Jean de Thommeray (Émile AUGIER - Jules SANDEAU)

Comédie en cinq actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 29 décembre 1873.

 

Personnages

 

LE COMTE DE THOMMERAY

JEAN DE THOMMERAY

ROBLOT

JONQUIÈRES

LE BARON DE MONTLOUIS

BOISLANGEAIS

CHATEAUVIEUX

CHAMPIN

SYLVAIN

JUSTIN

LES DEUX FRÈRES DE JEAN

PREMIER BOURGEOIS

DEUXIÈME BOURGEOIS

LA COMTESSE DE THOMMERAY

HORTENSE DE MONTLOUIS

MARIE DE KÉROR

BARONNETTE

CLARA JONQUIÈRES

DOMESTIQUES

PAYSANS

MOBILES

 

 

À MONSIEUR ÉMILE PERRIN

ADMINISTRATION DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

Cher ami,

 

Le dévouement affectueux et obstiné que vous nous avez témoigné, l’art exquis avec lequel vous avez monté notre pièce, ont eu une telle part dans le succès, qu’ils constituent entre nous une sorte de collaboration et de confraternité. C’est ce double titre que nous vous prions d’agréer la dédicace de Jean de Thommeray.

 

ÉMILE AUGIER, JULES SANDEAU.

Janvier 1872.

 

 

 

ACTE I

 

La cour d’honneur du château de Thommeray, moitié château, moitié ferme. Au fond, l’entrée principale en forme de guichet, sous un pavillon à tourelles revêtues de lierre. À gauche, l’habitation plus moderne, précédée d’un large perron et reliée au pavillon du fond par une grange. Sur la scène, à droite, des tables rustiques couvertes de gobelets et de pichets. Un tonneau au fond.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, SYLVAIN, puis LA COMTESSE

 

LE COMTE, entrant par le fond, s’adressant à Sylvain qui traverse la scène.

C’est toi, Sylvain ! Tout est-il prêt pour recevoir nos métayers ?

SYLVAIN.

Voyez vous-même, monsieur le comte ; les pichets sont pleins jusqu’au bord, et,

Montrant le tonneau.

quand ils seront vides, voilà de quoi les remplir de nouveau.

LE COMTE.

Bien avisé ! Les gars n’ont pas encore paru ?

SYLVAIN.

Pas encore, monsieur le comte ; mais ils ne peuvent tarder.

LE COMTE.

Braves gens !... Ils ont assisté au départ, ils boiront avec nous le vin du retour...

Sylvain sort.

La belle matinée ! le gai soleil d’automne ! Il y a longtemps que la vie ne m’avait semblé si légère.

La comtesse descend le perron ; il va la recevoir et lui baise la main avec une tendresse respectueuse.

Eh bien, il est venu ce jour qui devait n’arriver jamais... Chère femme, êtes-vous heureuse ?

LA COMTESSE.

Vous le demandez, mon ami ! Vous demandez si je suis heureuse, quand je vais revoir mes deux fils, quand mes deux derniers nés me sont enfin rendus, après une si longue absence !

LE COMTE.

Cinq ans !... Qui, en effet, c’est une longue absence, mais qui aura été féconde ; ne la regrettons pas. Nous avons vu partir des enfants, nous allons retrouver des hommes. Comme leur frère aîné, ils ont appris à la grande école le respect de la règle et la pratique du devoir ; comme lui, ils ont paye leur dette au pays. Le pays nous les rend, l’épreuve est terminée, et nos trois fils nous appartiennent.

LA COMTESSE.

Oui... mais Jean...

LE COMTE.

Au fait, où est-il donc ?

LA COMTESSE.

Il est parti ce matin pour la chasse.

LE COMTE.

Je comprends pour fêter le retour de ses frères, il est allé leur cueillir un bouquet.

LA COMTESSE.

Mon ami, est-ce que Jean ne vous inquiète pas un peu ?

LE COMTE.

Et pourquoi m’inquiéterait-il ? Il nous est revenu avec une santé de fer ; il marche comme un Basque et j’ai peine à le suivre ; à cheval, c’est un centaure ; il a, matin et soir, un appétit de loup, et ; la nuit, il dort comme un loir. Ces symptômes n’ont rien d’alarmant.

LA COMTESSE.

La santé du corps ne suffit point ; il faut encore y joindre celle du cœur et de l’esprit.

LE COMTE.

Jean n’a-t-il pas le cœur et l’esprit sains ?

LA COMTESSE.

Vous n’êtes pas frappé du changement de son humeur ?

LE COMTE.

Non, ma foi !

LA COMTESSE.

Vous ne remarquez pas que, depuis quelque temps, il est distrait, songeur, parfois même un peu triste ?

LE COMTE.

Je n’ai pas remarqué ; mais, quand cela serait, je ne m’en inquiéterais guère. Jean est ici dans une situation délicate. Je me mets à sa place. Si j’avais été votre fiancé pendant un long temps, vivant près de vous, sous le même toit, vous voyant tous les jours, à toute heure, ainsi qu’il fait avec Marie, dame ! je l’avoue, les jours m’auraient semblé longs.

LA COMTESSE.

Eh bien, mon ami, ne pourriez-vous pas rapprocher l’époque de leur mariage ?

LE COMTE.

J’y ai pensé plus d’une fois ; je le voudrais, et je ne le puis. Marie m’a été léguée par son père ; elle a grandi sous notre toit. Dans huit mois, elle sera majeure ; attendons jusque-là. Je ne doute pas de son affection pour Jean, je crois à la solidité de leur tendresse mutuelle ; mais je suis encore le tuteur de Marie. Elle est plus riche que mon fils, j’entends qu’elle dispose librement de sa main ; je veux que Jean tienne sa femme d’elle-même plutôt que de moi.

LA COMTESSE.

Ne craignez-vous pas, mon ami, que ces scrupules ne soient un peu exagérés peut-être ?

LE COMTE.

Croyez-moi, les scrupules sont l’avant-garde de l’honneur, et, lorsqu’ils tombent, l’honneur reste à découvert !

LA COMTESSE.

C’est que Marie paraît s’alarmer, elle aussi. La nouvelle attitude de Jean, son air distrait, ses longs silences la troublent et la préoccupent. Elle n’est pas dans le secret de l’ennui qu’il laisse voir ; elle en cherche la cause, et, l’autre jour, je l’ai surprise qui pleurait.

LE COMTE.

Marie n’est qu’une enfant, vous la rassurerez. Dans tout cela, je ne vois rien de grave, et huit mois sont bientôt passés... Mais voici votre rêveur !

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LA COMTESSE, JEAN, en habit de chasse

 

Jean remet son carnier et son fusil à un paysan qui le suit.

LE COMTE.

Eh bien, Jean, as-tu fait bonne chasse ?

JEAN, baisant la main de sa mère.

Excellente, mon père... Douze perdreaux !

LE COMTE.

Bravo !

JEAN.

Un coq de bruyère !

LE COMTE.

À merveille !

JEAN.

Et deux lièvres !

LE COMTE.

C’est parfait !... Nous supprimerons le veau gras.

LA COMTESSE.

Comme tu as chaud ! tu es tout en nage.

Elle lui essuie le front.

LE COMTE.

Ah çà ! qu’est-ce que j’apprends ? Tu t’attristes, tu deviens songeur ?...

JEAN.

Moi, mon père ?

LE COMTE.

Je ne t’en ferais pas un crime. Ta position de fiancé ne laisse pas d’être embarrassante. Ta mère et moi nous le reconnaissions tout à l’heure. Tu as encore huit mois à attendre. Veux-tu aller passer quelque temps à Paris ?

JEAN, avec un mouvement de joie.

À Paris ?...

LA COMTESSE, à part, avec un mouvement d’effroi.

À Paris !

LE COMTE.

Le retour de tes frères va te permettre de t’éloigner ; la maison ne restera pas vide en ton absence, ils occuperont ta place au foyer.

JEAN, joyeusement.

Je vous remercie, mon père.

LA COMTESSE, à Jean, avec tristesse.

Tu te réjouis déjà à la pensée de nous quitter : on dirait que Paris t’attire.

LE COMTE, souriant.

Tandis qu’il vous effraye, n’est-ce pas ?

LA COMTESSE.

Comme toutes les mères.

LE COMTE.

Oui, la moderne Babylone, la ville de perdition !... Mais soyez calme, il y a des âmes qui sont à l’abri de la contagion.

LA COMTESSE, à Jean.

Tu reviendras bien vite... Tu me le promets ?

JEAN.

Oui, bien vite !

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LA COMTESSE, JEAN, MARIE, elle paraît sur le perron, puis SYLVAIN

 

MARIE, à part.

C’est lui !...

JEAN.

Bonjour, Marie !

MARIE, descendant le perron.

Bonjour !

Elle serre la main à Jean.

Tu es sorti de bonne heure... à l’aube. En ouvrant ma fenêtre, je t’ai vu traverser la lande avec tes chiens.

JEAN.

Tu étais déjà sur pied, toi aussi ?

MARIE.

Je crois bien ! En un jour comme celui-ci, c’est un réveille-matin que le bonheur ! Et puis, tant de choses à faire ! Tes frères peuvent arriver, ils trouveront leurs chambres prêtes.

JEAN.

Il me semble que tu pourrais bien dire nos frères.

LA COMTESSE.

Il a raison.

Marie se jette à son cou.

Chère fille !

MARIE, à Jean.

Eh bien, nos frères ! Es-tu content ?

Au comte, lui tendant une lettre.

Une lettre pour vous, mon ami ; le piéton vient de l’apporter à l’instant.

LE COMTE, brisant l’enveloppe et ouvrant la lettre.

De Me Grimaud, mon notaire.

LA COMTESSE.

Encore au sujet de la ferme de l’Hermenault.

LE COMTE.

Il choisit bien son jour !

Lisant à haute voix.

« Quimperlé, 15 octobre 1869. Monsieur le comte, l’affaire l’Hermenault... » C’est bien cela ! « ...est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase ; j’apprends à l’instant que madame de Montlouis est arrivée hier à son château, dans l’intention de terminer elle-même avec vous. J’ai tout lieu de croire que vous recevrez prochainement sa visite. Elle s’imagine sans doute qu’elle aura plus facilement raison de vous que de moi. Soyez sur vos gardes. Je vous l’ai dit, je vous le répète, la ferme ne vaut que quarante mille francs, elle en demande soixante mille... » Bien obligé ! « Elle en demande soixante mille, mais elle a besoin d’argent. Tenez bon... » Des discussions d’intérêt avec une femme ? Non ! J’avais envie de cette ferme, elle eût arrondi le domaine ; mais soixante mille francs ! ce serait trop cher payer la convenance.

LA COMTESSE.

Voila une belle dame qui s’entend aux affaires...

JEAN.

C’est donc un ancien procureur que cette madame de Montlouis ?

LE COMTE.

Qu’elle ne se dérange pas ! Nous en resterons là. Je ne tiens pas à la connaître. Je vais, sans plus attendre, écrire à son notaire que je renonce à l’acquisition.

LA COMTESSE.

À la bonne heure !

LE COMTE, bas, à la comtesse.

Laissons-les s’expliquer ensemble...

Bas, à Jean.

Soit bon pour elle : rassure-la.

JEAN, de même.

La rassurer ? Marie ? et que craint-elle ?

LE COMTE, de même.

Si j’en crois ta mère, Marie se tourmente ; elle se figure que tu ne l’aimes plus, ou que tu l’aimes moins, ce qui revient exactement au même.

SYLVAIN, entrant par le fond.

Les métayers et les gars attendent dans l’avenue les ordres de M. le comte.

LE COMTE, qui se dirigeait vers le perron avec la comtesse.

J’y vais.

À sa femme.

Vous avez encore quelques dispositions à prendre, je reviens.

Il sort par le fond ; la comtesse rentre dans la maison.

 

 

Scène IV

 

MARIE, JEAN

 

JEAN.

Est-ce vrai, Marie, ce qu’on vient de me dire ? Tu doutes de ma tendresse ? N’es-tu pas ma sœur et ma femme ? Tu n’étais encore qu’une enfant que je te regardais déjà comme la compagne de ma vie : qu’y a-t-il de changé entre nous ? Je n’ai pas cessé de voir en toi le couronnement et le prix de ma destinée. Ce qu’un jour je t’écrivais d’Afrique est et sera toujours la vérité. T’en souviens-tu, de cette lettre ?

MARIE.

C’était la veille du jour où tu fus mis à l’ordre de l’armée... Ô chère lettre ! je la sais par cœur : « Nous nous battons demain, je pense à toi, et jamais je n’ai mieux senti à quel point tu m’es chère. Sois tranquille, je sais ce que je dois à mon pays, à mon nom, à ta tendresse vous serez tous contents de moi là-bas !... »

JEAN.

Cette lettre, je l’écrirais encore aujourd’hui. C’est à toi que je penserais, tu serais encore à l’heure du danger ma force et mon espoir. Et pourtant, tu as douté de moi ?

MARIE.

Je te vois depuis quelque temps si triste, si distrait, si rêveur ! Toutes tes dernières lettres n’étaient remplies que des enchantements de ton prochain retour. Tu t’exaltais, tu t’attendrissais à la pensée des joies de la maison : tes bras impatients s’ouvraient déjà pour les saisir. Eh bien, tu les as retrouvées, ces joies si longtemps regrettées : tu les as retrouvées telles absolument que tu les avais laissées. Tous les cœurs qui t’aimaient te chérissent comme par le passé ; le bonheur t’attendait ici, et pourtant tu n’as pas l’air heureux.

JEAN.

Où prends-tu cela ? Je ne suis ni distrait, ni triste, ni rêveur. Je suis heureux, je t’aime ! mais ne trouves-tu pas comme moi que l’existence qu’on mène ici est un peu monotone dans son immuable sérénité ?

MARIE.

Que te dirai-je, mon ami ? J’ai grandi dans ta famille, entourée de soins, d’amour et de respect ; ta mère m’a rendu la mienne, ton père est devenu le mien ; comment veux-tu que je me lasse d’une existence si douce et si heureuse ?

JEAN.

Tu n’as jamais souhaité de voir un peu le monde ? Tu n’aimerais pas à quitter ce château, ne fût-ce que pour avoir la joie d’y revenir ?

MARIE.

Je n’y avais jamais pensé.

JEAN.

Quand nous serons mariés, nous voyagerons, n’est-ce pas ?

MARIE.

Nous ferons tout ce qui te plaira.

JEAN.

Nous irons en Italie !

MARIE.

Nous irons où tu voudras aller... en Italie, en Chine, au Japon.

JEAN.

Oui ! au Japon !

MARIE.

C’est dit ; mais souffre que d’abord j’aille faire un peu de toilette ; je ne veux pas qu’après cinq ans d’absence, nos frères me trouvent seulement grandie.

JEAN.

Va, chère enfant !... Tu n’es plus inquiète ?

MARIE, du haut du perron.

Non ! puisque tu m’aimes.

JEAN.

Tu en es bien sûre ?

MARIE.

Oui ! puisque tu me le dis.

Elle rentre dans la maison.

JEAN.

Bonne petite sœur !... Oui, certes, je t’aime... mais le fait est que je m’ennuie bien !

Il s’assied sur un banc.

 

 

Scène V

 

JEAN, HORTENSE

 

HORTENSE, en amazone, entrant par le fond et s’adressant à Jean.

M. le comte de Thommeray, je vous prie ?

Jean se lève ; mouvement de surprise de part et d’autre.

JEAN.

Mon père va rentrer, madame.

HORTENSE.

Vous êtes le vicomte de Thommeray, monsieur ? Nous nous sommes déjà rencontrés aujourd’hui, ce me semble ? Vous, un fusil sur l’épaule...

JEAN.

Et vous, madame, à cheval.

HORTENSE.

Je vous ai même regardé, monsieur le vicomte, avec une curiosité dont je comprends à présent toute l’inconvenance. Excusez-moi, je vous prenais pour un braconnier.

JEAN.

Je crains bien, madame, d’avoir les mêmes excuses à vous faire.

HORTENSE.

Vous m’avez prise pour un braconnier ?

JEAN.

Pour une apparition... et je continue.

HORTENSE.

Au fait, je n’ai trouvé personne pour m’annoncer... Je suis votre voisine, madame de Montlouis.

JEAN.

Madame de Montlouis ?

HORTENSE.

Cela vous étonne ?

JEAN.

Non, madame.

À part.

Quel dommage !

HORTENSE, à part.

Très beau, ce jeune Mohican !

JEAN.

Voulez-vous entrer dans la maison pour attendre mon père ?

HORTENSE, regardant la façade.

Nous sommes bien ici. – Très joli, ce château ! beaucoup de caractère.

JEAN.

Il me semble qu’en fait de château, vous n’avez rien à envier à personne.

HORTENSE.

Oh ! le mien a l’air d’une caserne. Je n’y suis que depuis hier, et je m’y suis déjà ennuyée quarante-huit heures.

JEAN.

Êtes-vous donc de celles pour qui la campagne compte double ?

HORTENSE.

Non ; mais j’aime mieux la mer.

JEAN.

Elle n’est pas loin d’ici.

HORTENSE.

Pas loin d’ici, Biarritz ou Trouville ? Cependant votre château me raccommode avec la Bretagne ; rien de plus pittoresque... Ces vieilles tours, ce manteau de lierre... Beaucoup de cachet. Vous habitez là une partie de l’année ?

JEAN.

Toute l’année.

HORTENSE.

Brrr... Au mois de janvier !... Sans indiscrétion, à quoi pouvez-vous passer le temps ?

JEAN.

Mon Dieu, madame, je vais bien vous surprendre : nous vivons en famille, étroitement unis. Je chasse, vous le saviez déjà. Je monte à cheval, je m’occupe de la terre. Les journées passent vite ; mon père et moi nous visitons nos paysans ; ma mère répand autour d’elle la sérénité de son âme, elle s’applique aux soins domestiques et gouverne la maison avec grâce et autorité.

HORTENSE, à part.

Serait-ce une leçon ?

Haut.

Et vous ne vous ennuyez pas ? Cette vie rustique vous suffit ?

JEAN.

Je mentirais si je disais que je n’ai pas souvent de vagues aspirations vers un genre de vie moins paisible et moins uniforme ; j’ai parfois d’étranges visions ! mais elles sont si fugitives que mon esprit n’en est jamais sérieusement troublé.

HORTENSE, à part.

Il est singulier.

JEAN.

Mais vous, madame, c’est à Paris que vous vivez ? Vous venez rarement dans ce pays. C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous y voir.

HORTENSE.

C’est la première fois que j’y viens, en effet. J’y possède une terre dont M. de Montlouis n’a ni le temps ni le goût de s’occuper. J’ai pris le parti de m’en occuper moi-même, et c’est précisément ce qui m’amène auprès de monsieur votre père.

JEAN.

