HENRI.
Conte-moi donc comment cela s’est passé.
SERGINE.
Le marquis s’est conduit avec une générosité et un tact parfaits. Après avoir donné ce matin un coup d’épée dans le bras au sieur Vernouillet...
HENRI.
Bon !
SERGINE.
Il a prié ses témoins de l’accompagner chez sa femme. – « Vous êtes vengée, madame, lui a-t-il dit ; mais vous voyez à quelles calomnies vous expose votre isolement. Faites donc un sacrifice, non à moi qui ne le mérite guère, mais à l’honneur de votre nom. Oubliez mes torts et rendez-moi le droit de vous protéger... c’est le seul que je prétende de notre réconciliation. » Tout cela dit d’un ton qui n’amena pas le moindre sourire sur les lèvres des assistants. La marquise lui a tendu la main, et, restés seuls, ils sont convenus de passer un an à l’étranger pour faciliter leur contenance.
HENRI.
D’où sais-tu tous ces détails ?
SERGINE.
De la marquise elle-même, qui m’a fait ses adieux.
HENRI.
Ses adieux ! La scène a dû être assez embarrassante et embarrassée de part et d’autre ?
SERGINE.
Non. Elle a été sérieuse et franche comme il sied entre gens qui n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre, et qui se restituent mutuellement à leurs véritables destinées. Deux existences confondues pendant cinq ans ne se séparent pas sans émotion et sans un tendre regret pour les jours heureux ; mais si nos voix ont tremblé dans les dernières paroles, si nos yeux se sont mouillés dans le dernier regard, nous avons feint de ne pas nous en apercevoir, et nous nous sommes quittés avec un sourire.
HENRI.
Vive la joie ! te voilà libre... et sans avoir manqué à aucun de tes devoirs. La marquise n’est pas sacrifiée, et j’en suis bien aise ; c’est une femme de cœur... Le Vernouillet nous a rendu un fier service ! Ne lui en sachons aucun gré. – Embrassez-moi, mon gendre.
SERGINE.
Brave ami !
HENRI.
J’ai broyé assez de noir depuis huit jours. – Il s’agit à présent de mettre le siège devant le père.
SERGINE.
Mais ta sœur consentira-t-elle ?...
HENRI.
Si elle consentira ! Mais la pauvre enfant ne demande qu’à suivre mes conseils en toutes choses. Je prends même là une responsabilité... Vous la rendrez heureuse, jeune homme ?
SERGINE.
Sois tranquille. Ce n’est pas un cœur flétri que je lui apporte.
HENRI.
Tu n’as pas besoin de me rassurer, je te connais.
SERGINE.
Mais ton père me connaît moins que toi, et j’ai peur que cette liaison...
HENRI.
Oh ! ce n’est pas là que le bât le blessera, si tant est qu’il le blesse. Au surplus, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir ; je vais aborder la question tout de suite. Retourne chez toi ; dans une heure, je te porterai des nouvelles.
SERGINE.
C’est ma vie que tu as entre tes mains, cher Henri, songes-y bien ! et... Adieu.
À part.
Je suis ému comme un enfant.
Il sort par la droite.
Scène III
HENRI, seul
J’ai failli lui dire que ma sœur l’aime... c’était au moins inutile. Mon père est le plus honnête et le meilleur des hommes ; mais il a des idées étroites sur certains sujets. Il y aura de la résistance, je ne peux pas me le dissimuler.
Scène IV
CHARRIER, HENRI
HENRI.
Bonjour, père. As-tu bien dormi ?
CHARRIER.
Et toi, mon ami ? Tu es resté tard au bal, je suppose... ?
HENRI.
Tu l’as quitté trop tôt ! tu as perdu une scène des plus dramatiques.
CHARRIER.
Bah !
HENRI.
La marquise a apostrophé Vernouillet devant tout le monde.
CHARRIER.
Tiens ! à quel propos ?
HENRI.
À propos de l’article que tu sais bien. Le marquis a pris fait et cause pour elle, et voilà le mari et la femme rapatriés.
CHARRIER.
Tant mieux, j’en suis charmé pour la pauvre dame. Et Vernouillet ?
HENRI.
Le marquis lui a donné ce matin un coup d’épée.
CHARRIER.
Dangereux ?
HENRI.
Non, au bras.
CHARRIER.
A-t-il du bonheur, cet être-là ! Il est né coiffé : il arrivera à tout.
HENRI.
Excepté à l’estime des honnêtes gens.
CHARRIER.