Ainsi, madame, jeune et belle comme vous l’êtes, c’est pour affaires que vous vous êtes enfin décidée à visiter nos landes et nos bois ?

HORTENSE.

Faites-moi l’honneur de croire que les affaires ne sont pas de mon goût : les questions d’intérêt ne me touchent guère et je ne m’en occupe que contrainte et forcée. Je me serais contentée d’écrire à mon notaire, si je n’avais été heureuse de saisir un prétexte pour échapper aux ennuis de la vie mondaine, et parcourir cette Bretagne si riche de grands souvenirs.

JEAN.

Ah ! tenez, madame, vous me faites du bien ! J’aime à vous entendre parler ainsi. Avouez que c’est un beau pays que le nôtre.

HORTENSE.

Délicieux !

Regardant autour d’elle.

Ce poétique manoir vaudrait à lui seul le voyage ! Cette cour même, avec ses tables et ses bancs rustiques, a une couleur locale !... Il s’agit d’un baptême ou d’une noce de village ?

JEAN.

Non, madame, mais il est vrai qu’aujourd’hui tout le domaine est en fête... Et tenez...

On entend le biniou dans le lointain.

HORTENSE.

Qu’est cela ?

JEAN.

Nos métayers qui vont, musique en tête, à la rencontre de mes deux frères.

HORTENSE.

Ah ! vos frères ne gardent pas toujours le logis comme vous ; ils voyagent ?

JEAN.

Ils reviennent d’Afrique.

HORTENSE.

Ils sont officiers ?

JEAN.

Simples soldats, mais tous les deux avec la médaille militaire.

HORTENSE.

Simples soldats ?

JEAN.

C’est une tradition de famille.

HORTENSE.

Contez-moi donc cela. Tout ce que vous me dites m’étonne et m’intéresse.

S’asseyant sur un banc à gauche.

Voyons, mettez-vous là ! J’adore les légendes.

JEAN.

Oh ! madame, il n’est pas question de légendes, rien est plus simple. Le comte de Thommeray, mon grand-père, avait fait la guerre de Vendée. Il s’était marié, il avait un fils et vivait dans la retraite. En 1814, quand la France fut envahie, il ne vit qu’une cause à servir, celle de la patrie menacée ; il étouffa ses anciennes rancunes, il fit taire ses opinions et partit comme simple volontaire. Il se battit vaillamment, refusa toute récompense, et, la campagne terminée, il revint chez lui pour achever de vieillir à l’écart.

HORTENSE.

C’était un galant homme que monsieur votre grand-père !

JEAN, fièrement.

Oui, madame. Il enseigna de bonne heure à son fils ses devoirs envers le pays et l’envoya à l’armée des qu’il eut ses dix-huit ans. Il pensait que tout homme, en entrant dans la vie, doit payer sa dette ; que rien ne peut l’en affranchir, pas plus le rang que la richesse, et que l’exemple ne saurait venir de trop haut. En vieillissant, il s’était fait là-dessus des idées très nettes et très arrêtées. Il entendait que, dans sa famille, on servit la patrie sans rien demander, sans rien attendre d’elle que l’honneur de lui donner son sang. À ses yeux, ta récompense était tout en entière dans le devoir obscur, simplement accompli. En outre, il considérait l’armée comme un apprentissage des vertus nécessaires, comme le complément de toute éducation virile : il estimait que c’est là que se trempent les âmes. Le fils fit la guerre en Afrique, se battit comme un lion, et, comme son père, revint simple soldat. À dix-huit ans, j’ai fait comme avaient fait mon grand-père et mon père ; mes frères ont fait comme moi, et nos fils feront comme nous.

HORTENSE.

Que c’est étrange ! Ainsi, monsieur, dans votre famille, vous êtes tous nourris de père en fils dans l’amour de la patrie.

JEAN, s’asseyant.

Vous l’avez dit, madame.

HORTENSE.

Mais madame votre mère ? Toute sa jeunesse s’est donc écoulée loin du monde, dans cette solitude qui parfois doit être bien austère.

JEAN.

Le monde et la solitude n’ont jamais existé pour elle, madame. L’amour désintéresse n’était pas rare quand mon père rencontra celle qui devait être un jour la compagne du reste de sa vie, Elle était pauvre, il était maître de son patrimoine, et, pouvant disposer de lui-même à son gré, il épousa la jeune fille qu’il aimait. L’un et l’autre n’avaient consulté que leur inclination mutuelle ; ni l’un ni l’autre n’eurent sujet de s’en repentir. Ma mère pourrait vous dire en quelques mots toute l’histoire de sa vie : elle a été l’unique amour d’un honnête homme qu’elle a uniquement aimé.

HORTENSE.

Je crois rêver. Vous m’ouvrez un monde nouveau et que personne ne m’avait fait entrevoir... Je suis émue...

Se levant.

Que j’ai donc bien fait de venir !

JEAN.

Puis-je espérer, madame, que vous resterez encore quelques jours dans nos campagnes ?

HORTENSE.

Une semaine, plus ou moins ; j’ai quelques affaires à régler avec mes fermiers.

JEAN.

Vous ne connaissez pas nos paysans bretons ; vous en avez pour plus d’un mois à traiter avec eux ; et permettez-moi de m’en réjouir. J’aurai peut-être le bonheur de vous rencontrer quelquefois sur la lande.

HORTENSE.

Pourquoi sur la lande ?... Je serai charmée de vous recevoir.

JEAN.

Prenez garde je suis homme à me le tenir pour dit.

HORTENSE.

Je l’entends bien ainsi. Qui vient là ? Monsieur votre père ?

JEAN.

Oui, madame.

 

 

Scène VI

 

JEAN, HORTENSE, LE COMTE

 

JEAN, au comte.

Madame de Montlouis, mon père.

HORTENSE, au comte.

Vous devinez sans doute, monsieur, l’objet de ma visite ?

LE COMTE.

En effet, madame, et, tout en appréciant l’honneur de votre présence, je suis vraiment confus que vous vous soyez dérangée.

HORTENSE.

Rassurez-vous, monsieur le comte, je ne me suis pas dérangée. Je passais à cheval, et l’idée m’est venue de m’adresser directement à vous pour terminer à l’amiable une petite affaire qui nous intéresse tous les deux. Je cherche à me défaire de la ferme de l’Hermenault, et, vous, monsieur, vous avez envie de t’acquérir ?

LE COMTE.

J’y avais songé, madame, mais il m’en coûterait, je l’avoue, de traiter d’affaires avec vous, et, si vous m’en croyez, nous laisserons à nos notaires...

HORTENSE.

Nos notaires n’en finiraient pas. Ils sont aussi entêtés l’un que l’autre. Le vôtre tire à lui toute la couverture, le mien en fait autant de son côté. Nous sommes gens d’honneur et de bonne foi : dites-moi, monsieur, combien vaut la ferme ; j’accepte d’avance votre estimation.

JEAN, à part.

J’en étais sûr.

LE COMTE, à part.

Que m’écrivait donc ce grimaud ?

Haut.

Puisque vous le prenez ainsi, madame, la ferme en question vaut quarante mille francs pour le premier venu ; pour moi, elle en vaut cinquante mille.

HORTENSE.

Eh bien, monsieur, pour ne pas vous traiter comme le premier venu, mettons quarante-cinq mille francs. Est-ce dit ?

LE COMTE.

C’est dit.

HORTENSE, elle ôte son gant et lui tend la main.

Il ne nous reste plus qu’à signer.

LE COMTE, lui baise la main.

C’est fait.

HORTENSE.

Et maintenant, adieu, messieurs.

JEAN.

Quoi madame, vous nous quittez si tôt ?

HORTENSE.

Vous avez une fête de famille et je craindrait d’être indiscrète...

LE COMTE.

Vous ne partirez pas, madame, avant que j’aie eu l’honneur de vous présenter la comtesse ; elle sera charmée de vous voir, et, s’il pouvait vous plaire d’assister à nos douces joies...

HORTENSE.

Mieux encore, il me plairait d’y prendre part...

LE COMTE, lui offrant son bras.

Venez donc, madame...

HORTENSE.

Allons, monsieur le comte !

Elle prend le bras du comte et entre avec lui dans la maison.

JEAN, seul sur le devant de la scène.

Ah ! la charmante femme ! ah ! l’adorable créature ! C’est tout une révélation.

On entend le biniou qui se rapproche de plus en plus.

LE COMTE, reparaissant, suivi de la comtesse, de Marie et de madame de Montlouis.

Mes fils ! Voici mes fils !...

À Jean.

Va recevoir tes frères.

 

 

Scène VII

 

HORTENSE, LE COMTE et LA COMTESSE, debout sur le perron

 

Les gars et les métayers entrent, précédés des joueurs de biniou et se rangent au fond à droite. Jean et ses deux frères, en uniforme de chasseurs d’Afrique, paraissent, suivis d’une autre troupe de gars. Les deux soldats s’élancent sur le perron et embrassent le comte et la comtesse.

LE COMTE, faisant signe aux joueurs de biniou de se taire.

Tous mes vœux sont comblés ! Il ne me reste plus qu’à rendre des actions de grâces : à Dieu d’abord qui a béni cette maison ;

À comtesse.

à vous, madame, qui avez accepté d’un cœur vaillant les sacrifices que j’imposais à votre tendresse ;

À Marie.

à toi, ma fille, qui as adouci les rigueurs de l’absence ; à vous, mes fils, qui avez fait votre devoir. Et maintenant, qu’on m’apporte le vin des grands jours !

Un serviteur présente un gobelet sur un plateau.

À notre mère commune ! à la France !

TOUS.

À la France !

 

 

ACTE II

 

Chez madame de Montlouis. Un boudoir élégant. Cheminée au fond. Portes latérales dans des pans coupés. À gauche de la cheminée un tête-à-tête ; à droite un fauteuil ; canapé sur le premier plan à gauche ; à droite une table.

 

 

Scène première

 

HORTENSE, assise près de la cheminée

 

Ah ! les dîners d’hommes ! Voilà bien le dernier. Dorénavant, M. de Montlouis traitera ses amis au cabaret si bon lui semble... Je me révolte contre ce rôle de maîtresse d’hôtel... Avoir à sa table quinze messieurs qui parlent affaires... (Pourquoi parle-t-on toujours affaires à table quand il n’y a qu’une femme ?) les installer au baccarat après le café et les cigares, se retirer discrètement dans son boudoir sans pouvoir sortir, ni se coucher, ni se mettre en robe de chambre au coin de son feu, c’est odieux ! C’est à regretter la Bretagne... Ah !... j’ai passé là deux mois d’un bonheur sans nuage !

Souriant.

Mais je n’ai pas été fâchée de revenir... avec mon ami Jean. – L’aurais-je aimé si je l’avais rencontré à Paris ? Peut-être que non... Peut-être avait-il besoin de ce cadre étrange et poétique. Il est un peu dépaysé au milieu de nos élégances banales ; mais je le formerai. – Viendra-t-il ce soir ? Il a dit que non... Il a horreur de ma maison... mais il viendra tout de même.

 

 

Scène II

 

HORTENSE, ROBLOT, entrant par la gauche

 

HORTENSE.

C’est vous, Roblot ? Quel bon vent vous amène ?

ROBLOT.

Forte brise, madame, pour ne pas dire grain, voire même tempête... gare à la côte !

HORTENSE, inquiète.

Sans métaphores ?

ROBLOT.

Je suis allé, comme vous m’en aviez chargé, chez l’infâme Mathieu, il est intraitable.

HORTENSE, se levant.

Il refuse de renouveler mes billets ?

ROBLOT.

S’il n’a pas son argent demain, il vous envoie du papier timbré.

HORTENSE.

Mais c’est horrible ! Je suis perdue ! Je ne peux pas trouver cinquante mille francs d’ici à demain !... Quel scandale ! Que dira mon mari, à qui j’avais promis de ne plus recommencer ? Mon petit Roblot, il faut absolument que vous me trouviez la somme, à quelque taux que ce soit !

ROBLOT.

C’est tout trouvé, madame.

HORTENSE, descendant en scène.

Eh ! dites-le donc vous m’avez fait une peur !...

ROBLOT.

Autrement me serais-je permis de troubler une fête à laquelle je n’étais pas invité, soit dit sans reproche ?

HORTENSE.

Un dîner d’homme suivi d’un baccarat... C’est mon mari qui a fait les invitations... Je n’y suis pour rien... D’ailleurs, vous n’y perdez pas grand’chose tous ces gens-là sont ennuyeux comme la pluie.

ROBLOT.

Eh ! eh ! la pluie d’or !

HORTENSE.

Est-ce que vous jouez ?

ROBLOT.

Pas avec de si grosses bourses ; mais vous avez un convive auquel j’ai grand intérêt à être présenté.

HORTENSE, s’asseyant près de la table.

Ismaïl-Bey ?

ROBLOT.

Non... Il n’est pas dans les affaires... M. Jonquières junior, de Bordeaux.

HORTENSE.

Qu’à cela ne tienne, je vous présenterai tout à l’heure.

ROBLOT.

C’est un véritable service que vous me rendrez. Si papa Jonquières veut bien m’attacher à lui, c’est-à-dire s’attacher à moi, ma fortune est faite. Il y a en moi l’étoffe d’un spéculateur de premier ordre. J’ai le flair... Jusqu’ici j’ai joué le rôle du chien de chasse qui lève le gibier et à qui on jette un os sous la table... Je voudrais passer chasseur.

HORTENSE.

C’est trop juste.

ROBLOT.

J’ai précisément une idée admirable et un peu aventureuse, comme Jonquières les aime ; si vous obtenez de lui qu’il l’adopte.

HORTENSE.

Vous m’en demandez beaucoup.

ROBLOT.

Bah ! ne vous fait-il pas un peu la cour ?

HORTENSE.

C’est pourquoi je ne voudrais pas lui avoir de trop grandes obligations.

ROBLOT.

Soyez donc tranquille. Quand il devient trop pressant, on n’a qu’à faire semblant de faiblir ; il prend son chapeau et s’en va en disant : « Je saurai qui m’a joué ce tour... »

HORTENSE.

S’il n’est pas plus dangereux... Mais revenons à mes moutons. Où sont-ils ?

ROBLOT, s’asseyant de l’autre côté de la table.

Dans le coffre de votre mari.

HORTENSE.

Mais je n’ai pas la clef.

ROBLOT.

Je vous l’apporte. Si vous n’avez pas recours à M. de Montlouis, c’est de peur d’une scène, n’est-ce pas ? de peur de lui donner barres sur vous ?

HORTENSE.

Sans doute... Après ?

ROBLOT.

Si je vous donne barres sur lui ? si c’est lui qui se trouve trop heureux de payer sa liberté ?

HORTENSE.

C’est tout différent.

ROBLOT.

Voilà précisément le service que j’ai le bonheur de pouvoir vous rendre. – Je ne vous apprendrai rien en vous disant que votre mari n’est pas un modèle de fidélité ?

HORTENSE.

Il y a longtemps que j’en ai fait mon deuil... sans avoir de preuves positives, malheureusement.

ROBLOT.

J’en ai.

HORTENSE.

Ah ! mon cher Roblot, vous ne vous doutez pas du soulagement que vous me procurez... Parlez vite !

ROBLOT.

Vous me jurez de ne pas lui dire d’où vous tenez vos informations ?

HORTENSE.

Je vous le jure.

ROBLOT.

Eh bien, madame, il commandite depuis un mois une ingénue nommée Blanche de Montglave, dont il est éperdument amoureux et jaloux comme un tigre.

HORTENSE.

Jaloux, lui ? Il ne m’a jamais fait tant d’honneur.

ROBLOT.

Il tremble devant elle comme un petit garçon. Ici, c’est un homme d’esprit et de bon ton, un peu sur l’œil, friand de la lame, et grand sableur devin de Champagne ; là-bas, ce n’est plus le même homme, c’est un vieillard en enfance, tant il y a que cette jeune personne le mènera loin... Je la connais.

HORTENSE.

Intimement ?

ROBLOT.

En tout bien, tout honneur ! On ne me prend pas au sérieux dans ce monde-là... Elle m’appelle Caniche... C’est vous dire que je suis un ami... Voilà comment je peux vous fournir des renseignements contre votre mari ; car sa liaison est un mystère. Il la prend au sérieux et la cache avec la niaiserie adorable de la vingtième année... Il paraît que ces enfantillages-là se retrouvent en vieillissant.

HORTENSE.

Pauvre jeune homme ! J’espère bien qu’elle le trompe ?

ROBLOT.

N’en doutez pas ! – L’ingrate ! Il a renouvelé son mobilier chez Duval, il lui a donné un coupé orange et bleu de chez Herler, un collier de perles noires de chez Mellerio...

HORTENSE.

Tout cela depuis un mois ? Savez-vous que c’est fort inquiétant pour mon emprunt de ce soir ! J’arrive mal à propos.

ROBLOT.

Bah ! votre mari est si criminel !

HORTENSE.

Mais s’il est encore plus à sec ?

ROBLOT.

Mathieu acceptera sa signature.

HORTENSE.

Vous dites : Blanche ?...

ROBLOT.

De Montglave, autrement dite Baronnette, parce qu’elle se donne un bout d’armoiries.

HORTENSE.

Est-elle vraiment de bonne famille ?

ROBLOT.

Je crois bien ! Son père avait le cordon... à la main.

 

 

Scène III

 

HORTENSE, ROBLOT, JONQUIÈRES, venant de la droite ; cheveux, favoris teints et noirs comme le jais

 

HORTENSE, assise.

Comment, monsieur Jonquières, vous désertez le champ de bataille ?

JONQUIÈRES, avec un léger accent du Midi.

Je vous croyais seule, belle dame, – et j’avais des remords.

HORTENSE.

J’étais en bonne compagnie, comme vous voyez. – M. Léopold Roblot, un de nos meilleurs amis.

JONQUIÈRES, saluant.

Je crois avoir déjà vu monsieur quelque part.

ROBLOT, debout.

À la Bourse, monsieur... Je suis un modeste caporal dans l’armée où vous êtes maréchal de France.

JONQUIÈRES.

Maréchal... pas encore !

HORTENSE.

Vous le serez... et Roblot aussi ! Il a son bâton dans sa giberne ; vous l’aiderez à l’en extraire... si vous m’aimez.

JONQUIÈRES.

Voilà un mot, monsieur, qui me met à votre disposition.

ROBLOT.

Je serai en effet très discret. Toute mon ambition est d’apprendre mon métier à votre école.

JONQUIÈRES, s’asseyant en face d’Hortense.

Venez me voir demain. – Savez-vous, madame, que votre maison est un simple coupe-gorge ? Je perds déjà dix mille francs pour ma part ; aussi j’éprouve le besoin de souffler un peu.

HORTENSE.

Qui est-ce qui gagne ?

JONQUIÈRES.

Vous le demandez ? Ismail-Bey, parbleu ! Il fait rafle ! Ce diable de Turc a une chance de...