Mais il y est arrivé, il y est en plein. Le coup d’épée du marquis le baptise. À l’heure qu’il est, Vernouillet est le plus beau parti de France.
HENRI.
Tu crois ? Donne-lui donc ta fille.
CHARRIER.
C’est ce que je fais.
HENRI.
Hein ! Tu plaisantes ?
CHARRIER.
Non pas ; les paroles sont échangées, et je venais te l’annoncer.
HENRI.
Tu donnes ta fille à Vernouillet, toi ? À un homme taré ?
CHARRIER.
Il ne l’est plus, te dis-je ; il est accepté partout ; tout le monde lui donne la main, toi comme les autres... Je t’ai vu.
HENRI.
Il m’avait entortillé.
CHARRIER.
D’ailleurs j’ai toujours promis à ta sœur de la laisser maîtresse de son choix, et elle accepte Vernouillet.
HENRI.
Allons donc ! Elle en aime un autre.
CHARRIER.
Ce n’est pas possible ! Pourquoi ne me l’aurait-elle pas dit ?
HENRI.
Celui qu’elle aime n’était pas libre ; il l’est maintenant.
CHARRIER.
Sapristi, que c’est désagréable ! Me voilà dans un joli embarras vis-à-vis de Vernouillet. Je m’en ferais un ennemi déclaré.
HENRI.
Bah ! il ne peut rien contre toi.
CHARRIER.
Qui sait ? Il est puissant et retors.
HENRI.
En tout cas, il ne peut rien de pire que de faire le malheur de ta fille !
CHARRIER.
Je n’ai pas envie de la sacrifier, sois tranquille ! Puisqu’elle aime quelqu’un, elle l’épousera ; je ne suis pas un père dénaturé. – Ce monsieur avait bien à faire de devenir libre ! Comment l’est-il devenu, cet animal-là ? Qui est-ce ?
HENRI.
Sergine.
CHARRIER.
Sergine ? un journaliste ? un écrivain ? un homme sans état ?... Jamais ! jamais ! au grand jamais !
HENRI.
Puisqu’elle l’aime et que tu la laisses maîtresse de son choix...
CHARRIER.
À condition qu’elle aimera quelqu’un de riche !
HENRI.
Elle l’est assez pour deux.
CHARRIER.
Assez pour deux ! Il suffit d’introduire cette petite phrase-là dans la maison la plus solide pour la ruiner en moins de trois générations. Non ! non ! j’ai tiré ma famille du néant par mon travail ; n’espère pas que je prête jamais les mains à sa déchéance.
HENRI.
Mais si ce mariage la diminue d’un côté, il la relève de l’autre ; Sergine a déjà un nom illustre, et toi-même tu tires vanité de le connaître.
CHARRIER.
C’est-à-dire que je suis bien aise de l’avoir à ma table et de l’offrir à mes convives. C’est un homme de mérite, je n’en disconviens pas, et sa fréquentation prouve que je ne suis pas moi-même un imbécile. Mais si j’en tire vanité, comme tu dis, c’est tout ce que j’en veux tirer. On admet ces gens-là dans son salon ; dans sa famille, jamais ! J’en suis fâché pour Clémence, elle n’avait qu’à mieux placer son affection. Je ne comprends même pas qu’elle se soit amourachée d’un homme en puissance de femme.
HENRI, vivement.
Elle n’a jamais rien su de sa liaison avec la marquise !
CHARRIER.
Comment alors se figurait-elle qu’il n’était pas libre ?
HENRI.
C’est moi qui lui avais dit, pour couper court à toute espérance, qu’il était amoureux d’une jeune fille du faubourg Saint-Germain.
CHARRIER.
J’espère que tu ne t’es pas permis de la tirer d’erreur sans me consulter ?
HENRI.
Non.
CHARRIER.
Eh bien, laissons les choses comme elles sont. Tu as tranché dans sa racine un amour qui n’était encore qu’un bobo et qui aurait pu devenir un mal sérieux : la douleur est passée, ta sœur n’y songe plus, elle trouve un parti magnifique ; tout est donc pour le mieux. Vernouillet peut m’être très utile ou très nuisible, entends-tu ? Tu m’as vu tout prêt à rompre avec lui quand j’ai cru que ta sœur avait une inclination raisonnable ; maintenant que cette rupture ne la conduirait à rien, tu trouveras bon que je n’en brave pas les conséquences de gaieté de cœur, et je te prie très sérieusement de ne pas m’y exposer.
HENRI.
Prends garde, cher père ; tu n’es pas de bonne foi avec toi-même.