ROBLOT, à la cheminée.

De polygame !

JONQUIÈRES.

Je n’osais pas le dire.

HORTENSE.

Que fait mon mari ?

JONQUIÈRES.

Oh ! lui, il n’a aucun droit à gagner ; aussi perd-il tout ce qu’il veut.

HORTENSE, à part.

Il ne manquait plus que cela !

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, ROBLOT, JONQUIÈRES, JEAN, entrant par la gauche

 

HORTENSE, se levant.

Ah ! vicomte ! Je parlais de vous tout à l’heure à quelqu’un qui vous aime bien. – M. le vicomte Jean de Thommeray, messieurs ; M. Jonquières, M. Roblot...

Échange de saluts.

Vous tombez mal, mon pauvre vicomte, mal pour vous du moins ; ma maison est transformée en tripot. Vous ne jouez pas, je crois ; vous serez réduit à mon pauvre tête-à-tête.

JEAN.

Je ne m’attendais pas, madame, à une si heureuse fortune.

HORTENSE.

Votre arrivée rend la liberté à ces messieurs, qui avaient la courtoisie de me sacrifier leur vice pour un moment. Ils vous sont bien reconnaissants au fond du cœur.

JONQUIÈRES.

Pas le moins du monde, et à moins que vous ne me renvoyiez...

HORTENSE.

Je vous renvoie positivement, messieurs ; je ne veux pas que la victoire reste au croissant.

JONQUIÈRES, sur la porte de droite.

Si le Turc a encore la veine, je reviens à vos pieds.

HORTENSE.

Vous y serez le bienvenu.

Bas, à Roblot.

Je vous la livre.

ROBLOT, bas.

Merci bien. – Si je pouvais le coiffer de mon idée...

Jonquières et Roblot sortent.

 

 

Scène V

 

HORTENSE, JEAN

 

JEAN.

À qui parliez-vous de moi tout à l’heure ?

HORTENSE, assise près de la cheminée.

Oui, n’est-ce pas, quelle est cette personne qui vous aime ? Cherchez.

JEAN.

Voulez-vous dire que c’est vous ?

HORTENSE.

Et qui donc, ingrat ?

JEAN, s’asseyant sur le tête-à-tête.

Ah ! Hortense, vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Vous avez des pensées que je ne connais pas, des soucis que vous me cachez... à moi qui donnerais ma vie pour effacer un pli de votre front adoré.

HORTENSE.

Vous seriez bien avancé, mon pauvre Thomé, si je vous racontais les tracas de la vie parisienne, auxquels vous ne comprendriez peut-être pas grand’chose, et ne pourriez certainement rien !... Imitez ma discrétion. Quand vous êtes triste comme hier, est-ce que je vous demande à quoi vous pensez et quel blanc fantôme vos yeux distraits cherchent au plafond ? Et pourtant, j’aurais peut-être, moi, quelque sujet d’être jalouse de vos rêveries.

JEAN, se levant.

Non ! je vous le jure ! Ce n’est pas mon cœur qui souffre, c’est ma loyauté ; je manque à des engagements sacrés.

HORTENSE.

Oh ! vous avez encore trois mois devant vous pour les remplir, trois mois... le temps de m’oublier !

JEAN.

Je n’épouserai jamais Marie, vous le savez bien. Quel plaisir trouvez-vous à me torturer ? Ne vous suffit-il pas que je sois parjure envers elle sans me croire capable de l’être encore envers vous ? Et puis, que signifie cette comparaison que vous me faites de mes tristesses aux vôtres ? Ont-elles donc une cause semblable ? Quand vous ne m’écoutez pas, à qui songez-vous donc ?

HORTENSE.

Je pourrais vous répondre que je manque à des engagements sacrés, peut-être aussi sacrés que les vôtres.

JEAN.

Non ! puisque M. de Montlouis a le premier manqué aux siens, puisqu’il n’y a rien de commun entre vous... Vous me l’avez dit, du moins.

HORTENSE.

Et c’est la vérité !... Qu’allez-vous imaginer, bon Dieu ? Si mon mari m’avait aimée, faites-moi l’honneur de croire que vous ne seriez pas là. À ce propos, mon ami, quand prendrez-vous sur vous d’offrir la main à M. de Montlouis ? Jusqu’à présent, j’ai mis votre attitude de criminel sur le compte de la gaucherie bretonne ; mais si vous aviez le moindre souci de mon repos...

JEAN.

Ah ! madame, c’est le plus grand sacrifice que vous puissiez exiger. Je voudrais rentrer sous terre quand M. de Montlouis me tend cette main confiante dans laquelle notre secret découvert mettrait une épée ! Je ne lui dérobe rien en acceptant votre amour, mais je lui voterais quelque chose en acceptant son amitié.

HORTENSE.

Trouvez-vous plus chevaleresque de me perdre ?

JEAN.

Je ferai ce que vous voulez.

HORTENSE.

Êtes-vous assez primitif !... mais c’est peut-être pour cela que je vous aime.

JEAN.

Alors pourquoi cherchez-vous à me moderniser ?

HORTENSE.

C’est dans votre intérêt, mon pauvre ami ! Vous n’arriverez à rien avec vos idées de l’autre monde. Il faut ressembler à ses contemporains.

JEAN.

Auquel ? À ce joli garçon que vous m’avez présenté ?

HORTENSE.

Vous allez être jaloux de Roblot, maintenant ?

JEAN.

À quoi voyez-vous que j’en sois jaloux ?

HORTENSE.

Dame à ce que vous le trouvez joli.

JEAN, se levant.

Moi, je le trouve affreux.

HORTENSE.

C’est encore plus grave. Quoi ! sérieusement, il vous porte ombrage ?

JEAN.

Pas du tout. Qu’une jeune femme parle tout bas à un jeune homme, quoi de plus naturel ?

HORTENSE.

Je lui ai parlé bas ?

JEAN.

Quand il est sorti.

HORTENSE.

En effet, je lui donnais un rendez-vous pour demain. Vous ne le croyez pas, vous avez tort. Léopold... car il s’appelle Léopold avec votre permission.

JEAN.

Tenez, Hortense, ne vous jouez pas de moi ; je ne comprends rien aux coquetteries parisiennes. Il y a évidemment un mystère entre ce jeune homme et vous si vous m’aimez, confiez-le-moi.

HORTENSE.

J’ai besoin de cinquante mille francs demain matin, et ce petit Roblot, qui est un furet, s’est chargé de me les trouver ; êtes-vous content ?

JEAN.

Cinquante mille francs ?

HORTENSE.

Oui, j’ai fait des billets qu’il faut payer...

JEAN.

Des billets !

HORTENSE.

Vous tombez des nues. Je suis une gaspilleuse, j’ai tort, j’en conviens ; mais je ne suis pas la seule. Comprenez-vous maintenant les mines soucieuses que vous me reprochiez ?

JEAN.

Et si ce monsieur ne trouvait pas la somme ? Dire que je ne puis rien !

HORTENSE.

Si vous pouviez quelque chose, mon cher, je ne vous aurais rien dit. – Voici mon mari, donnez-lui la main. Du courage !

 

 

Scène VI

 

HORTENSE, JEAN, MONTLOUIS

 

JEAN, tendant résolument la main à Montlouis.

Bonjour, monsieur le baron.

MONTLOUIS.

Ah ! vous voilà, vicomte ! Il y a un siècle qu’on ne vous a vu. Avez-vous de bonnes nouvelles de votre famille ?

JEAN.

Excellentes. J’ai reçu ce matin une lettre de ma mère.

MONTLOUIS.

S’habitue-t-elle un peu à votre absence ?

JEAN.

Elle a mes deux frères auprès d’elle.

MONTLOUIS.

Et puis, il faut bien qu’un gentilhomme connaisse le monde. Je suis charmé de vous voir chez moi. Je vous présenterai à quelques personnages intéressants. Jouez-vous ?

JEAN.

Je n’ai jamais touché une carte.

MONTLOUIS.

Parbleu ! C’est bien le cas de tenter la fortune ! on dit qu’elle aime les virginités.

JEAN, à part.

Quelle inspiration !

Haut.

Je vais suivre votre conseil, monsieur le baron.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HORTENSE, MONTLOUIS

 

HORTENSE.

Sa mère serait contente si elle savait que vous l’envoyez au jeu ?

MONTLOUIS, s’appuyant a la cheminée.

Bah ! il est à Paris pour se déniaiser... Quand il perdrait une dizaine de louis, le grand mal !

HORTENSE.

Ce n’est pas une partie où l’on perde si peu.

MONTLOUIS.

Il ne perdra pas plus qu’il n’a dans sa poche, soyez tranquille.

HORTENSE.

Et vous ?

MONTLOUIS.

Moi ! je ne fais rien. Je perds mon temps.

HORTENSE.

Là-bas, ou ici ?

MONTLOUIS.

Là-bas, certes ! Ici, je le rattrape.

HORTENSE, remontant vers lui.

Très galant. Je suis charmée qu’Ismaïl ne vous ait pas détroussé, car j’ai un service à vous demander.

MONTLOUIS, s’asseyant sur le tête-à-tête.

Un service d’argent ? À vos ordres, ma chère.

HORTENSE, accoudée sur le dossier.

Vous êtes tout à fait charmant aujourd’hui.

MONTLOUIS.

Moins que vous, sur ma parole ! Vous ayez une toilette qui vous sied à ravir. Je vous regardais pendant le dîner et je me disais : Faut-il...

HORTENSE.

Que les hommes soient bêtes, n’est-ce pas ?

MONTLOUIS.

Ma foi, oui !

À part.

Qu’est-ce que je dis donc ?

Haut.

Bref, cette toilette est délicieuse, il faut la payer, et vous êtes à court... me voilà.

HORTENSE.

Je dois vous prévenir qu’elle est un peu chère... Elle se monte, avec quelques menus accessoires, à...

MONTLOUIS.

C’est bon, c’est bon !... Nous réglerons le mémoire quand nos convives seront partis. Voulez-vous me donner une tasse de thé... chez vous ?

HORTENSE, à part.

En voici bien d’une autre !

Haut.

En un mot, il me faut demain matin cinquante mille francs.

MONTLOUIS.

Vous dites ?

HORTENSE.

Je dis cinquante mille francs.

MONTLOUIS, à part.

Voilà qui me fait passer le goût du thé !

HORTENSE.

Pouvez-vous me les prêter ?

MONTLOUIS.

Diantre ! je m’attendais à deux ou trois cents louis... Mais cinquante mille francs !... Que je suis simple ! c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

HORTENSE.

Je le voudrais ; malheureusement mes billets sont là.

MONTLOUIS.

Vous avez encore fait des billets ? Vous m’aviez promis.

HORTENSE.

Que voulez-vous ? Il faut vivre.

MONTLOUIS.

Il me semble pourtant que je fais assez bien les choses...

HORTENSE.

Avec qui ?

MONTLOUIS.

Mais... avec vous sans doute... douze mille francs de pension pour votre toilette...

HORTENSE.

Que voulez-vous qu’on fasse avec douze mille francs ? Vous savez mieux que personne le prix de nos fanfreluches...

MONTLOUIS.

Fanfreluches !... permettez ! Vous me ruinerez avec des fanfreluches pareilles !

HORTENSE.

Remarquez, mon ami, que je ne vous demande pas un cadeau, mais un prêt. Je vendrai encore une ferme...

MONTLOUIS.

Mais vous n’avez pas le droit de disposer sans mon autorisation...

HORTENSE, assise à la table.

Je le sais ; autrement je ne ferais pas de billets ! Vous m’autoriserez.

MONTLOUIS.

N’y comptez pas. C’est bon pour une fois. Vos billets sont nuls ; je ne les payerai pas.

HORTENSE.

Vous les laisserez protester ?

MONTLOUIS.

Parfaitement.

HORTENSE.

Ne dites donc pas d’enfantillages ! Et, puisqu’il faut vous exécuter, exécutez-vous de bonne grâce.

MONTLOUIS.

Vous en parlez à votre aise, madame ! Je ne saurais être de bonne humeur quand vous tournez la loi pour m’imposer vos folies ruineuses ! – Les femmes ont de singulières idées en matière de probité.

HORTENSE.

De probité ?

MONTLOUIS.

Oui, madame, de probité ! Que penseriez-vous d’un associé qui dissiperait le fonds commun en prodigalités personnelles ? Eh bien, nous ne sommes malheureusement plus qu’une raison sociale. Nos deux fortunes réunies nous permettent de mener un fort grand train ; si vous gaspillez la vôtre, que deviendra la maison ?

HORTENSE.

C’est juste, je n’avais pas envisagé la question sous cet aspect. J’en suis très frappée ; il vous appartenait de m’ouvrir les yeux ; que ne l’avez-vous fait plus tôt !

MONTLOUIS, assis près de la table en face d’elle.

Eh madame, on n’apprend pas ces choses-là on les sent !

HORTENSE.

Accablez-moi, vous en avez le droit... d’autant que mes fantaisies sont saugrenues ! Qu’avais-je besoin, par exemple, de renouveler le meuble de mon salon chez Duval ?

MONTLOUIS.

Le fait est...

HORTENSE.

De commander chez Herler un coupé orange et bleu ?

MONTLOUIS, à part.

Orange et bleu ?

HORTENSE.

Dont, par parenthèse, je suis dégoûtée d’avance, car il sera d’un goût détestable !

MONTLOUIS, à part.

Saurait-elle ?...

HORTENSE.

D’acheter chez Mellerio un collier de perles noires ?..

MONTLOUIS, à part.

Elle sait !

HORTENSE, se levant.

Oh ! mon ami, je suis bien coupable ! mais à tout péché miséricorde, n’est-ce pas ?

Elle lui tend la main.

MONTLOUIS, penaud.

Vous êtes un ange... bien spirituel !...

HORTENSE.

Vous avez de l’indulgence.

MONTLOUIS, lui baisant la main.

Moins que vous, ma chère. – Quand je pense que cette petite main parfumée est à moi...

HORTENSE.

Comme la Navarre au roi de France !

MONTLOUIS.

Je vous porterai votre argent... ce soir.

HORTENSE, vivement.

Non, demain... Je n’en ai besoin que demain, mon cher associé.

MONTLOUIS.

Prenez garde ! La nuit porte conseil.

HORTENSE.

La nuit... Blanche !

MONTLOUIS, à part.

Jusqu’à son nom ! Qui a pu me vendre ainsi ?

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, MONTLOUIS, JEAN par la droite

 

Jean entre vivement sans voir Montlouis.

MONTLOUIS.

Eh bien, mon jeune ami, comment vous a traité la fortune ?

JEAN, s’arrêtant.

Très bien, monsieur le baron.

MONTLOUIS.

Comme vous avez l’œil émerillonné ! Avouez qu’on se sent vivre autour d’un tapis vert.

JEAN.

C’est vrai ! je n’aurais jamais cru que le cœur pût battre si fort sur une carte !

MONTLOUIS.

Combien gagnez-vous ?

JEAN, montrant une liasse de billets de banque.

Tout cela !

LE BARON.

Ismaïl-Bey n’a donc plus la veine ?

JEAN.

Il est en train de perdre tout ce qu’il a gagné.

LE BARON.

Et moi qui ne suis pas là ! Vous permettez... j’ai à rentrer dans quinze mille francs...

Il sort précipitamment par la droite.

 

 

Scène IX

 

HORTENSE, JEAN

 

JEAN.

Vous m’avez porté bonheur, chère Hortense ! C’est pour vous que je jouais.

HORTENSE.

Pour moi ?

JEAN.

Me ferez-vous la grâce de m’accepter comme créancier ?

HORTENSE, à part.

Il a fait cela !

Haut.

Mon bon Thomé, oh ! que c’est gentil, que c’est amoureux ! Que je suis contente et que j’ai raison de vous aimer ! – Mais vous n’espérez pas que j’accepte ? Vous êtes le dernier à qui je voulusse emprunter. Je n’ai plus besoin de personne d’ailleurs ; je viens de faire ma confession à M. de Montlouis, et c’est lui qui me tire d’embarras. – Eh bien, pourquoi cet air penaud ?

JEAN.

J’étais si heureux que vous fussiez sauvée par moi ! – Que vais-je faire de cet argent maintenant ?

HORTENSE.

Vous allez le serrer dans votre tiroir.

JEAN.

Non, il me fait peur ! Je me suis senti joueur dans l’âme pendant cette partie endiablée. Si je garde cet argent, je suis perdu.

HORTENSE.

Alors fondez un prix de vertu, et encore, non ! On vous le décernerait.

JEAN, s’asseyant sur le canapé à gauche.

Tout vous est matière à raillerie...

HORTENSE, derrière le canapé.

Grand enfant ! ne voyez-vous pas qu’il y a un Dieu pour les amoureux, et que la Providence vous envoie l’outil de votre fortune ? Ne te lui jetez pas à la tête ! Vous voilà armé, lancez-vous dans la mêlée et faites votre trouée.

JEAN.

Oh ! je ne veux plus toucher une carte.

HORTENSE.

Vous ferez bien, mais qui vous parle de cela ? Lancez-vous dans le monde des affaires, de la spéculation... Vous en connaissez maintenant les coryphées ; vous avez de la chance au jeu, allez !

JEAN.

Est-ce vous qui parlez, Hortense ?

HORTENSE.

Oui, moi qui vous aime et qui ne veux pas que vous me reprochiez un jour de vous avoir laissé manquer à votre destinée. Vous n’êtes pas fait pour vivre en gentilhomme campagnard. La Bretagne, le manoir paternel, les gars et le biniou, tout cela est bon en passant. Rappelez-vous vos vagues aspirations vers un monde plus vivant...

JEAN.

Ah ! mes rêves étaient de gloire et d’amour, et non pas d’argent. Je ne désire plus rien : vous m’aimez, je suis le maître du monde ! Votre amour est un luxe d’Orient, je n’en veux pas d’autre.

HORTENSE.

Mais pour conserver celui-là, tête de bois ! il faut rester à Paris, et on ne vit pas à Paris de l’air du temps ! La passion est une belle chose, mais ce n’est pas une carrières... « M. le vicomte Jean de Thommeray ! – Qu’est-ce qu’il est ? Il est passionné. » – Franchement, cela ne suffit pas.

JEAN, se levant.

Je serais fort ridicule, en effet, si mon dessein était de ne rien faire.

HORTENSE.

Et quelle profession prendrez-vous qui vous donne tout de suite un état dans notre monde ? La profession de la gloire ? Si vous aspirez à une célébrité quelconque, dites-le, et je vous permets de rester pauvre : sinon, non.

JEAN.

J’aspire à vivre honnêtement, d’un travail honnête.

HORTENSE.

Quel travail vous donnera chevaux et voitures ? Prétendez-vous me suivre à pied dans le tourbillon qui m’emporte ? Croyez-vous que ma vanité de femme y trouverait son compte ?