CHARRIER.
Quoi ! Qu’est-ce à dire ?
HENRI.
Oui, tu fais des capitulations de conscience. Tu te persuades que tu ne veux pas de Sergine pour te dispenser de rompre avec Vernouillet, dont tu ne redoutes rien, quoi que tu en dises, mais dont tu attends la pairie.
CHARRIER.
Tu es un imbécile... Je sacrifie ma fille à mon ambition, n’est-ce pas ?... Je suis bien bon de t’écouter. Je te défends d’influencer ta sœur, entends-tu ? Je suis meilleur juge que personne de ce qui lui convient, et quand je te dis qu’elle sera heureuse... Va te promener, tu m’ennuies là la fin des fins.
Il sort.
Scène V
HENRI, seul
Défends-moi tout ce que tu voudras... Je ne le laisserai pas mettre un remords dans ta vie.
UN DOMESTIQUE, annonçant de la droite.
M. Vernouillet.
HENRI.
Commençons par obtenir le désistement de ce galant homme.
Scène VI
HENRI, VERNOUILLET, le bras en écharpe
HENRI.
Ah ! ah ! vous apportez l’étrenne de votre écharpe à ma sœur ? C’est fort galant.
VERNOUILLET.
Mon seul but est de la rassurer sur cette égratignure.
HENRI.
Si nous profitions de son absence pour causer un peu de choses et d’autres ?
VERNOUILLET.
Je serai charmé de faire plus ample connaissance avec mon futur beau-frère.
HENRI.
Asseyez-vous donc.
Ils s’asseyent.
Ah çà ! mon cher beau-frère, pourquoi voulez-vous épouser ma sœur ?
VERNOUILLET.
Pour une seule raison, qui vous paraîtra peut-être suffisante : je l’aime.
HENRI.
Dites-moi tout franchement que vous cherchez à vous marier, que la position de ma famille vous convient, que la dot de ma sœur ne vous semble pas déparée par sa personne... et je vous croirai.
VERNOUILLET.
C’est justement ce qu’on exprime dans le monde par le verbe aimer.
HENRI.
À la bonne heure. Ainsi votre cœur n’est pas plus intéressé dans l’affaire qu’il ne convient ?
VERNOUILLET.
Où voulez-vous en venir ?
HENRI.
Dans votre position, vous n’êtes pas embarrassé de votre personne, et vous trouverez facilement un parti préférable à ma sœur.
VERNOUILLET.
Est-ce que monsieur votre père vous a chargé de me retirer sa parole ?
HENRI.
Non pas ; j’agis de mon chef. J’ai d’autres vues sur ma sœur ; et puisque vous n’êtes pas touché en plein cœur, je vous prie loyalement et en galant homme de vous désister de votre recherche.
VERNOUILLET.
Je suis très mortifié, monsieur, de contrarier vos projets ; mais vous comprenez que ce n’est pas un motif suffisant de me retirer. La délicatesse ne m’en ferait un devoir qu’au cas où mademoiselle votre sœur ne m’épouserait pas de son plein gré.
HENRI.
C’est précisément le cas.
VERNOUILLET.
Permettez-moi d’en douter. Monsieur votre père m’a dit hier soir qu’elle agréait ma recherche ; je lui ai moi-même déclaré mes sentiments, et elle a paru m’écouter sans la moindre répugnance.
HENRI.
C’est possible ; mais j’ai eu ce matin avec elle un entretien qui a changé ses dispositions. Elle vous prie de renoncer à sa main, et par conséquent voilà votre délicatesse en demeure.
VERNOUILLET.
Fort bien, monsieur. Mais je vois, par ce que vous me dites, qu’elle n’obéit pas à son impression personnelle, mais à la vôtre ; ce n’est pas elle, en somme, qui me refuse, c’est vous, et je ne crois pas être indiscret en vous demandant pourquoi.
HENRI.
Je vous l’ai dit, j’ai d’autres vues sur elle.
VERNOUILLET.
Je ne peux pas me contenter de cette échappatoire ; vous êtes trop sérieux pour substituer vos convenances particulières à celles de votre sœur et de votre père, si vous n’aviez pas contre moi des objections graves.
HENRI.
Ne me mettez pas au pied du mur, je vous prie.
VERNOUILLET.
Pardonnez-moi ; j’espère encore qu’il n’y a entre nous qu’un malentendu : c’est le moins que vous m’admettiez à m’expliquer.
HENRI.