JEAN.

C’est par vanité que vous voulez faire de moi un agioteur ?

HORTENSE.

Agioteur ! Il a des mots du siècle dernier ! Quelle drôle d’époque que cette Bretagne ! – Supposez-vous que M. de Montlouis et tant d’autres gentilshommes soient cotés agioteurs ? Au lieu de faire valoir leurs terres, ils font valoir leurs capitaux, et personne ne songe à demander leur profession. Ils n’en ont pas d’autre que de mener grand train. C’en est une et non des moins utiles peut-être, ils sont les metteurs en circulation. Faites comme eux, soyez de votre temps, soyez de votre monde... et du mien !

JEAN.

Si vous m’aimiez, Hortense, vous ne me demanderiez pas de vous suivre dans votre tourbillon, comme vous dites vous en sortiriez vous-même.

HORTENSE.

Est-ce que c’est possible ? C’est mon élément, ce tourbillon. D’ailleurs, vous ne m’aimeriez bientôt plus, si je cessais d’être une des reines de la mode... Ne levez pas les épaules, c’est la vérité. Voyons, Thomé : je suis un peu votre ainée par l’âge et beaucoup par la science de la vie... croyez-moi et obéissez-moi.

JEAN.

Vous le voulez ?

HORTENSE.

Je le veux.

JEAN.

Voilà l’homme qu’il faut être pour vous plaire ? Vous en êtes bien sûre ?

HORTENSE.

Bien sûre.

JEAN.

Eh bien, je le serai... et puissiez-vous ne le regretter jamais !

HORTENSE.

Que voulez-vous dire ? – Où allez-vous ?

JEAN.

Au jeu.

 

 

Scène X

 

HORTENSE, JEAN, MONTLOUIS, JONQUIÈRES, par la droite, puis ROBLOT

 

JONQUIÈRES.

Trop tard, monsieur le vicomte ; le combat a cessé faute de combattants.

JEAN.

Déjà !

JONQUIÈRES.

Déjà ? Il est deux heures du matin.

JEAN.

Mais je dois une revanche à Ismaïl-Bey.

MONTLOUIS.

Allez la lui donner au cercle où il achève sa nuit.

JEAN.

Au cercle ? Je n’en, fais pas partie.

MONTLOUIS.

C’est une faute, je vous présenterai.

JONQUIÈRES, indiquant Roblot qui entre.

En attendant, si vous tenez à faire un dernier banco avant de vous coucher, voici un partenaire qui vous proposera une affaire à pile ou face.

ROBLOT.

À pile ou face ? Prenez garde, monsieur, vous me feriez passer pour un faiseur, ce que je ne suis pas. L’affaire est parfaitement honorable.

JONQUIÈRES.

Je ne dis pas le contraire.

JEAN, à part.

Cela me suffit.

ROBLOT.

Elle est magnifique, si elle réussit.

JONQUIÈRES.

D’accord, mais il y a autant de chances contre que pour...

ROBLOT.

Par conséquent, autant pour que contre.

JONQUIÈRES.

C’est ce qu’on appelle pile ou face, mon cher monsieur.

JEAN.

Je fais cinquante mille francs !...

ROBLOT.

Est-ce sérieux, monsieur le vicomte ?

JEAN.

Tellement sérieux que voici la somme.

Il lui tend une poignée de billets de banque.

HORTENSE, bas, à Jean.

Perdez-vous l’esprit ?

JEAN, bas.

Je vous obéis.

JONQUIÈRES, à part.

Avec sa veine, ce gaillard-la est capable d’amener face.

JEAN, à Roblot.

Comptez, monsieur.

ROBLOT.

Inutile... je m’en rapporte à vous. Je vais vous faire un reçu.

JEAN.

Inutile... j’ai confiance.

JONQUIÈRES, à part.

Très fort... il y a des témoins.

ROBLOT.

Vous commencez ma fortune, monsieur le vicomte, je ferai la vôtre.

JEAN.

Amen ! Adieu, madame. – Messieurs...

MONTLOUIS.

Et vous allez dormir par là-dessus ?...

JEAN.

À poings fermés.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène XI

 

HORTENSE, MONTLOUIS, JONQUIÈRES, ROBLOT

 

JONQUIÈRES.

Comme Alexandre la veille de...

ROBLOT.

La veille d’Austerlitz...

MONTLOUIS.

Quel casse-cou !

JONQUIÈRES.

Bah ! la fortune aime les audacieux ; elle est femme...

ROBLOT.

Voilà donc pourquoi vous êtes timide avec elle ?

JONQUIÈRES.

Timide avec tes femmes, moi ? Je fais cinquante mille francs !

ROBLOT.

Vous aussi ?

JONQUIÈRES.

Comme le jeune homme ! voilà ma timidité ! Belle dame, je suis votre serviteur ; bonsoir, baron.

À Roblot.

Vous passerez demain à la caisse.

Il sort, Montlouis le reconduit.

ROBLOT, à Hortense.

La soirée a-t-elle été aussi bonne pour vous que pour moi ?

HORTENSE, distraite.

Oui, merci, Roblot, merci.

ROBLOT, en sortant.

Qu’a-t-elle donc ?

HORTENSE, seule.

« Puissiez-vous ne le regretter jamais ! » – Ah ! je le regrette déjà...

 

 

ACTE III

 

Riche salon de garçon. À droite, un bureau de Boule et ce qu’il faut pour écrire. À gauche un canapé. Au milieu, vers le fond, une table carrée flanquée de deux fauteuils. Deux portes latérales dans des pans coupés.

 

 

Scène première

 

JEAN, ROBLOT, BOISLANGEAIS, CHAMPIN, CHATEAUVIEUX, JUSTIN, servant le café

 

CHAMPIN, debout derrière la table.

Mes compliments, vicomte ; votre déjeuner est exquis ; vous êtes un véritable gourmet.

JEAN, assis.

Je n’ose m’en flatter, mais j’avoue que je préfère le château-yquem au cidre de Bretagne.

CHAMPIN.

Le vôtre est délicieux. Où vous le procurez-vous ?

JEAN, désignant Roblot étendu sur le canapé.

Demandez à mon ordonnateur générât, mon cher Champin.

BOISLANGEAIS, d’une voix poussive.

Je propose un toast ainsi conçu : « Au magicien à qui trois mois ont suffi pour métamorphoser le druide Thommeray en prince de la jeunesse – princeps juventutis... à Roblot ! »

TOUS.

À Roblot !

ROBLOT, se levant.

À moi, messieurs ?

JEAN.

Doucement, maître Roblot ! Le magicien, ce n’est pas vous : c’est Paris ! C’est la fournaise où tout flambe à la fois, le cerveau, le cœur et les sens, où les préjugés fondent comme cire, où l’esprit pétille, où l’argent ruisselle, où le plaisir déborde ! J’ai plus vécu en six mois que je n’avais fait en vingt-cinq ans ! J’ai appris et compris plus de choses que je n’aurais fait là-bas en cent ans ! Toutes les puissances de mon être sont en action, j’aspire la vie par tous les pores... Quel enchantement ! quel vertige !

CHATEAUVIEUX.

Tu me fais l’effet d’un jeune ours ivre de raisin.

CHAMPIN.

Et de raisin de Corinthe encore !

ROBLOT.

C’est le plus capiteux.

BOISLANGEAIS.

Et le plus cher... Non licet omnibus...

JEAN.

Ce diable de Boislangeais ! Il perd tout, son argent, ses cheveux, ses dents ; il n’y a que son latin qu’il ne peut pas perdre.

BOISLANGEAIS.

C’est mon cachet, sigillum meum...

CHATEAUVIEUX, à Jean.

Est-ce aussi Roblot qui t’a trouvé cet appartement ?

JEAN.

Non, c’est moi.

CHATEAUVIEUX.

Grand style !

CHAMPIN.

Mais quelle idée de vous loger quai Malaquais ?

JEAN.

Chacun chez soi, mon cher : je suis du faubourg, comme vous êtes du boulevard.

ROBLOT.

D’ailleurs, il y a bien aussi quelques financiers par ici : l’hôtel de Jonquières...

CHAMPIN.

Chut ! Ne parlez pas de Jonquières devant Boislangeais, ce sont les frères ennemis.

BOISLANGEAIS, sur le canapé.

Les cousins ennemis.

CHATEAUVIEUX.

Sa femme n’était-elle pas une Gondreville ?

BOISLANGEAIS.

Oui, notre parente à je ne sais quel degré... Mais mon auguste famille ne reconnaît pas la parenté, en sorte que je suis obligé de tenir ce brave homme à distance, à mon grand regret.

CHATEAUVIEUX.

Et au sien ! Je crois qu’il donnerait gros pour se réconcilier.

CHAMPIN.

Toute vanité blessée devient une passion.

BOISLANGEAIS, se levant.

Très profond ! Voyez plutôt les femmes qu’on néglige comme elles s’attachent !

JEAN.

Vous croyez ?

BOISLANGEAIS.

En doutez-vous, par hasard ?... Aphorisme : négligez Célimène, vous avez Hermione.

JEAN, à part.

Voilà qui m’explique Hortense.

CHATEAUVIEUX, à la table du milieu.

Eh bien, moi, si j’étais femme, je ne craindrais pas d’être un peu trompée par mon amant... – Il y a des dédommagements.

BOISLANGEAIS.

D’abord elles regagnent en respect ce qu’elles perdent en empressement.

CHAMPIN.

La maîtresse qu’on trompe passe à l’État de femme légitime, comme disait mon oncle.

CHATEAUVIEUX.

Ton oncle disait cela, Sais-tu que ce n’est pas trop bête pour une culotte de peau.

JEAN.

Est-ce que votre oncle était le brave général Champin ?

CHAMPIN.

Lui-même, sahretache !

BOISLANGEAIS.

Celui qui a jonché de son cadavre tous les champs de bataille de l’Europe.

ROBLOT.

Et qui a laissé pour tout héritage à son neveu le soutenir de sa gloire et un magnifique nez d’argent.

JEAN, à Champin.

Et vous ne portez pas ce bijou ?

CHAMPIN.

J’ai des goûts simples... Il m’est trop grand.

CHATEAUVIEUX.

Dis donc, Champin, pour quelle heure as-tu commandé ton coach ?

CHAMPIN.

Pour une heure et demie.

CHATEAUVIEUX.

N’est-ce pas un peu tard ? Nous avons à prendre Valchevrière et Puiseux.

CHAMPIN.

Oui, mais avec mes quatre chenaux nous serons au champ de courses en vingt minutes.

ROBLOT.

Quel est le favori ?

CHAMPIN.

Diamant.

JEAN.

Eh bien, je parie trois cents louis pour Miss Arabelle ! Personne ne tient ?

CHATEAUVIEUX.

Tu as trop de chance au jeu.

BOISLANGEAIS.

Je crois bien, il n’a pas de maîtresse.

CHAMPIN.

Dites qu’on ne lui en connaît pas.

CHATEAUVIEUX.

Moi, je lui en connais une.

JEAN.

Tu es plus avancé que moi.

CHATEAUVIEUX.

Sournois !... Je vous fais juge, messieurs.

BOISLANGEAIS, à cheval sur une chaise au milieu.

Bon ! voilà Chateauvieux content ! Il tient un récit.

CHATEAUVIEUX.

Il y a trois jours, nous sortions, Thommeray et moi...

BOISLANGEAIS.

Des portes de Trézène.

CHATEAUVIEUX.

Nous sortions de chez Laurent, au Palais-Royal, où je venais d’acheter une tabatière...

BOISLANGEAIS.

Pour ta maîtresse ?

CHATEAUVIEUX.

Si Boislangeais persiste dans son système d’interruptions, je quitte la tribune.

TOUS.

Silence à Boislangeais !

CHATEAUVIEUX.

Nous voyons passer dans le jardin une délicieuse créature de la dernière élégance, suivie pas un tas de galopins et par quelques badauds auxquels nous nous joignons. On riait en se montrant un chignon extravagant retenu sur sa tête par un gros peigne d’écaille... Jamais la folie du cheveu n’avait été poussée si loin.

BOISLANGEAIS.

Un seul mot : blonde ou brune ?

JEAN.

Blonde.

BOISLANGEAIS.

Tant pis. Tu m’intéresses vivement, Chateauvieux, continue ; je suis suspendu à tes lèvres.

CHATEAUVIEUX.

Merci bien ! Voilà qui me ferme la bouche.

JEAN.

Bravo, Chateauvieux ! bien répliqué.

CHATEAUVIEUX.

Je passe parole à Thommeray.

BOISLANGEAIS, retournant sa chaise vers Jean.

J’accepte cette commutation de peine.

JEAN.

La belle allait son chemin avec un superbe dédain des rieurs, quand un de ces polissons lui tendant sa casquette d’une main et lui montrant de l’autre un passant chauve qui s’épongeait : « Un peu de cheveux, s’il vous plaît, pour un pauvre père de famille qui n’en a pas ! » Là-dessus éclat de rire général qui dégénère bientôt en huées... La demoiselle s’arrête, rouge comme une pivoine ; elle enlève son peigne, et on voit ruisseler jusqu’à ses talons un fleuve de soie et d’or.

CHAMPIN.

Bravo, la déesse !

CHATEAUVIEUX.

La foule applaudit, la petite dame double le pas pour échapper à son triomphe ; Thommeray se précipite, et lui offrant le bras avec son plus grand air d’Amadis : « Ma voiture est à deux pas, madame, permettez-moi de la mettre à vos ordres. »

BOISLANGEAIS.

Des chevaliers français...

CHAMPIN.

Vicomte, je tiens vos trois cents louis.

JEAN.

Vous avez tort, car cette charmante fille ne m’a encore rien accordé.

BOISLANGEAIS.

Tu ne lui as donc rien offert ?

JEAN.

Que si fait ! Je lui ai envoyé hier soir un peigne garni de saphirs... et j’attends sa réponse.

CHAMPIN.

Elle ne se fera pas attendre.

JUSTIN, entrant.

Le coach de ces messieurs est en bas.

JEAN.

Partons.

JUSTIN.

Une carte pour monsieur le vicomte.

JEAN.

Le comte et la comtesse de Thommeray...

BOISLANGEAIS.

Les auteurs dates jours ?

JEAN, à Justin, qui enlève sur un plateau le café et les liqueurs.

Ils sont là ?

JUSTIN.

Pardon, monsieur le vicomte. Ils ont attendu cinq minutes dans le petit salon et ils sont partis.

JEAN.

Diable ! on entend à coté tout ce qui se dit ici. Avons-nous été convenables ?

BOISLANGEAIS.

À peu de chose prés. D’ailleurs, tant pis pour eux s’ils écoutent aux portes chez un garçon.

JEAN.

Entendre n’est pas écouter, un fils n’est pas un garçon... Je serais désolé que ma mère...

JUSTIN.

Que monsieur le vicomte se rassure ; on entendait très peu, je faisais semblant de ranger pour faire du bruit.

ROBLOT.

Très intelligent.

JEAN.

À quel moment sont-ils entrés ?

JUSTIN.

Au moment où on disait que monsieur le vicomte n’a pas de maîtresse.

JEAN.

Bon cela !... Et quand sont-ils sortis ?

JUSTIN.

Au moment où la dame ôtait son peigne.

JEAN.

Il n’y a que demi-mal. – Ils n’ont rien dit ?

JUSTIN, sur la porte, emportant le plateau.

J’oubliais : M. le comte a dit à madame la comtesse : « Allons-nous-en, notre place n’est pas ici. » Et en me remettant sa carte : « Dites à votre maître que je rentrerai chez moi à quatre heures et que je l’attendrai. »

JEAN.

À quatre heures ?

JUSTIN.

Oui, monsieur.

JEAN.

C’est bien. Allez.

Justin sort.

Partez sans moi, mes amis ; je suis consigné.

CHAMPIN.

Quels rabat-joie que les pères !

BOISLANGEAIS.

On n’en a qu’un, on le croit au fond de la Bretagne... Paf ! il paraît au dessert pour vous troubler la digestion.

JEAN.

J’ai l’estomac plus solide que ça, mon cher.

CHATEAUVIEUX.

N’empêche qu’en lisant la terrible carte tu as changé de couleur.

JEAN, ricanant.

Moi ? Allons donc !

BOISLANGEAIS.

Ton père doit être un bonhomme de l’ancien jeu ?

JEAN.

En plein !... Mais, soyez tranquilles ; il ne me mangera pas, vous me retrouverez tout entier.

CHATEAUVIEUX.

Adieu donc. Bien du plaisir.

CHAMPIN.

Je tiens vos trois cents louis.

JEAN.

C’est entendu.

Il les reconduit par la droite.

 

 

Scène II

 

JEAN, ROBLOT

 

ROBLOT, se carrant sur le canapé.

Qu’on est bien chez les autres !

JEAN.

Eh bien, maître Roblot, vous n’allez pas aux courses ?

ROBLOT.

Ma foi, non ! je digère... Et puis m’est avis que vous avez peut-être besoin de votre conseiller intime.

JEAN, avec une légèreté affectée.

C’est possible ; l’arrivée de mon père ne laisse pas de m’inquiéter. Ses dernières lettres me rappelaient instamment. J’ai bien peur qu’il ne vienne me chercher.

ROBLOT.

Et par l’oreille encore.

JEAN.

L’entrevue sera... laborieuse ! Après tout, il fallait en venir là... J’ai épuisé tous les atermoiements. – Je ne voudrais pourtant pas me brouiller avec lui. Qu’est-ce que je vais lui répondre ?

ROBLOT.

À votre place, moi...

JEAN.

Parbleu ! je suis curieux de savoir ce qu’à ma place, vous répondriez à papa Roblot.

ROBLOT.

Je lui répondrais, à papa Roblot : « Tu veux que je retourne planter tes choux ? Je vaux mieux que ça, je trouve des truffes ! » Et je lui en mettrais quelques échantillons sous le nez.

JEAN.

Ménagez donc vos métaphores, mon cher.

ROBLOT.

Eh bien, sérieusement, quand vous prouverez, pièces en main, à monsieur votre père, que, grâce au fidèle Roblot, vous êtes en train de redorer votre blason sans forfaire à l’honneur, il finira par entendra raison.

JEAN.

Ce n’est pas laque le bât me blesse. J’ai une fiancée en Bretagne.

ROBLOT.

Oh !... Yvonnette !

JEAN.

Mademoiselle de Kéror, une adorable enfant avec qui j’ai été élevé, que j’aime comme une sœur.

ROBLOT.

Et qui vous aime comme un frère ! mais c’est défendu, ces mariages-là !

JEAN.

Les paroles sont données, et mon père n’entend pas raillerie sur ce point.

ROBLOT.

Quelle dot ?

JEAN.

Est-ce que je sais !

ROBLOT.

A-t-elle un million ?

JEAN.

Non, certes !

ROBLOT, assis près de la table du milieu.

Alors n’en parlons plus. Je refuse mon consentement. D’ailleurs, j’ai un autre parti en vue.

JEAN.

Vous dites ?

ROBLOT.

La fille d’un banquier de nos amis ; quinze cent mille francs de dot : physique très suffisant, très honorable...

JEAN.

De quoi diable vous mêlez-vous, mon bon ami ?

ROBLOT.

De vos affaires, parbleu ! Je ne fais que cela depuis trois mois et vous ne vous en trouvez pas plus mal, soit dit sans reproches. Si vous ne m’aviez pas confié vos cinquante mille francs, que je vous ai quintuplés...

JEAN.

Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez, mais...

ROBLOT.

Je ne vous porte aucun intérêt, monsieur le vicomte ; vous ne me devez aucune reconnaissance.

JEAN, s’asseyant en face de lui.

Alors je ne comprends pas...

ROBLOT.

C’est fort simple. Je suis un homme de génie, je crois vous l’avoir déjà dit, et, comme tel, j’ai tout de suite reconnu ce qui me manque pour arriver vite et haut. Je suis de ceux qui doivent s’attacher à la fortune d’un autre. Or les fortunes toutes faites n’ayant pas vous de moi, je me suis rabattu sur une fortune à faire. Je vous ai rencontré ; vous avez tout ce qui me manque et je vous ai choisi...

JEAN.

Pour servir de ballon à votre nacelle ?

ROBLOT.

Vous l’avez dit. Voilà pourquoi je vous gonfle.

JEAN, se levant.

Prenez garde de me gonfler d’orgueil, monsieur Roblot. Comment j’avais l’honneur à mon insu...

ROBLOT.

Ne dites pas l’honneur, monsieur le vicomte, dites le bonheur.

JEAN.

L’un et l’autre, monsieur Roblot. Ah çà ! maintenant que je suis admis dans votre confidence, me direz-vous en quoi mon célibat vous gêne ?

ROBLOT.

Volontiers. Vous n’êtes jusqu’ici qu’un joueur heureux, et ce qui vous vient par la flûte s’en va par le tambour. Il est temps d’asseoir votre situation. Il nous faut une base d’opérations sérieuses. Or vous avez entre les mains une valeur considérable qui dort.

JEAN.

Mon titre, n’est-ce pas ? Et vous me proposez de le vendre ?

ROBLOT.

De le négocier... Tous les titres sont négociables. Ne faisons pas de donquichottisme, que diable !... Les mariages d’argent n’ont-ils pas eu cours de tout temps dans la noblesse ? Ce que vos aïeux appelaient fumer leurs terres.

JEAN.

C’est possible, mon cher, mais je n’ai pas été élevé à considérer le mariage comme un engrais. D’ailleurs, je ne suis pas encore las de ma liberté. J’ai eu une jeunesse sévère, ou, pour mieux dire, je n’en ai pas eu du tout. J’ai toujours vécu dans un cloître, l’armée ou la famille. Aussi, je suis plein de tentations inassouvies, de curiosités lancinantes. Le fruit défendu ne me suffit déjà plus.

ROBLOT.

Il vous le faut confit ?

JEAN.

Oui. Tenez, la rencontre de cette belle jeune fille, l’autre jour, a fait une révolution en moi. Quand elle a tordu ses cheveux dans ma voiture, pour les rattacher sur sa tête, elle en a exprimé un parfum qui m’a donné le vertige. Ah ! ces femmes-là ont un philtre ! Elles versent une ivresse inconnue !... C’est le haschisch de l’amour !

ROBLOT.

Il est certain qu’elles sont fort agréables. Mais depuis quand le mariage est-il incompatible avec une honnête licence ? Vous ne tenez pas à vous afficher, je suppose ?

JEAN.

À m’afficher, non ; à ne pas me gêner, oui ! Vivent les amours faciles ! Au diable le mystère, les scènes dramatiques, les femmes qui pleurent ! J’en ai par-dessus la tête !

ROBLOT.

C’est bien dangereux, mon cher, les femmes qui pleurent ! Ça ennuie, ça agace, mais ça flatte, et on s’y attache plus qu’on ne croit. Méfiez-vous !

JEAN.

Ce n’est pas pour moi que je parle... Je n’ai pas de liaison.

ROBLOT.

Bien entendu.

JUSTIN, par la droite.

Mademoiselle de Montglave.

ROBLOT.

Blanche ? J’aurais dû la deviner au signalement de sa chevelure.

JEAN.

Vous la connaissez ?

ROBLOT.

Un peu ! Nous nous tutoyons.

JEAN.

Est-ce que... ?

ROBLOT, passant au fond.

Jamais !... Moi, je suis l’ami des femmes.

JEAN, à Justin.

Faites entrer.

ROBLOT, à part.

Ah ! mais non, je n’entends pas qu’elle le dévore !

 

 

Scène III

 

JEAN, ROBLOT, BLANCHE, par la droite

 

JEAN, allant au-devant de Blanche.

Ah ! mademoiselle...

BLANCHE, s’asseyant près de la table.

Vous vous attendiez à ma visite, monsieur le vicomte ?

JEAN.

Je la souhaitais, mademoiselle.

BLANCHE.

Après votre envoi d’hier soir, vous n’en doutiez pas, avouez-le ; vous m’avez fait de la peine, monsieur.

ROBLOT, à part, au fond.

Le grand jeu ?

JEAN.

Je serais désole, mademoiselle...

BLANCHE.

Vous avez été maladroit et mal inspiré ! J’en aurais pleuré.

ROBLOT, s’avançant.

Si tu avais des larmes.

BLANCHE.

Tiens, Caniche !

À Jean.

Vous connaissez Caniche ?

JEAN.

Je suis son meilleur aveugle.

BLANCHE, riant.

Très joli ! Je ris et je n’en ai pas envie. Dis-moi des bêtises, Léopold ; j’ai le cœur gros.

ROBLOT.

Bah ! ça te fait cet effet-là... C’est comme un grain de sable qu’on a dans l’œil.

BLANCHE.

Non, j’ai du chagrin... C’est bête comme tout ! J’étais partie pour un roman ; c’est la première fois que ça m’arrive... patatras ! un bijou ! Je n’en veux pas, de vos pierres ! Je vous les rapporte.

Elle jette l’écrin sur la table.

Si c’est pour m’acheter, elles sont trop petites.

ROBLOT, à part.

Une vraie toquade !... A-t-il une veille !...

JEAN, ouvrant l’écrin.

Vous n’avez donc pas regardé sous le peigne ?

BLANCHE.

Ma foi, non... j’étais outrée ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Jean retire de l’écrin un papier plié en quatre et le lui donne.

La facture ?

Elle pose son ombrelle sur le canapé pour ouvrir le papier.

Des vers ! ô mes enfants, des vers !

ROBLOT, à part.

Qu’il est jeune, mon Dieu !

BLANCHE, lisant, sur le canapé.

Dans vos cheveux plus beaux que la moisson dorée,
Et plus ondoyants qu’elle au souffle des zéphirs,
Laissez-moi, ma Blanche adorée,
En guise de bluets semer quelques saphirs...

Oh ! que c’est joli ! que je suis contente ! Des vers ! on ne m’en avait jamais fait !

JEAN.

Ils n’ont plus de sens si vous ne gardez pas le peigne.

BLANCHE.

Je te garde maintenant ! je te garde ! et je vous jure que je ne le mettrai jamais dans ma vente.

JEAN, assis près du canapé.

Quelle étrange créature vous êtes !

BLANCHE.

Je vous plais ainsi ?

JEAN.

À la folie !

BLANCHE.

J’aime vos yeux, mon cher Jean... Est-ce que vous n’avez pas d’autre nom ?

JEAN.

Pas d’autre.

BLANCHE.

Celui-là me gênera bien.

À Roblot qui prend son chapeau.

Tu t’en vas, Roblot ?

ROBLOT.

Dame ! je m’ennuie, moi.

BLANCHE.

Attends un peu, tu me mettras en voiture.

JEAN.

Vous pensez déjà à me quitter.

BLANCHE.

Je reviendrai, mon cher petit saint Jean.

ROBLOT, à part.

Petit saint Jean... déjà ! Comme elle y va !

BLANCHE.

Voulez-vous me donner à dîner ?

JEAN.

Je crois bien !

BLANCHE.

Nous achèverons la soirée au spectacle. Je viendrai vous prendre à sept heures.

JUSTIN.

Madame la comtesse de Thommeray.

JEAN.

Ma mère !...

BLANCHE, se levant vivement.

La mère ? par où s’en va-t-on ?

JEAN, ouvrant la porte de gauche.

Par le petit escalier... Montrez-lui le chemin, Roblot.

BLANCHE, sur la porte.

Ici, Caniche !...

Blanche et Roblot sortent par la gauche ; Jean va à la rencontre de sa mère par la droite.

JEAN, seul, à Justin.

Faites entrer.

 

 

Scène IV

 

JEAN, LA COMTESSE

 

JEAN, allant à sa mère, avec embarras.

Ma mère, que je suis heureux de vous voir !

LA COMTESSE, lui ouvrant ses bras, après un silence.

Je t’embrasse malgré tout, mon pauvre enfant. Ton père est sorti d’ici tellement irrité, il te réserve un si rude accueil, que j’ai cru devoir me mettre entre vous.

Elle s’assied près du bureau.

JEAN, debout.

Irrité ?

LA COMTESSE.

Cela t’étonne ? Six mois de Paris t’ont-ils changé au point que ta conscience soit déjà muette ?

JEAN.

Mais, ma mère, je ne fais rien qui puisse la troubler. Quels contes vous a-t-on débités ?

LA COMTESSE.

Hélas ! on nous a dit la vérité ; ta maison seule témoignerait contre toi. D’où te vient ce luxe ? Comment le soutiens-tu ?

JEAN.

Je gagne beaucoup d’argent.

LA COMTESSE.

Au jeu ?

JEAN.

À la Bourse. Je fais des affaires, mais je les fais en galant homme, soyez-en sûre. Je ne m’expose pas à perdre ce que je ne pourrais payer ; je joue mon argent et non mon honneur.

LA COMTESSE.

Je ne t’ai jamais fait l’injure d’en douter ; mais ne sens-tu pas que cela même n’est digne ni de toi ni de nous ? Si ta conscience était aussi tranquille que tu veux le croire, pourquoi nous aurais-tu fait un mystère de la vie que tu mènes ?

JEAN.

Vous voyez bien que j’avais raison, puisque, au premier avis, vous accourez tous deux éperdus comme pour me sauver de l’abîme. Qu’ai-je fait pourtant qui justifie cet effarement ? Je vis des idées de mon époque, comme vous avez vécu des idées de la vôtre ; voilà mon crime. Si vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous m’y verriez en nombreuse et bonne compagnie. Le temps n’est plus des patrimoines lentement accrus et transmis religieusement ; on n’amasse plus la fortune...

LA COMTESSE.

On la ramasse !

JEAN.

Pas dans la boue, croyez-le bien. Je ne suis pas tombé si bas que vous l’imaginez.

LA COMTESSE.

Soit ! mais tu tombes de si haut !

JEAN.

Du haut des illusions dans la vérité.

LA COMTESSE.

La vérité ? Il n’y a rien de vrai que nos croyances, et ne vois-tu pas que les tiennes ne sont plus à la hauteur des nôtres, quand tu places l’argent sur l’autel où nous plaçons l’honneur ?

JEAN.

J’ai le culte de l’honneur aussi bien que vous, mais il n’est pas plus immuable que toutes les autres lois. Ne nous défendait pas aujourd’hui des choses qu’il permettait à nos pères ? Eh bien, par contre, il nous en permet qu’il leur défendait. L’homme d’honneur doit suivre les variations de l’honneur, comme l’homme à la mode émit les variations de la mode, sans résistance et sans exagération.

LA COMTESSE.

Ô mon fils ! Qui a pu en si peu de temps détruire mon ouvrage de tant d’années ? Qui a pris sur toi plus d’influence que ta mère ? Tes amis disaient tantôt que tu n’as pas de maîtresse ! Rien qu’à t’écouter, je sens que tu en as une, une des plus dangereuses. Il n’y a qu’une femme qui puisse faire tant de mal et si vite ! – Que Dieu lui pardonne ! La malheureuse sera assez punie si elle t’aime ; en abaissant ton idéal jusqu’à elle, elle a semé dans ton cœur son propre châtiment. Tu l’abandonneras pour descendre encore, et déjà te voici à la courtisane, c’est-à-dire au mépris de l’amour... Ne nie pas, nous t’avons entendu. – Jean, mon fils, arrache-toi à ce milieu empoisonné, il en est temps encore ! Remonte à ta vertu première, reviens te purifier près de Marie... Tu ne réponds pas !

JEAN.

Quel abus faites-vous de votre empire sur moi ! Que me demandez-vous ?

LA COMTESSE.

Je te demande de tenir la foi jurée. L’honneur de ton temps te permet-il d’y manquer ?

JEAN.

Ai-je donc juré d’épouser Marie à jour fixe ? Et croyez-vous le moment bien choisi ? Il y a des choses plus faciles à dire à un père qu’à une mère ; mais enfin, puisque vous avez surpris ou deviné les secrets de mon existence, trouvez-vous que je sois en état de grâce suffisante pour le mariage ? Le milieu où je vis a allumé dans ma tête et dans mon sang des ardeurs funestes, soit ! mais vous ne les éteindrez pas avec un verre d’eau. Faites plutôt la part du feu, dans l’intérêt même de Marie ; je l’épouserai un jour...

LA COMTESSE.

Non ! tu ne l’épouseras pas ! Tu feras un mariage d’argent ; voilà où tu vas.

JEAN.

Je viens de refuser une dot de quinze cent mille francs.

LA COMTESSE.

Tu l’accepteras demain ! Du mépris de l’amour au mépris du mariage, il n’y a qu’un pas. Au nom du ciel, entends-moi ! Écoute ta vieille amie. Si c’est trop que te demander un retour définitif, accorde-nous un mois, accorde-nous huit jours ! Viens te retremper dans l’atmosphère de la famille. Si la pure lumière de ta vie d’autrefois ne chasse pas de ton cerveau troublé les hallucinations de la fièvre, eh bien, tu nous quitteras... et cette fois pour toujours... Tu ne peux pas me refuser cela !

JEAN.

Je ne peux rien vous refuser, ma mère !

LA COMTESSE.

Nous partons ce soir...

JEAN.

Je vous rejoindrai dans le courant de la semaine.

LA COMTESSE.

Non ! Pars avec nous... autrement tu ne partirais pas !

JEAN.

Mais... ce soir, c’est bien court...

LA COMTESSE, lui mettant les bras sur son cou.

Je t’en supplie !... fais-moi la grâce tout entière !... Je ne vivrais pas là-bas jusqu’à ton arrivée... Laisse-moi emporter mon trésor avec moi !

JEAN, lui prend la tête dans les mains et l’embrasse.

À quelle heure partez-vous ?

LA COMTESSE.

À huit heures.

JEAN.

Vous me trouverez à la gare.

LA COMTESSE, le couvrant de larmes et de baisers.

Merci, mon enfant bien-aimé ! Je savais bien que je te sauverais... Je cours porter cette bonne nouvelle à ton père. Ah ! ce moment nous paye bien des heures sombres... À bientôt.

JEAN.

À bientôt.

LA COMTESSE, sur la porte.

À huit heures.

JEAN.

À huit heures.

 

 

Scène V

 

JEAN, seul, assis près de la table, puis JUSTIN

 

JEAN.

Pauvre chère mère ! Elle ne saura jamais quelle soirée je lui sacrifie... Mais sa joie vaut bien ce sacrifice... Et puis ce voyage est une heureuse inspiration : il aura des résultats qu’ils ne prévoient guère, là-bas !... Ils espèrent me retenir dans leurs eaux dormantes ; c’est moi qui les remettrai dans le courant. – Et, qui sait ? je trouverai peut-être moyen d’arranger un mariage entre Marie et l’un de mes frères... N’a-t-elle pas pour eux la même affection que pour moi ? Elle doit épouser l’aîné... Je suis prêt à céder tous mes droits d’aînesse.

S’approchant du bureau.

Écrivons à Hortense pour lui annoncer mon départ. – Et Blanche ! Il faut la décommander pour ce soir. Comment prendra-t-elle la chose ? Fort mal, sans aucun doute. C’est une rupture... tant mieux ! J’aurais eu des remords. Hortense ne mérite pas cela. Ces fous avaient raison ; ma demi-infidélité rend mon amour pour elle plus respectueux. – Expédions Blanche !

Écrivant.

« Mademoiselle, à mon grand regret... »

JUSTIN, entrant par la droite, mystérieusement.

Une dame voilée demande si monsieur le vicomte est seul.

JEAN, tout en écrivant.

Une dame voilée ?... Attendez un moment. – Ah ! Justin, vous préparerez ma malle. Je pars dans deux heures. Je serai absent huit jours.

JUSTIN.

Bien, monsieur le vicomte.

JEAN, lui donnant la lettre.

Faites entrer et portez cette lettre sur-le-champ.

Justin sort.

Une dame voilée ! qui diable cela peut-il être ?

 

 

Scène VI

 

JEAN, HORTENSE, ôtant son voile

 

JEAN.

Vous, Hortense ?

HORTENSE.

Qui attendiez-vous donc ?

JEAN.

Personne... mais vous moins que personne ! Quelle imprudence, mon amie !...

HORTENSE.

Ce voile est épais... et puis, que m’importe ! Le monde dira ce qu’il voudra ! Il faut bien que je vienne vous chercher ici, puisque je ne vous vois plus autre part.

JEAN.

En vérité, ma chère, votre humeur s’altère de jour en jour ! Vous, jadis si enjouée, si railleuse, si frivole, permettez-moi de vous le dire, vous tournez au tragique. C’est à ne plus vous reconnaître.

HORTENSE.

Hélas ! je ne me reconnais pas moi-même ! Qui m’aurait dit que je serais jalouse un jour ? Ah ! qui m’aurait dit que j’aimerais ! Je suis absurde ; pardonnez-moi, Thomé. Je m’étais promis aujourd’hui d’être douce et gaie... mais votre surprise en me voyant ressemblait si fort à une déconvenue, que je n’ai pu me défendre. J’ai eu tort... ne vous irritez pas ! Soyez bon pour moi... J’ai l’esprit malade, mon ami... Je suis si malheureuse !

JEAN.

Malheureuse ? En vérité, cela n’a pas le sens commun.

HORTENSE.

Que voulez-vous ! je vous vois si peu... Oui, je sais ; votre temps ne vous appartient plus comme autrefois... Mais ma tête travaille dans la solitude. Je vous vois lancé dans un monde où les tentations vous assaillent, où les mauvais exemples vous enveloppent de tous côtés... et, malgré moi, je tremble ! Je me crée des chimères douloureuses, et vous prenez si peu soin de les dissiper, mon ami, que j’imagine parfois qu’il ne vous déplaît pas de me voir souffrir.