Ce n’est pas un malentendu, monsieur ; l’explication serait aussi désagréable qu’inutile : épargnez-nous-la à tous les deux.
VERNOUILLET, se levant.
C’est donc à mademoiselle votre sœur que je la demanderai en présence de votre père.
HENRI, se levant vivement.
Parbleu ! j’aime mieux vous la donner moi-même, puisque vous y tenez. Je ne veux pas que vous épousiez ma sœur, parce que vous êtes... Si vous n’aviez pas le bras en écharpe, je vous dirais quoi.
VERNOUILLET.
Dites toujours.
HENRI.
Ou vous l’a dit assez publiquement.
VERNOUILLET.
Mon procès !
HENRI.
Oui, votre procès.
VERNOUILLET.
Mais, mon cher monsieur, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ! Quand vous connaîtrez les affaires, vous saurez que ces choses-là arrivent aux plus honnêtes gens du monde.
HENRI.
Vous croyez ?
VERNOUILLET.
Sans aller bien loin, je pourrais vous citer un homme dont personne ne conteste l’honorabilité, que vous respectez vous-même ajuste titre...
HENRI.
Et qui a eu un procès analogue au vôtre ?
VERNOUILLET.
Absolument identique. Je le relisais encore en venant ici, dans ma voiture ; il n’y a que les noms à changer.
HENRI.
Eh bien, si je respecte ce monsieur, je suis prêt à lui en faire mes excuses.
VERNOUILLET.
Prenez garde, jeune homme ! c’est votre père.
HENRI.
Vous en avez menti !
VERNOUILLET.
Qu’est-ce donc qui vous prend ?
HENRI.
Mon père n’a pas eu le procès que vous dites, monsieur ; c’est une infâme calomnie.
VERNOUILLET, tirant de sa poche un numéro de la Gazette des Tribunaux et le déposant sur la table.
Je n’invente rien ; lisez plutôt.
HENRI.
Sortez !
VERNOUILLET.
Monsieur !...
Froidement.
J’ai fait mes preuves, et, de votre part, rien ne peut m’offenser. Je reviendrai dans une demi-heure. Vous aurez compris qu’il ne faut pas commencer par se cracher au visage quand on doit finir par s’embrasser.
Il sort par la droite.
Scène VII
HENRI, seul
Impudent coquin !... quand il aura l’usage de ses deux bras, je lui infligerai une correction dont il se souviendra ! Eh bien, il a laissé là son journal ?
Prenant le journal.
Mon père a peur de lui... Pourquoi ? – Allons donc ! c’est impossible !... Je le saurais !
Regardant le journal.
23 décembre 1833... Je n’avais que huit ans. – Non ! je ne le lirai pas !... je ne ferai pas cette injure à mon père. Brûlons !
Il s’approche de la cheminée, regarde longtemps le journal et l’ouvre vivement.
Ayons-en le cœur net.
Il lit en silence, debout ; il s’essuie le front avec son mouchoir, s’assied à droite de la table et continue sa lecture. Enfin il repousse le journal et éclate en sanglots accoudé sur la table, et la tête dans ses mains.
Scène VIII
CHARRIER, HENRI, puis CLÉMENCE
CHARRIER, à part.
Il pleure ?
Il prend le journal sur la table.
23 décembre 1833.
Il reste atterré, Henri lève la tête ; leurs regards se rencontrent, le journal échappe des mains de Charrier ; ils restent tous deux les yeux baissés. – Clémence entre par la gauche ; Henri en la voyant se précipite sur le journal et le jette au feu.
CLÉMENCE, allant à Charrier.
Qu’as-tu donc, père ? ta figure est bouleversée !
HENRI, descendant vers sa sœur.
Je viens de lui faire part d’une résolution qui l’afflige, mais qui est irrévocable. Je vais m’engager.
Charrier tombe sur une chaise, accablé.
CLÉMENCE.
T’engager... comme soldat ?
HENRI.
Oui ; c’est le seul métier qui me convienne. Je l’ai toujours aimé, tu le sais : et si je n’ai pas suivi plus tôt ma vocation, c’est par déférence filiale ; mais aujourd’hui mon père lui-même me relève de l’obéissance.
CLÉMENCE, à Charrier.
Tu le laisses partir ?
CHARRIER, d’une voix étranglée.
Il est le maître.
HENRI, prenant sa sœur dans ses bras.
Je reviendrai, ma chérie, et tu pourras être fière de moi. D’ici là tu chercheras mon nom dans les bulletins d’Afrique, entre ton mari et tes marmots, dont l’aîné s’appellera Henri, n’est-ce pas ?