JEAN.

Ah ! je vous jure bien...

HORTENSE.

Que cela vous ennuie ?

JEAN.

Que cela m’afflige profondément. Vous êtes bien injuste, ma chère. Si je suis lancé dans une existence qui vous inquiète, à qui la faute ?

HORTENSE.

À moi seule, je le sais, et c’est une amertume de plus. Les rôles se sont intervertis pour notre malheur à tous les deux : vous êtes tel que je vous souhaitais jadis, je suis telle que vous me souhaitiez, et je regrette votre tendresse passionnée comme vous regrettez peut-être ma frivolité.

JEAN.

Je ne regrette que votre confiance.

HORTENSE.

Il vous serait si facile de me la rendre ! – En m’aimant un peu !

JEAN.

Je vous aime de toute mon âme.

HORTENSE, timidement.

Dites-vous vrai ? Je viens vous en demander une preuve.

JEAN.

Parlez.

HORTENSE.

Nous partons pour Trouville.

JEAN.

Si tôt ?

HORTENSE.

Oui... par des circonstances qui ne vous importent guère... Viendrez-vous m’y retrouver ?

JEAN.

Sans aucun doute.

HORTENSE.

Mais viendrez-vous bientôt ?

JEAN.

Le plus tôt possible.

HORTENSE.

Demain ?

JEAN, souriant.

Pourquoi pas par le même train que vous, et dans le même compartiment ?

HORTENSE.

Oh ! mon Dieu, qu’y aurait-il de surprenant dans notre rencontre ? Tout le monde ne va-t-il pas à Trouville ? Mais je ne vous en demande pas tant. Vous prendrez le train de quatre heures.

JEAN.

Il n’y a qu’une difficulté : c’est que je pars moi-même ce soir pour la Bretagne ?

HORTENSE.

Pour la Bretagne ?

JEAN.

Oui, ma mère sort d’ici.

HORTENSE.

Votre mère est à Paris ?

JEAN.

Avec mon père.

HORTENSE.

J’aurais été heureuse de les voir.

JEAN.

Ils sont arrivés hier et retournent ce soir. Je les accompagne. Une absence de huit jours, pas plus. J’allais vous écrire.

HORTENSE.

Ils viennent vous chercher. En effet, l’époque fixée pour votre mariage est arrivée. – Je vous défends de partir !

JEAN.

Là, là, mauvaise tête ! Ne vous révoltez pas contre la plus grande preuve d’amour que je puisse vous donner. J’ai trouvé pour me dégager de ce mariage une combinaison qui satisfait à tout, mais qui demande an peu de diplomatie pour être agréée. Elle consiste à substituer mon frère François à tous mes droits de primogéniture, et, par suite, à la main de mademoiselle de Kéror.

HORTENSE.

Oh ! Vous êtes bon, Thomé!  Je suis une folle et une ingrate !

JEAN.

Douterez-vous encore de moi ?

HORTENSE.

Non, je vous le jure. Il y a trois mois, si vous m’aviez offert un pareil sacrifice, je vous aimais trop pour l’accepter. Aujourd’hui, je t’aime trop pour le refuser. – Par quel train partez-vous ?

JEAN.

Par le train de huit heures.

HORTENSE, reprenant son voile.

Vous n’avez pas trop de temps devant vous, je vous laisse.

JEAN, la retenant par la main.

Pas encore.

HORTENSE.

Il faut que je rentre moi-même, il est tard. Adieu, Thomé ! j’emporte votre promesse...

JEAN, l’attirant sur sa poitrine.

Adieu, ma bien-aimée ; à bientôt... Tu es belle !

HORTENSE.

Non... mais je t’aime...

Ses yeux rencontrent l’ombrelle que Blanche a oubliée sur le canapé ; les regards de Jean suivent les siens.

JEAN, à part.

L’ombrelle de Blanche !

HORTENSE, se dégageant des bras de Jean.

C’est votre mère qui sort d’ici ?

JEAN, troublé.

Ne vous l’ai-je pas dit ?

HORTENSE, prenant l’ombrelle et la lui présentant.

Et c’est à elle, cela ? Répondez !

JEAN, après une hésitation.

Non !...

Il prend l’ombrelle, la brise et la jette au fond de la chambre.

HORTENSE.

À qui alors ?

JEAN.

Ne m’interrogez pas, je vous en conjure. Vous n’avez rien à redouter de la personne à qui cela appartient, je vous en donne ma parole d’honneur.

HORTENSE.

Son nom ?

JEAN.

Ma parole d’honneur ne vous suffit-elle pas ?

HORTENSE.

Est-ce qu’un homme se fait scrupule de mentir à une femme !

JEAN.

Et moi, je ne permets pas même à une femme de douter de mon serment.

HORTENSE.

Vous n’avez rien de plus à me dire pour votre justification ?

JEAN.

Rien. Et si j’avais quelque chose, je ne le dirais pas.

HORTENSE.

Adieu, monsieur.

Fausse sortie.

Dites-moi que c’est un égarement d’un jour, une surprise des sens, et je vous pardonnerai peut-être !

JEAN.

Eh bien, oui, je suis entouré de tentations, mais je n’aime que vous. – Cette femme ne remettra plus les pieds ici. – Je viens de rompre une intrigue à peine engagée. – Mais croyez-moi donc ! Il ne tenait qu’à moi de vous donner le change...

HORTENSE, lentement.

C’est vrai. – Je me fie à votre loyauté, monsieur de Thommeray. Quand vous ne m’aimerez plus, ayez le courage de me le dire ; j’aurai le courage de l’entendre. Mais ne me trompez jamais ; que je puisse au moins vous estimer toujours ! – Il ne faut pas que votre mère attende ; adieu.

Elle se dirige vers la porte de droite.

JEAN, l’accompagnant.

À bientôt.

HORTENSE, tristement.

Oui, à bientôt.

Elle lui donne la main et sort.

 

 

Scène VII

 

JEAN, seul, puis JUSTIN

 

JEAN, seul.

Pauvre femme ! elle m’a ému... Mais vraiment ces scènes-là usent l’amour.

Tirant sa montre.

Diantre, je n’ai que le temps de me préparer.

Il sonne.

Ma contenance devant Marie va être bien difficile... et la sienne, pauvre enfant ! Dans l’intérêt de tout le monde, il vaudrait peut-être mieux écrire... Enfin, j’ai promis de partir...

À Justin qui entre.

Ma malle est-elle prête ?

JUSTIN.

Oui, monsieur le vicomte. – Cette dame n’était pas chez elle ; j’ai laissé la lettre.

JEAN.

C’est bien.

À part.

Elle la trouvera en rentrant... Et si elle ne rentrait pas ?

Haut.

Justin, je n’y suis pour personne. Si cette damé venait, vous lui diriez que je suis parti. Faites atteler.

JUSTIN.

Oui, monsieur le vicomte.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, puis BLANCHE

 

JEAN, seul, ouvrant son portefeuille.

Ai-je assez d’argent sur moi ?

BLANCHE, arrivant par la gauche.

Heure militaire !

JEAN, stupéfait.

Blanche !

BLANCHE.

Vous ne m’attendiez pas de ce côté-là ? J’ai emporté la clef tantôt en me sauvant ; j’aime mieux les petites entrées que les grandes.

JEAN.

Vous n’avez donc pas passé chez vous ?

BLANCHE.

Non, pourquoi ?

JEAN.

Je vous ai écrit.

BLANCHE.

Ah bah ! Est-ce que nous ne dînons pas ensemble ?

JEAN.

Vous me voyez désolé. Je suis obligé d’accompagner mon père en Bretagne, et je pars dans une demi-heure.

BLANCHE.

Voilà qui est d’un bon fils ! Ce n’est pas d’un chevalier français, mais c’est d’un bon fils... Vous avez dû obtenir au collège tous les prix de bon fils.

JEAN.

Je ne vois pas ce qu’il y a de ridicule...

BLANCHE.

Rien du tout. Adieu, bon fils ! Bonne nuit ! Que le chemin de fer vous berce !... Voici votre clef, monsieur le vicomte.

JEAN, sans prendre la clef.

Je vous jure que si ce n’était pas une affaire pressante.

BLANCHE.

Il n’y a pas d’affaire plus pressante que moi. Savez-vous qu’il m’arrive des choses bien extraordinaires ? Que j’aie un caprice, passe encore ; mais qu’on me plante là... bonsoir !

Fausse sortie.

À propos, j’ai oublié mon ombrelle chez vous.

JEAN.

Croyez-vous ?

BLANCHE, cherchant.

J’en suis sûre. Et une ombrelle toute neuve, s’il vous plaît...

Apercevant l’ombrelle brisée.

Ah qu’est-ce qui a fait cela ?

Elle la ramasse.

Vous avez reçu une visite orageuse, mon pauvre vicomte. Voilà de jolies manières pour une femme du monde... Car je parie que c’est une femme du monde... Vous êtes un homme à femmes du monde, vous ! – Mes compliments, mon cher ! Je comprends maintenant votre départ pour la Bretagne : Cythère ! dix minutes d’arrêt !

JEAN.

Je vous assure...

BLANCHE.

Allons donc ! est-ce que je ne connais pas ça ? La casse est toujours suivie d’un raccommodement, sinon d’un raccommodage. Je vois la scène d’ici. « Monstre ! – Ange adoré ! » Attendrissement, rendez-vous pour ce soir.

À part.

Mais c’est elle qui posera.

Haut.

Adieu, monsieur le vicomte. Mes respects à la femme de trente ans.

JEAN.

Adieu donc.

BLANCHE.

Ne pas oublier de vous rendre votre peigne. Vous comprenez que je ne peux plus le garder. Vous l’offrirez à l’ange adoré, quoiqu’il en ait probablement moins besoin que moi.

Elle ôte son peigne et le jette sur la table ; ses cheveux se déroulent sur son dos.

JEAN, très troublé.

Je vous en supplie, Blanche, gardez au moins ce souvenir.

BLANCHE.

Il ne me rappellerait qu’un ingrat.

JEAN.

Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi...

BLANCHE.

Croyez-vous ? Eh bien, recoiffez-moi !

Elle s’assied sur une chaise.

JEAN.

Que je vous recoiffe ?

BLANCHE.

Sans doute, puisque je ne peux pas sortir comme ça. Voyons, montrez vos talents.

JEAN.

Je ne saurai jamais.

BLANCHE.

Éducation négligée.

Jean prend les cheveux de Blanche et les baise.

Mais à quoi pensez-vous donc, coiffeur ? Laissez cela, j’aurai plus tôt fait moi-même.

Elle se lève et rattache ses cheveux devant la glace.

JEAN, à part.

Décidément, je crois qu’il vaut mieux écrire... J’écrirai.

Il prend son chapeau et ses gants.

BLANCHE.

Adieu, monsieur le vicomte.

JEAN, le chapeau à la main.

Où dînons-nous ?

BLANCHE, lui prenant le bras.

Où tu voudras.

Ils sortent.

 

 

ACTE IV

 

À Trouville. Le salon de l’appartement de Jean et de Roblot à l’hôtel. Portes latérales au premier plan. Porte au fond donnant sur un large corridor. À droite au premier plan, un canapé. À gauche, une table. Dans un pan coupé à droite, une fenêtre donnant sur la mer.

 

 

Scène première

 

JEAN et ROBLOT, attablés à gauche

 

Ils achèvent de déjeuner.

ROBLOT.

Avouez, vicomte, que les villes de bains sont une jolie invention moderne ! C’est la vie de château sur une grande échelle, avec plus de liberté, plus de laisser aller, et sans châtelain. Il n’y a pas de mélancolie qui tienne contre cette fête perpétuelle.

JEAN.

Croyez-vous ?

ROBLOT.

Voyons, ne faites pas le ténébreux ; pour votre débotté, vous avez dansé comme un perdu au Casino.

JEAN.

Je me le reproche assez... Vous m’aviez fait dîner au champagne.

ROBLOT.

Mais... voilà une bouteille de Moët frappé. – Et puis comme ce grand spectacle de l’Océan est propre à vous rasséréner l’âme et à vous ouvrir l’appétit ! J’en suis fâché pour votre mélancolie, mon pauvre vicomte ; mais, depuis une demi-heure, vous n’avez fait que tordre et avaler d’un air triste. Décidément nous avons bien fait de venir à Trouville.

JEAN.

C’est en Bretagne que je devrais être.

ROBLOT.

Je croyais la question vidée ! Votre rupture avec votre famille vous est très douloureuse, je le comprends...

JEAN.

Plus que je ne puis dire.

ROBLOT.

Mais, en somme, ce n’est pas votre faute ! Ils ont été d’une dureté pour vous !...

JEAN.

Oui. Mon père est sans indulgence ; mais il en a le droit, étant sans reproche.

ROBLOT.

Le temps raccommode bien des choses. Enfin ce qui est fait est fait. Ne pensez plus à vos vaisseaux, ils sont brûlés.

JEAN.

Vous avez raison. Étourdissons-nous.

Il lui tend son verre.

Le remords est une fatigue inutile comme l’inquiétude. Le sage est fataliste. Allons à la dérive et buvons au destin.

Après avoir bu.

Du Moët, ça ? c’est de l’eau de Seltz.

ROBLOT.

Vous êtes trop délicat.

JEAN.

On ne saurait trop l’être, en pareille matière. À défaut du banquet de Platon, il me faut celui de Sardanapale ! Les dieux s’en vont...

ROBLOT.

C’est le moment de faire un dieu de son ventre.

JEAN.

Vous l’avez dit !

ROBLOT.

Oui ; mais il y a les frais du culte, auxquels vous ne songez pas. Heureusement, j’y songe pour vous.

JEAN.

Ne vous mettez pas martel en tête. Je me fie à mon étoile.

ROBLOT.

Elle commence à pâlir ! Vous avez liquidé en perte le mois dernier.

JEAN.

Bah ! je me suis fait reporter ; je me rattraperai à la liquidation de juillet. Je reste à la hausse. Je ne crois pas à la guerre, ou, si elle éclate, je crois à la victoire.

ROBLOT.

Les nouvelles de Berlin sont bonnes, tout s’arrange ; mais vous avez senti le sol trembler sous vos pieds : n’éprouvez-vous pas le besoin de bâtir sur la terre ferme ?

JEAN.

Vous y revenez ?

ROBLOT.

J’y reviens. Comment trouvez-vous la petite Jonquières ?

JEAN.

Ni bien ni mal... mais quel rapport ?

ROBLOT.

Ni bien ni mal ? Cependant vous l’avez fait danser deux fois hier soir.

JEAN.

Parbleu ! la seconde fois, c’est vous qui l’aviez invitée et qui m’avez prié de vous remplacer, sous prétexte que vous vous étiez tourné le pied.

ROBLOT.

Je m’en ressens encore. – Eh bien, mon cher, il n’en a pas fallu davantage pour faire jaser.

JEAN.

Ce n’est pas possible !

ROBLOT.

Vous savez, la ville des bains, c’est la petite ville à la quatrième puissance. Le bruit court qu’il y a mariage sous roche entre mademoiselle Jonquières et vous.

JEAN.

Le bruit court ? C’est vous qui le faites courir, Roblot. Est-ce là le parti que vous aviez en vue ?

ROBLOT.

Vous pourriez plus mal choisir.

JEAN.

Ce n’est pas la question. Je n’entends pas que cette petite fille soit compromise à propos de moi.

ROBLOT.

Le mal ne serait pas irréparable !

JEAN.

Pardonnez-moi : je ne suis pas à marier.

ROBLOT.

Pourtant, vicomte, il faut envisager votre situation en face.

JEAN.

Je ne vous dis pas le contraire... mais rien ne presse.

ROBLOT.

Pardon ! l’occasion presse ! Les dots de quinze cent mille francs, dans des conditions honorables de tous points, cela ne court pas les rues.

JEAN.

Cela ne fait jamais que soixante-quinze mille livres de rente. Si mon nom était à vendre, je mettrais mon honneur à le vendre très cher ; car l’argent est une chose honteuse qui ne se sauve que par la quantité.

ROBLOT.

Soit ; mais ce qui me touche plus que la dot dans ce mariage-là, c’est l’alliance du papa Jonquières. Le papa Jonquières est un personnage, mon cher, non pas encore tant par sa fortune, que par les deux journaux dont il est propriétaire, le vieux malin !... est mêlé à toutes les grandes affaires et nous y entrerons à sa suite.

JEAN.

À la suite du papa Jonquières ? Cette perspective est sans doute très flatteuse ; mais, pour couper court, apprenez que je ne suis pas libre.

ROBLOT.

Je m’en doutais ; mais, quand on n’est pas libre, on se libère.

JEAN.

L’honneur ne me le permet pas. D’ailleurs, qui vous dit que j’en aie envie ?

ROBLOT.

Qui ? Blanche, parbleu !

JEAN.

Ne peut-on pas faire une infidélité à une femme sans cesser de l’aimer ? En êtes-vous à savoir qu’il y a deux portes d’amour ?

ROBLOT.

Il y en a même plus de deux.

JEAN.

Brisons là.

Il se lève et va à la fenêtre. À part.

Hortense est sur la plage, elle m’a vu, elle me fait signe...

Haut.

Pardon si je vous quitte, mon ami. J’aperçois quelqu’un à qui j’ai deux mots à dire.

ROBLOT.

Faites, faites.

Jean sort par le fond.

 

 

Scène II

 

ROBLOT, seul, puis JONQUIÈRES et CLARA

 

ROBLOT, allant à la fenêtre.

Je gage que ce quelqu’un est madame de Montlouis... Tout juste ! Il est bon le vicomte avec sa liaison mystérieuse à qui il doit tous les sacrifices, excepté la fidélité. Comme il me saura gré de ne pas m’arrêter à sa petite manifestation chevaleresque !

Jonquières entre brusquement par le fond avec sa fille.

JONQUIÈRES.

Et moi je vous dis qu’hier soir au bal, avec ce vicomte, vous avez flirté. Le diable emporte leurs mots anglais !

CLARA.

Non, papa, je n’ai pas flirté.

JONQUIÈRES.

Si vous n’aviez pas flirté, les bruits qui courent ne courraient pas.

CLARA.

Quand ils auront assez couru, ils s’arrêteront, voilà tout.

JONQUIÈRES.

C’est comme ça qu’une jeune fille se trouve compromise.

CLARA.

Eh bien, tu en seras quitte pour me marier au vicomte.

JONQUIÈRES.

Si vous croyez que je vais vous donner à un nobliau de deux sous.

CLARA.

Un nobliau de deux sous ! Il porte de sinople à trois merlettes.

JONQUIÈRES.

Qu’est-ce que c’est que ça, des merlettes ?

CLARA.

Oh papa ! – la merlette est un petit oiseau sans bec ni pattes qui indique dans le blason qu’on a été aux croisades.

JONQUIÈRES.

Il peut bien y retourner ! Voilà ce qu’on vous apprend aux Oiseaux ? Un beau merle avec ses merlettes !

CLARA.

Ah ! oui, très beau.

JONQUIÈRES.

Vous ne l’épouserez pas, tenez-vous-le pour dit.

CLARA.

J’épouserai qui je voudrai, ne fais donc pas le méchant... et je ne veux pas d’un roturier, je t’en préviens. Je suis Gondreville par ma mère, et je veux rentrer dans la caste dont tu m’as fait sortir.

JONQUIÈRES.

En attendant, rentrer dans votre chambre, insolente ! Nous partirons ce soir.

Il aperçoit Roblot qui écoute dans l’embrasure de la fenêtre.

Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

ROBLOT.

Et vous ?

JONQUIÈRES.

Je suis chez moi.

ROBLOT.

Pardon vous êtes chez moi et chez le vicomte.

JONQUIÈRES, regardant auteur de lui.

Sapristi ! je me suis trompé de porte ! Tous ces salons d’hôtel se ressemblent... – Rentrez chez vous, mademoiselle ! J’ai à parler à monsieur.

Mademoiselle Jonquières sort, son père la suivant des yeux dans le corridor.

 

 

Scène III

 

JONQUIÈRES, ROBLOT

 

ROBLOT.

Eh bien, monsieur Jonquières, comment cela va-t-il ?

JONQUIÈRES.

Vous le voyez bien... cela va... furieux !

ROBLOT.

Contre qui ?

JONQUIÈRES.

Parbleu ! contre votre ami Thommeray.

ROBLOT.

À cause des bruits qui courent ? Il n’y est pour rien, je vous en réponds. Il en est plus furieux que vous-même.

JONQUIÈRES.

Plus furieux que moi ? Je le trouve encore bon, celui-là !... – S’il savait le cas que je fais du hasard de la naissance !

ROBLOT.

Alors pourquoi avez-vous épousé une fille de qualité ?

JONQUIÈRES.

Dans ce temps-là, je pensais qu’un alliage de noblesse décuplerait la force de mon argent.

ROBLOT.

Vous pensiez bien.

JONQUIÈRES.

Je pensais mal : je l’ai appris à mes dépens. La famille de ma femme m’a tourné le dos le lendemain de la noce.

ROBLOT.

Parbleu ! quand on veut s’allier à la noblesse, ce n’est pas une femme qu’il faut y prendre, c’est un mari.

JONQUIÈRES.

Mais... je n’avais pas le choix.

ROBLOT.

Non, mais la combinaison est possible pour le compte de mademoiselle votre fille, à moins qu’elle n’y répugne.

JONQUIÈRES, à part.

Au contraire, pécore !

ROBLOT.

Un gendre titré est une valeur industrielle...

JONQUIÈRES.

De premier ordre.

ROBLOT.

Ne parlons pas de Thommeray, il n’est pas en cause ; mais vous avez sous la main un charmant garçon qui vous ramènerait la famille de votre femme : vous feriez d’une pierre deux coups.

JONQUIÈRES.

Qui cela ?

ROBLOT.

Boislangeais.

JONQUIÈRES.

Tai ! C’est une idée.

ROBLOT.

Vous me direz peut-être qu’il n’est pas d’une santé irréprochable... Jeunesse orageuse !

JONQUIÈRES.

Alors, votre serviteur ! Il ne me suffit pas que mes petits-fils soient de qualité ; je les veux de qualité solide.

ROBLOT.

Boislangeais a un besan d’or dans son écu ; il remonte aux croisades.

JONQUIÈRES.

Si ce n’est que cela, Thommeray aussi ; et sain comme l’œil.

ROBLOT.

Thommeray descend des croisés ?

JONQUIÈRES.

Vous ne le saviez pas ? Il a des merlettes.

ROBLOT.

Et moi qui le traitais à la bonne franquette ! Mais qui aurait deviné qu’un garçon aussi fort dans les affaire...

JONQUIÈRES.

Est-il vraiment très fort ?

ROBLOT.

Lui ! Il sera un jour notre maître à tous.

JONQUIÈRES.

Vous badinez.

ROBLOT.

Il a le flair, le sang-froid, la décision, et une veine !

JONQUIÈRES.

Très joli cavalier par-dessus le marché !

ROBLOT.

Charmant ! Sa femme ne sera pas à plaindre.

JONQUIÈRES.

Est-ce qu’il songe à se marier ?

ROBLOT.

Pas encore, il n’a que vingt-cinq ans.

JONQUIÈRES.

C’est le bon âge.

ROBLOT.

Je ne dis pas que, s’il se présentait un parti digne de lui...

JONQUIÈRES.

Il doit tenir avant tout à la naissance ?

ROBLOT.

Pas le moins du monde ; il en a pour deux.

JONQUIÈRES.

Alors pourquoi est-il furieux de ces bruits ?...

ROBLOT.

Uniquement au point de vue de mademoiselle votre fille, qu’il trouve charmante.

JONQUIÈRES.

C’est d’un galant homme.

ROBLOT.

Comptez sur sa loyauté pour couper court à ces propos ridicules.

JONQUIÈRES, à part, faisant quelques pas.

Ridicules, ridicules ! Après tout, l’enfant veut un gentilhomme ; celui-là lui plaît... Très fort, des merlettes, de la santé...

Haut.

Roblot, il y a cinquante mille francs pour vous si ce mariage-là se fait.

ROBLOT.

Vous ne mâchez pas vos paroles.

JONQUIÈRES.

Très rond en affaires, moi.

ROBLOT.

Moi, sans être pointu, je refuse votre pot-de-vin ; le plaisir de vous obliger me suffit.

JONQUIÈRES.

Tu iras loin, petit !

ROBLOT.

Dieu vous entende ! Quant à votre affaire, je dois vous en montrer tout de suite la difficulté. Thommeray considère le mariage comme une chose tout à fait sérieuse et qui doit mettre absolument fin à sa vie de garçon.

JONQUIÈRES.

Je l’entends bien ainsi.

ROBLOT.

Mais il n’est pas encore las de la vie de garçon, et il ne se résignera à lui faire ses adieux que devant des considérations irrésistibles ; or, à ma connaissance, il a déjà résisté à quinze cent mille francs.

JONQUIÈRES, se levant.

Ce n’est pas mon dernier mot.

ROBLOT.

À la bonne heure !

JONQUIÈRES, sur la porte.

Roblot ! – Puisque vous êtes l’ange du désintéressement, je vais vous donner un petit avis qui vaut bien cinquante mille francs au bas mot : Mettez-vous à la baisse.

ROBLOT.

Est-ce qu’il y a des nouvelles de Berlin ?

JONQUIÈRES.

Je ne peux rien vous dire, mais mettez-vous à la baisse.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

ROBLOT, seul, puis BLANCHE

 

ROBLOT, seul.

Courons au télégraphe. – Voilà ce mariage en bon chemin, et, si rien ne vient à la traverse...

Blanche paraît à la porte du fond.

Te voilà, toi !

BLANCHE.

En personne.

ROBLOT.

Et que viens-tu faire ici, s’il te plaît ?

BLANCHE.

Oui, n’est-ce pas, pourquoi n’ai-je pas été dupe du départ de Jean pour la Bretagne ? Pourquoi ne l’ai-je pas attendu chez moi en lui tricotant des bas ? Je me doutais de quelque chose : j’ai corrompu le vertueux Justin, et me voilà ! – Ah ! M. le vicomte court après sa femme du monde ? Eh bien, moi, je viens le chercher, je viens faire de l’esclandre.

Elle s’assied à droite.

ROBLOT, à part.

Elle le ferait comme elle le dit.

Haut.

Tu sais que baron est ici ?

BLANCHE.

Ça m’est bien égal !

ROBLOT.

Tu sais, ma petite, qu’un esclandre te brouille avec lui ?

BLANCHE.

Mais je ne demande que ça. Je ne suis pas une femme d’argent, moi. Je mourrai peut-être sur la paille, mais je me serai passé toutes mes fantaisies. J’aime mon petit Breton et je veux me donner le luxe d’être à lui seul. Sois tranquille, je ne lui coûterai rien : je vendrai mes bijoux, je ferai des dettes... Il est si naïf qu’il ne s’en doutera pas, et, quand je ne lui plairai plus, ce jour-là... un baron de perdu, vingt de retrouvés !

ROBLOT.

Ton plan est délicieux, mais je t’en propose un qui te dispensera de vendre tes bijoux ; c’est que Thommeray devienne millionnaire.

BLANCHE.

Ah ! ce serait le rêve.

ROBLOT.

Il est près de se réaliser.

BLANCHE.

Un oncle d’Amérique ?

ROBLOT.

Un beau-père d’Amérique.

BLANCHE.

Hein ?

ROBLOT.

Je suis en train de marier le vicomte.

BLANCHE.

Et tu me dis cela, à moi ?

ROBLOT.

Qu’est-ce que ça te fait ? Est-ce qu’on te quitte, toi ?

BLANCHE.

Mais je ne veux pas le partager !

ROBLOT.

Tu le partagerais si peu ! La future est si laide !

BLANCHE, défiante.

Vraiment laide ?

ROBLOT.

Et bête à faire plaisir.

BLANCHE.

Elle est donc bien riche ?

ROBLOT.

Trois millions et six autres en espérance.

BLANCHE.

Mais ce n’est plus un mariage, c’est un héritage...

ROBLOT.

C’est moins gai, mais on prend ce qu’on trouve.

BLANCHE.

C’est égal, je ne veux pas, je l’aime trop.

ROBLOT.

Remarque donc que, du même coup, il rompt avec sa femme du monde.

BLANCHE.

Tiens, c’est vrai.

ROBLOT.

Et c’est celle-là qui est belle !

BLANCHE.

Tu la connais ?

ROBLOT.

Un œil bleu long comme ça, une taille, des pieds, des mains !

BLANCHE.

Et les cheveux ?

ROBLOT.

Pas comme les tiens, non, mais un fin duvet au coin des lèvres.

BLANCHE.

Des moustaches !... je la déteste !

ROBLOT.

Maintenant, si tu veux faire un esclandre, libre à toi ; voilà l’héritage à vau-l’eau.

BLANCHE, s’asseyant.

Je n’en ferai pas, je te le promets.

ROBLOT.

Mais si tu restes, c’est lui qui fera quelque sottise ! Il n’y va déjà pas si gaiement, à l’autel.

BLANCHE.

Je crois bien, pauvre petit ! – Que faut il faire ?

ROBLOT.

Il faut filer par le premier train.

BLANCHE.

À quelle heure ?

ROBLOT.

Je m’informerai... – En attendant, entre dans ma chambre.

BLANCHE.

Je suis donc chez toi ?

ROBLOT.

Tu es chez nous... voici ma chambre, voilà celle du vicomte. Enferme-toi dans la mienne et n’ouvre à personne, pas même à Jean s’il rentrait... Tu m’en donnes ta parole d’honneur ?

BLANCHE.

Foi d’honnête homme !

Sur la porte de gauche.

Qu’est-ce que je vais faire là, toute seule ? Donne-moi des bonbons.

ROBLOT.

Je n’en ai pas... voici des cigarettes.

Il lui donne son étui à cigarette.

Et fais la morte.

Elle entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène V

 

ROBLOT, seul, puis JEAN

 

ROBLOT.

Cette folle m’a retardé.

Tirant sa montre.

Bah ! il n’est pas une heure... mes ordres arriveront encore à temps.

JEAN, entrant par le fond.

Il m’advient une singulière aventure, mon cher.

ROBLOT.

Dites vite.

JEAN.

J’ai aperçu M. Jonquières sur la plage... – Je l’ai abordé pour me défendre d’être complice des bruits qui courent...

ROBLOT.

Eh bien ?

JEAN.

N’a-t-il pas fini par m’offrir la main de sa fille avec deux millions ?

ROBLOT.

Bah ! – Deux millions cent mille livres de rente sans compter les espérances !... – Il me semble que la chose honteuse, comme vous dites, commence à se sauver par la quantité... Qu’en pensez-vous ?

JEAN.

La proposition m’a ébloui, je l’avoue ; mais je me suis remis du premier trouble et j’ai vaillamment refusé.

ROBLOT.

Refusé !

JEAN.

Tout net. Je suis content de moi.

ROBLOT.

Vous n’êtes pas difficile. Qu’a répondu Jonquières ?

JEAN.

Il ne se tient pas pour battu ; il me donne huit jours de réflexion.

ROBLOT.

Bravo !

JEAN.

Oh !... toutes mes réflexions sont faites, mon cher. N’espérez pas que je change d’avis.

ROBLOT.

Nous en reparlerons. Pour le moment, je n’ai pas le temps. Je cours au plus pressé.

JEAN.

Qu’est-ce donc ?

ROBLOT.

Je vous l’expliquerai plus tard... Quand votre mariage ne nous rapporterait pas autre chose, je me tiendrais payé de mes peines.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

JEAN, seul

 

Voilà une bonne journée qui me réconcilie avec moi-même. Je ne me suis pas conduit comme le premier venu. Il ne manquera pas de gens qui me traiteront de cerveau fêlé, de don Quichotte... Tant pis pour eux ! Ceux-là ne connaîtront jamais l’orgueilleuse satisfaction du devoir accompli. D’ailleurs, quand la joie d’Hortense serait ma seule récompense, elle me suffirait...

On frappe un petit coup à la porte du fond.

Entrez !

On frappe un second coup ; Jean va ouvrir.

 

 

Scène VII

 

JEAN, HORTENSE

 

HORTENSE, encore dehors à demi-voix.

Êtes-vous seul ?

JEAN.

Tout seul.

Elle entre. Il pousse le verrou de la porte.

HORTENSE.

Que vous a conté M. Jonquières pendant cette interminable conversation ?

JEAN.

Que diriez-vous s’il m’avait offert la main de sa fille ?

HORTENSE.

Je dirais que vous l’avez refusée.

JEAN.

Voilà tout ?

HORTENSE.

Vous l’a-t-il offerte ?

JEAN.

Oui.

HORTENSE.

Vous l’avez refusée ?

JEAN.

Elle et ses deux millions.

HORTENSE.

Ces gens-là ne doutent de rien ! Ils proposent leur alliance avec une désinvolture toute princière !

JEAN.

Permettez ! La proposition n’a rien d’offensant, et plus d’un y regarderait à deux fois avant de la repousser. Deux millions sortant de la poche d’un honnête homme et apportés par une charmante jeune fille...

HORTENSE.

Charmante ? Une petite sotte, affolée de noblesse, qui déplore la mésalliance de sa mère, qui méprise son père, et qui d’ailleurs a bien raison...

JEAN.

Je vous arrête, ma chère. M. Jonquières n’a-t-il pas une réputation excellente ?

HORTENSE.

Oh ! il n’a pas subi la moindre condamnation, je l’avoue. Il est reçu partout, mais... il n’est accueilli nulle part. C’est un lourdaud rusé que Dieu semble avoir enrichi pour montrer le cas qu’il fait de la richesse. – Ce n’est pas là une famille où-vous puissiez entrer. Vous vous marierez, mon ami ; je n’ai pas l’égoïste prétention d’absorber à mon profit votre existence tout entière mais reposez-vous sur moi du soin de votre bonheur. Je veux que votre mariage ne soit pas un marché, je veux que votre femme soit si charmante, qu’il ne vienne à l’esprit de personne de demander si elle est riche ou pauvre ; je veux que l’éclat de sa dot pâlisse devant sa grâce et sa beauté.

JEAN.

Mais, chère Hortense, où prendrez-vous cette merveille ?

HORTENSE.

Je la chercherai, je la trouverai. C’est moi qui lui apprendrai à vous aimer... Cher Thomé ! c’est pour moi que vous avez refusé cette fortune... J’ai l’air d’une ingrate ; mais, au fond du cœur, je vous en sais autant de gré que si votre refus était une folie... Je suis heureuse, bien heureuse... et pourtant je suis triste ; jusqu’ici, il ne m’était pas venu à la pensée que vous pussiez vous marier.

Se jetant à son cou.

Jure-moi que tu ne te marieras jamais !

On entend grincer la clef dans la serrure de la porte du fond.

HORTENSE, effrayée.

Quelqu’un !

JEAN.

J’ai mis le verrou.

MONTLOUIS, au dehors.

Thommeray !

HORTENSE.

Mon mari !

MONTLOUIS, du dehors.

Vous êtes chez vous, puisque la clef est sur la porte et le verrou poussé... Ouvrez, j’ai à vous parler !

Il frappe.

HORTENSE.

Je suis perdue.

MONTLOUIS, du dehors.

Faites-vous la sieste ? Réveillez-vous, que diable ! C’est important !

Il frappe à coups redoublés.

JEAN.

Il va ameuter tout l’hôtel. J’aime mieux le recevoir... Entrez là. Je l’aurai bientôt congédié.

Hortense entre dans la chambre à droite : Jean va ouvrir la porte du fond à Montlouis.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, MONTLOUIS, légèrement gris

 

MONTLOUIS.

Vous dormiez, vicomte.

JEAN.

Oui... je m’étais assoupi.

MONTLOUIS.

Tudieu ! quel assoupissement !

Regardent les débris du déjeuner.

Je vois ce que c’est... vous avez bien déjeuné... moi aussi, d’ailleurs. Seulement le champagne ne me porte pas au sommeil, mais plutôt à une gaieté douce et affectueuse.

JEAN.

Vous avez à me parler ?

MONTLOUIS.

Très longuement. Armez-vous de patience et offrez-moi un canapé.

Il s’étend sur le canapé à droite.

JEAN, à part.

Maudit homme !... Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est légèrement ému.

MONTLOUIS.

J’ai beaucoup de sympathie pour vous, mon jeune ami. Vous avez un goût de sauvageon qui me plaît. Et puis, vous êtes loin de vos conseillers naturels : vous m’avez été adressé ; je me considère un peu comme ayant charge d’âme à votre égard, avec votre permission. Permettez-vous ?

JEAN.

Je suis très touché...

MONTLOUIS.

Bien. Alors vous ne me trouverez pas trop indiscret si je m’ingère dans vos affaires intimes. Je représente ici vos parents, c’est entendu.

JEAN.

Mais, monsieur...

MONTLOUIS.

Très bien. – Or je viens de rencontrer votre ami Roblot : charmant garçon qui vous aime beaucoup... Vous lui faites du chagrin.

JEAN.

Moi ?

MONTLOUIS.

Il a versé cela dans mon sein, et il a bien fait. Je suis le tombeau des secrets, moi. Le vôtre est en sûreté.

JEAN.

Mon secret ? Que vous a donc conté M. Roblot ?

MONTLOUIS.

Tout !... La proposition de Jonquières et la cause romanesque de votre refus.

JEAN, à part.