CLÉMENCE.
Mon mari ?
HENRI.
Oui, ton mari, Sergine. C’est toi qu’il aime.
CLÉMENCE.
Moi ?
HENRI.
Il n’a jamais aimé que toi... c’est un malentendu qu’on t’expliquera... plus tard.
CLÉMENCE, se tournant vers Charrier.
Et mon père consent ?
HENRI, l’arrêtant par le bras.
Il consent ! Sa seule objection sérieuse, c’était que tu n’es pas assez riche pour deux ; je l’ai levée en te donnant ma dot.
CLÉMENCE.
Et toi ?
HENRI.
Oh ! moi... je suis un orgueilleux qui ne veux rien devoir qu’à moi-même.
CLÉMENCE.
Mais je ne veux pas...
HENRI.
Accepte, ma petite Clémence, je t’en supplie : tu me rendras bien heureux : d’ailleurs, c’est la condition que mon père met à ton mariage.
CLÉMENCE, à Charrier.
Est-ce vrai ?
CHARRIER.
Puisque ton frère te le dit.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. de Sergine !
Scène IX
CLÉMENCE, CHARRIER, SERGINE, HENRI
HENRI.
Tu as perdu patience ?... Ce n’est pas ma faute... Voici ta femme. Remercie mon père.
SERGINE, à Charrier.
Ah ! monsieur, que de reconnaissance !
CHARRIER.
Vous la rendrez heureuse, monsieur ; vous êtes un honnête homme. Veillez scrupuleusement sur votre honneur ! Vous allez être assez riche pour n’avoir souci d’amasser à vos enfants que l’héritage d’un nom sans tache.
HENRI, à part.
Pauvre père !
SERGINE.
Soyez tranquille, monsieur ; si j’étais tenté de m’égarer, je me rallierais à votre exemple.
CHARRIER, rencontrant les yeux d’Henri, va à lui, et lui dit à demi-voix, les yeux baissés.
Henri, que veux-tu que je fasse ? Veux-tu que je rembourse jusqu’au dernier sou tous ceux qui ont perdu dans cette affaire ? Ce sera la moitié de ma fortune, mais je suis prêt.
HENRI, se jetant à son cou.
Merci !
CLÉMENCE.
Quoi donc ?
CHARRIER.
Il m’avait arraché mon consentement pour être soldat, je viens de le lui donner.
SERGINE.
Tu vas t’engager ?
HENRI.
Oui, mon cher. C’était le rêve de ma vie...
Serrant la main à son père.
Et maintenant j’ai le cœur léger comme un oiseau.
SERGINE.
Eh bien, je te fais mon sincère compliment... Il faut être quelque chose dans ce monde. Tu as perdu un peu de temps...
HENRI.
Mais je le rattraperai...
UN DOMESTIQUE, annonçant de la droite.
M. Vernouillet.
CHARRIER.
Je n’y suis pas.
HENRI.
Pourquoi donc ? Il vient chercher une réponse. Faites entrer.
Scène X
CLÉMENCE, CHARRIER, SERGINE, HENRI, VERNOUILLET
HENRI, vivement à Vernouillet.
Eh bien, mon cher monsieur, c’est vous qui aviez raison. La personne en question est parfaitement honorable. Elle rembourse tous ses actionnaires.
VERNOUILLET.
Tous ? Mais c’est absurde ! C’est la ruine !
HENRI.
Ou peu s’en faut. Ce renseignement vous suffit-il ?
VERNOUILLET.
Je vous remercie.
À part.
Si j’ai un fils, il me fera peut-être payer ses dettes, les miennes jamais.
Haut, à Clémence.
Votre frère, mademoiselle, m’affirmait tantôt que vous ne m’épousiez pas de votre plein gré... S’il est vrai, je connais mon devoir de galant homme. Dites un mot...
CLÉMENCE.
Mon Dieu, monsieur...
VERNOUILLET.
Il suffit. Je vous entends.
À Charrier.
Je vous rends votre parole, monsieur ; mais je n’en reste pas moins tout à votre service. Je vous ferai pair de France quand je serai ministre. Adieu, messieurs.
Il sort.
Scène XI
CLÉMENCE, CHARRIER, SERGINE, HENRI
HENRI.
A-t-il assez d’aplomb, ce drôle-là ! Ministre !
SERGINE.
Pourquoi pas ? Nos pères n’avaient perdu que le respect, nous avons, nous, perdu le mépris : le monde est aux effrontés.