Mauvais drôle !

MONTLOUIS.

Je ne vous laisserai pas accomplir en paix une pareille sottise, passez-moi le mot.

JEAN.

Mon Dieu, monsieur, j’apprécie le sentiment qui inspire votre démarche ; mais elle est inutile... mon parti est pris.

MONTLOUIS.

Non, mon cher ! vous ne sacrifierez pas votre avenir à une liaison d’un jour, à une liaison qui commence à vous peser, je le sais.

JEAN.

Plus bas, de grâce !

MONTLOUIS.

Est-ce que nous ne sommes par seuls ?

JEAN.

Si fait. Mais les murs d’hôtel ont plus d’oreilles que  les autres.

MONTLOUIS.

Soyez tranquille, je ne nommerai pas la dame, je ne sais pas son nom. – Qu’on fasse un pareil sacrifice au premier quartier d’une lune de miel, soit ; mais la vôtre est en pleine décroissance.

JEAN.

Plus bas, vous dis-je !

MONTLOUIS.

Décidément nous ne sommes pas seuls. Ce n’est pas votre sieste que j’ai interrompue, mon gaillard ! Il paraît que vous avez aussi le champagne affectueux.

JEAN.

Monsieur !

MONTLOUIS.

L’héroïne de votre roman est cachée quelque part...

Indiquant les deux portes latérales.

là ou là ; elle nous entend. Eh bien, cela se trouve au mieux. Je vais vous rendre un fier service.

S’adressant tour à tour aux deux portes.

Madame ! je n’ai ni l’honneur ni la curiosité de vous connaître, rassurez-vous. Je suis le baron de Montlouis, ami de la famille Thommeray et pour le moment subrogé-tuteur du jeune homme.

JEAN, à demi-voix.

Que prétendez-vous faire ?

MONTLOUIS, de même.

Vous allez voir.

Haut.

Permettez-moi, madame, les nom et qualités, de vous donner un conseil qui importe à votre dignité et même à votre bonheur. N’acceptez pas un sacrifice qu’on ne vous pardonnerait pas, si chevaleresque qu’on soit.

JEAN.

Assez monsieur !

MONTLOUIS.

Rendez le vicomte à ses destinées et retournez aux vôtres ! Vous avez un intérieur, une famille, des enfants... épargnez-leur l’amitié sacrilège de votre amant !

JEAN.

Mais c’est de la démence, monsieur.

MONTLOUIS.

C’est de l’éloquence !

JEAN.

Vous êtes gris !

MONTLOUIS.

Qu’importe, pourvu que je vous sauve, ingrat !

Il lui prend la main et la garde dans la sienne.

Votre mère m’applaudirait.

Haut.

Épargnez à votre amant lui-même l’amitié humiliante de votre mari et sa poignée de main loyale.

Jean retire sa main et reste immobile, les yeux baissés. Montlouis le regarde avec étonnement et après un silence, désignant la porte de droite.

C’est madame de Montlouis qui est là.

JEAN.

Non, monsieur.

MONTLOUIS.

Si ce n’est pas elle, vous m’en devez la preuve. Je suis homme d’honneur ouvrez-moi cette porte.

JEAN.

Vous ne l’espérez pas !

MONTLOUIS.

Ouvrez cette porte, vous dis-je !

 

 

Scène IX

 

JEAN, MONTLOUIS, BLANCHE, paraissant sur la porte de gauche la cigarette à la bouche

 

BLANCHE.

Par ici, cher baron.

MONTLOUIS.

Blanche !

BLANCHE.

Ce n’est pas la porte de droite qui vous fait des traits, c’est la porte de gauche.

MONTLOUIS.

Vous, Blanche ! vous !

BLANCHE.

Moi-même.

MONTLOUIS, accablé.

Elle me trompait !

BLANCHE.

Eh bien, cela vous étonne ? Vous ne vous en doutiez pas ?

MONTLOUIS.

En vérité, vous le prenez sur un ton !...

BLANCHE.

Le ton d’une femme offensée, monsieur. Me soupçonner de vous être fidèle, à vous ! Je vous prenais pour un homme d’esprit ; du moment que vous n’êtes qu’un joli garçon...

MONTLOUIS, à part.

C’était elle !

À Jean.

Je vous tuerai, vous.

JEAN.

Je suis à vos ordres, monsieur.

BLANCHE.

Nous attendons vos témoins. Je suis curieuse de voir les deux généraux de brigade qui auront écouté sans rire le récit de votre accident.

MONTLOUIS, à part.

C’est qu’elle a raison !

BLANCHE.

Tenez, mon pauvre baron, vous n’êtes qu’un ingrat vous devriez rendre grâce à votre étoile de trouver une baronnette là où vous avez craint de trouver une baronne.

MONTLOUIS.

Allez tous au diable !

Il sort.

 

 

Scène X

 

BLANCHE, JEAN, puis HORTENSE

 

BLANCHE.

Dites un peu que je suis méchante !... Je la détestais pourtant, votre femme du monde. Savez-vous pourquoi je l’ai tirée d’affaire ? Parce que j’ai entendu sa conversation avec vous. J’ai senti qu’elle à du cœur, et je n’ai pas voulu qu’on lui fit du chagrin... Qui est-elle ? Je n’en sais rien, et n’en veux rien savoir... je redeviendrais peut-être mauvaise. Je pars pour Paris ; faites-la sortir, et n’ayez pas peur que je l’attende dans l’escalier pour la voir. Je ne veux pas la connaître.

HORTENSE, sortant de la chambre de droite.

Et moi je veux que vous me connaissiez, mademoiselle. Vous m’avez sauvée ; je vous remercie.

BLANCHE.

Oh ! madame !

HORTENSE.

Ne courbez pas la tête devant moi ! Je ne sais pas qui vous êtes, pas plus que vous ne savez qui je suis. Vous êtes le bienfait, je suis la reconnaissance, voilà tout. – Quant à vous, monsieur, vous êtes libre, vous êtes oublié.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

JEAN, BLANCHE

 

JEAN.

Ces grands airs lui vont bien, sur ma parole !

BLANCHE.

Ah ! mais oui, très bien ! C’est une très grande dame, – et vous étiez très petit garçon devant elle, je ne vous le cache pas, mon cher. – Je n’aime pas les petits garçons. – Soyez heureux en ménage votre servante...

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

JEAN, seul, puis ROBLOT

 

JEAN, seul.

Jusqu’à celle-là qui m’abandonne ! Tout conspire donc à ce mariage ? Je me vois suspendu sur l’abîme de la chute finale... Le vertige me prend... Je ne me soutiens plus qu’à un reste d’orgueil.

ROBLOT, entrant par le fond et laissant la porte ouverte à deux battants.

Ah ! mon ami ! quelle nouvelle ! La guerre est déclarée... Cinq francs de baisse !

JEAN.

Ruiné ! C’est trop !

Jonquières passe avec sa fille dans le corridor.

Fermons les yeux et tombons !

Il s’avance résolument vers eux.

Monsieur, j’ai eu le plaisir de danser hier avec mademoiselle sans lui avoir été présenté...

JONQUIÈRES.

Le vicomte Jean de Thommeray, ma fille.

Jean s’appuie sur Roblot, qui lui serre la main.

 

 

ACTE V

 

Le quai Malaquais vu en enfilade. À droite, au premier plan, la maison de briques qui fait l’angle de la rue Bonaparte. À gauche, une espèce de baraque provisoire qui interrompt la ligne des arbres du quai. Au fond, le débouché de la rue de Seine, le pavillon de l’Institut et une échappée de vue sur les ponts et les quais de la rive droite de la Seine. Il fait clair de lune.

 

 

Scène première

 

DEUX BOURGEOIS, arrivant du fond et se dirigeant vers la rue Bonaparte

 

PREMIER BOURGEOIS.

Quelle solitude ! Il est dix heures du soir, les quais sont déserts comme à deux heures du matin ; c’est lugubre.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ma foi, j’aime mieux ce silence que les saturnales dont Paris a retenti pendant huit jours. Il se recueille, il se prépare à la défense.

PREMIER BOURGEOIS.

Il est temps. L’ennemi est à Noisy, nous serons investis avant peu. – Restez-vous ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Certainement. Et vous ?

PREMIER BOURGEOIS.

Moi aussi. Je suis vieux, mais encore assez solide pour faire mon devoir à côté de mes fils. Ce qui me désole, c’est que ma femme ne vaut pas partir ; elle dit qu’elle mourrait d’inquiétude loin de nous et que son poste est à nos côtés.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Elle a raison. La mienne aussi voulait rester, mais je l’ai décidée partir avec les enfants. Cette séparation m’est très pénible ; mais nous ne savons pas à quelles extrémités nous pouvons être réduits, et je ne veux pas que ces pauvres petits êtres souffrent de la faim.

On entend le clairon dans le lointain.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PREMIER BOURGEOIS.

Sans doute des mobiles qui arrivent.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Braves jeunes gens !

PREMIER BOURGEOIS.

Ainsi vous allez vous trouver seul !

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Mon Dieu, oui.

PREMIER BOURGEOIS.

C’est très dur. Mais vous savez, voisin, que vous aurez toujours une place à notre table et au coin de notre feu... tant que nous aurons un morceau de pain et une bûche.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Merci, mon ami... je ne dis pas non.

Ils disparaissent dans la rue Bonaparte.

 

 

Scène II

 

JEAN, puis CHATEAUVIEUX

 

JEAN, sort de la maison de briques et reste un moment en silence contemplant Paris.

En suis-je venu là ? est-ce possible ?

CHATEAUVIEUX, le bras en écharpe, en uniforme de soldat de la ligne,
débouche derrière la baraque à gauche et se dirige vers la maison de Jean. À Jean.

Parbleu ! j’étais bien sûr que tu n’étais pas parti ! De quel côté vas-tu ? Je t’accompagnerai un bout de chemin.

JEAN, sombre.

Je ne vais nulle part ; je sortais pour prendre l’air. Veux-tu que nous montions chez moi ou que nous fumions notre cigare sur le quai ?

CHATEAUVIEUX.

Il fait un temps superbe et les passants ne nous gêneront pas promenons-nous.

Ils marchent côte à côte sur la scène.

JEAN.

Eh bien, héros, comment va ta blessure ?

CHATEAUVIEUX.

Elle se ferme. Dans huit jours, je pourrai reprendre mon fusil.

JEAN.

Reichshoffen t’as mis en goût, il paraît. Quel enragé ! Tu as manqué ta vocation.

CHATEAUVIEUX.

Ce n’est pas une affaire de vocation, mais de devoir. Et puis j’ai la rage au cœur ! je veux venger mes pauvres amis Champin et Puyseux, tués à mes côtés.

JEAN.

Je te demande s’ils n’auraient pas mieux fait de rester chez eux, comme de bons bourgeois qu’ils étaient !

CHATEAUVIEUX.

Ils aimaient leur pays.

JEAN.

Leur mort lui a été bien utile ! – Ah ! que je remercie le papa Jonquières de s’être mis en travers quand je voulais faire la même folie que vous autres...

CHATEAUVIEUX.

C’eût été, en effet, une folie de ta part ; à la veille de te marier tu n’avais pas le droit de courir au-devant du danger. Personne n’a songé à te blâmer. Mais, depuis lors, permets-moi de te le dire, tu as pris une attitude si bizarre, tu t’es répandu en sarcasmes si étranges contre ce que tu appelles encore le chauvinisme, que tous tes amis s’en affligent, je ne te le cache pas.

JEAN, ironique.

Vraiment ?

CHATEAUVIEUX.

Et sais-tu ce qui m’amène chez toi ? On disait tout à l’heure, au cercle, que tu étais parti ce matin avec ton futur beau-père et ta fiancée. Je me suis porté fort pour toi...

JEAN.

Et tu venais t’assurer que ton aveugle confiance ne se trompait pas ? Merci, mon ami. – As-tu parié gros ?

CHATEAUVIEUX.

Je n’ai rien parié du tout.

JEAN.

Tu as bien fait, car je pars demain.

CHATEAUVIEUX.

Tu pars ?

JEAN, avec un soupir.

À mon grand regret.

CHATEAUVIEUX.

À la bonne heure ! Dis-le donc !

JEAN, d’une voix stridente.

Oui ! Roblot me proposait une affaire magnifique et tout à fait française. Il a flairé que le siège fera la fortune des marchands de comestibles... Il a loué une boutique et des caves ; il fait entrer un amas de conserves de toutes sortes, du beurre surtout... il paraît que le beurre se vendra au poids de l’or. Il y a là un million à gagner...

CHATEAUVIEUX.

Roblot fait cela ? Il n’a pas honte...

JEAN, amèrement.

Bah ! un peu de honte est bientôt bue, je t’assure. Tu n’en as jamais goûté ? Cela ressemble beaucoup au genièvre : la première gorgée est très désagréable, mais on s’y fait, et on finit par s’en griser comme d’un vin généreux. – Or donc, Roblot me faisait l’honneur de m’offrir une association ; c’était bien tentant, comme tu vois. – Par malheur, le papa Jonquières s’est mis encore une fois en travers : il m’a déclaré que, si je ne partais pas avec lui tout est rompu, mon gendre ; et l’opération matrimoniale étant de beaucoup supérieure à l’autre, tu comprends que j’ai dû me rendre aux injonctions de mon bailleur de dot.

CHATEAUVIEUX.

Quelle manie as-tu, mon pauvre Jean, de te calomnier toi-même ?

JEAN, éclatant de rire.

Me calomnier ! Mes actions ne sont-elles pas en parfait accord avec mon langage ?

CHATEAUVIEUX.

Non, et c’est pourquoi je reste ton ami. Tu vaux mieux que tes paroles.

JEAN.

Ni plus ni moins, je te jure !

CHATEAUVIEUX.

Alors pourquoi voulais-tu t’engager avec nous après Wissembourg ?

JEAN.

Parbleu ! j’ai été soldat, j’aime t’odeur de la poudre.

CHATEAUVIEUX.

Dis donc la vérité sans fausse honte : tu aimes ta patrie.

JEAN, froidement.

Mon cher, la patrie est un grand mot que je croyais comprendre autrefois et que je ne comprends absolument plus. Le patriotisme me paraît la plus haute facétie qu’aient inventée les hommes. C’est te total d’un tas de billevesées dont j’ai appris le néant à votre école, mes bons amis.

CHATEAUVIEUX.

As-tu donc pris au sérieux le scepticisme que nous avions sur tes lèvres ?

JEAN.

Sur les lèvres ? Vous croyez donc à la famille, vous autres ? à l’amour ? au désintéressement ? au sacrifice ?

CHATEAUVIEUX.

Oui, nous y croyons, et la preuve, c’est que nous croyons à la patrie et que nous nous dévouons pour elle. Depuis nos désastres, as-tu entendu d’un seul de nous une raillerie contre les grandes vertus ?

JEAN.

Si votre scepticisme n’était que sur vos lèvres, il fallait m’avertir. Il est trop tard maintenant, c’est fait. N’en parlons plus.

CHATEAUVIEUX.

Mais, malheureux, souviens-toi de ta devise !

JEAN.

Qu’est-ce qu’elle dit, ma devise !

CHATEAUVIEUX.

Un seul mot : « Présent ? »

JEAN, avec une colère sourde.

Eh bien, c’est fort simple, je la changerai... Absent ! absent de tout ! de la patrie comme de la famille, comme de l’amour, comme de l’honneur ! Ce n’est plus une devise qu’il me faut, c’est une enseigne : « Roblot et Thommeray, au beurre de Bretagne ! »

Éclatant.

Tombe donc, ville maudite, qui as fait de moi ce que je suis ! Te défende qui voudra ! Moi, j’ouvrirais plutôt tes portes à l’ennemi ! Qu’il t’écrase, qu’il te rase, tant mieux ! Je n’ai qu’un regret en partant, c’est de ne pas assister à ta chute, de ne pas voir tes ruines s’entasser sur les miennes !

On entend le biniou dans le lointain. Jean s’arrête comme frappé de stupeur et prête l’oreille.

Les Bretons !...

CHATEAUVIEUX.

Les Bretons ?

JEAN.

Oui... ceux de chez nous.

CHATEAUVIEUX, regardant vers la rue Bonaparte.

Ceux de chez toi ! La colonne s’avance sous un rayon de lune ; connais-tu ce vieillard et ces deux jeunes gens qui marchent en tête ?

JEAN, regardant à son tour, avec un grand cri.

Mon père ! mes deux frères !

CHATEAUVIEUX.

Ton père ! – Eh bien, qu’en dis-tu ? Crois-tu à la famille maintenant ? crois-tu au devoir et à l’honneur ? crois-tu à la patrie ? – Chapeau bas ! La voilà devant toi !

JEAN, effaré.

Allons-nous-en !

CHATEAUVIEUX, le saisissant par le bras.

Non ! reste ! Tu es sur le chemin de Damas ! Regarde passer les vérités éternelles que tu blasphémais !

Le comte paraît entre ses deux fils, suivi de la colonne des mobiles bretons.

 

 

Scène III

 

JEAN, CHATEAUVIEUX, LE COMTE, SES DEUX FILS, en uniforme de capitaine et de lieutenant, MOBILES

 

LE COMTE.

C’est bien ici.

Au capitaine.

Fais faire halte.

LE CAPITAINE.

Bataillon ! halte ! front ! Reposez armes !

LE COMTE, dépliant un ordre et lisant.

« Le commandant arrêtera sa colonne au quai Malaquais, où il attendra les ordres. »

LE CAPITAINE, revenant au comte.

Ils sont fatigués et tristes, mon père.

LE COMTE, à ses hommes.

Courage, mes enfants ! nous sommes au but. La patrie est en danger, êtes-vous tous résolus à la défendre ?

LES MOBILES.

Oui, tous.

LE COMTE.

Vos mères et vos sœurs seront fières de vous, et moi, je suis fier de vous commander. Vous vous êtes levés comme un seul homme : nobles, bourgeois, paysans, personne n’a manqué à l’appel, personne... excepté un !

JEAN, s’élançant vers lui.

Personne ! me voilà !

LE COMTE, reculant d’un pas et retenant du geste ses deux fils.

Je ne vous connais pas. – Comment vous appelez-vous ?

JEAN, après un silence.

Je m’appelle Jean.

LE COMTE.

Qui êtes-vous ?

JEAN.

Un homme qui a mal vécu et qui demande à bien mourir.

LE CAPITAINE.

Vous l’entendez, mon père ; c’est notre sang qui lui remonte au cœur. Il se souvient enfin de notre devise.

JEAN.

« Présent ! »... Oh oui, présent !

Le comte prend un fusil à l’un de des hommes et le présente à Jean, qui lui baise la main sur le fusil même.

LE COMTE.

Jean de Thommeray entrez dans le rang.

TOUS.

Vive Thommeray !

LE COMTE, se découvrant, d’ne voix grave.

Non, vive la France !

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