Diane (Émile AUGIER)

Drame en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Comédie-Française, le 19 février 1852.

 

Personnages

 

RICHELIEU

LOUIS XIII

PAUL DE MIRMANDE

LE MARQUIS DE PIENNE

LE MARQUIS DE BOISY

LE COMTE DE CRUAS

LE COMTE DE FARGIS

GRANDIN

PARNAJON

LAFFEMAS

LEJEAN, valet de chambre de M. de Pienne

L’OFFICIER DE LA PORTE

DIANE DE MIRMANDE

LA DUCHESSE DE ROHAN

MARGUERITE GRANDIN

GENS DE POLICE

MARÉCHAUSSÉE

 

La scène est à Paris, en 1636.

 

 

EXTRAIT DES MÉMOIRES DU CARDINAL DE RETZ

 

PREMIÈRE PARTIE

 

M. le cardinal de Richelieu devait tenir sur les fonts Mademoiselle (de Montpensier) qui, comme vous pouvez juger, était baptisée il y avait longtemps ; mais les cérémonies du baptême n’avaient pas été faites. Il devait venir pour cet effet au Dôme (les Tuileries), où Mademoiselle logeait, et le baptême se devait faire dans sa chapelle. La proposition de la Rochepot fut de continuer de faire voir à Monsieur, à tous les moments du jour, la nécessité de se défaire du cardinal ; de lui parler moins qu’à l’ordinaire du détail de l’action, afin d’en moins hasarder le secret ; de se contenter de l’en entretenir en général et pour l’y accoutumer et pour lui pouvoir dire en temps et lieu qu’on ne la lui avait point celée ; que l’on avait plusieurs expériences qu’il ne pouvait lui-même être servi qu’en cette manière ; qu’il l’avait lui-même avoué à lui la Rochepot ; qu’il n’y avait donc qu’à s’associer de braves gens qui fussent capables d’une action déterminée ; qu’à poster des relais sous le prétexte d’un enlèvement sur le chemin de Sedan ; qu’à exécuter la chose au nom de Monsieur et en sa présence, dans la chapelle, le jour de la cérémonie ; que Monsieur l’avouerait de tout son cœur dès qu’elle serait exécutée, et que nous les mènerions de ce pas sur nos relais à Sedan, dans un intervalle où l’abattement des sous-ministres, joint à la joie que le roi aurait d’être délivré de son tyran, aurait laissé la cour en état de songer plutôt à le rechercher qu’à le poursuivre. Voilà la vue de la Rochepot, qui n’était nullement impraticable, et je le sentis par l’effet que la possibilité prochaine fit dans mon esprit, tout différent de celui que la simple spéculation y avait produit.

J’avais blâmé peut-être cent fois avec la Rochepot l’inaction de Monsieur et celle de M. le comte à Amiens. Aussitôt que je me vis sur le point de la pratique, c’est-à-dire sur le point de l’exécution de la même action dont j’avais réveillé moi-même l’idée dans l’esprit de la Rochepot, je sentis je ne sais quoi qui pouvait être une peur. Je le pris pour un scrupule. Je ne sais si je me trompai ; mais enfin l’imagination d’un assassinat d’un prêtre, d’un cardinal, me vint à l’esprit. La Rochepot se moqua de moi, et il me dit ces propres paroles : « Quand vous êtes à la guerre, vous n’enlèveriez point de quartier de peur d’assassiner des gens endormis. » J’eus honte de ma réflexion ; j’embrassai le crime qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par le grand péril. Nous primes et nous concertâmes notre résolution. J’engageai dès le soir Launoy, que vous voyez à la cour sous le nom du marquis de Pienne. La Rochepot s’assura de la Frète, du marquis de Boisy, de d’Estourville, qu’il sa voit être attachés à Monsieur et enragés contre le cardinal. Nous fîmes nos préparatifs. L’exécution était sûre, le péril était grand pour nous ; mais nous pouvions raisonnablement espérer d’en sortir, parce que la garde de Monsieur, qui était dans le logis, nous eut infailliblement soutenus contre celle du cardinal qui ne pouvait être qu’à la porte. La fortune, plus forte que la garde, le tira de ce pas, il tomba malade, ou lui ou Mademoiselle, je ne m’en ressouviens pas précisément. La cérémonie fut différée : il n’y eut point d’occasion. Monsieur s’en retourna à Blois, et le marquis de Boisy nous déclara qu’il ne nous découvrirait jamais ; mais qu’il ne pouvait plus être de cette partie, parce qu’il venait de recevoir je ne sais quelle grâce de M. le cardinal.

 

 

ACTE I

 

Une grande salle au rez-de-chaussée, pauvrement meublée. Au fond, de larges fenêtres à petits carreaux sertis dans du plomb, fermées au dehors par des volets ; à gauche, une porte. À droite, un escalier qui monte le long du muraux deux tiers de la hauteur de la chambre et se termine par un petit palier sur lequel s’ouvrent une porte, à droite, et au fond une fenêtre sans volets. En bas de l’escalier, sur la scène, une petite table avec une lampe à bec. Tout le reste de la chambre est dans l’ombre.

 

 

Scène première

 

PARNAJON, DIANE

 

Ils sont occupés autour de la table à coudre un pourpoint de velours noir. Une horloge au dehors sonne un coup.

PARNAJON.

Une heure.

DIANE.

Où peut-il être ? Il n’a pas l’habitude

De s’attarder ainsi.

PARNAJON.

Eh ! pas d’inquiétude,

Demoiselle. La ville est sûre cette nuit ;

Car tout Paris entend la messe de minuit.

DIANE.

Au fait, Paul est peut-être entré dans quelque église.

PARNAJON.

Un calviniste ?

DIANE.

Eh bien ! Cela te scandalise ?

Tu n’as rien pardonné, toi, rien mis en oubli !

Et pourtant le travail du temps s’est accompli.

Dix ans de paix, depuis nos dernières révoltes,

À nos champs dévastés ont rendu leurs récoltes ;

Le sol fécond a bu le sang des deux partis

Et recouvert les morts d’une forêt d’épis.

L’homme doit oublier ce que la terre oublie,

Mon pauvre Parnajon ! tout se réconcilie.

PARNAJON.

Si la terre n’a pas de mémoire, j’en ai.

DIANE.

Mais le duc de Rohan, ton chef, a pardonné.

PARNAJON.

Ce n’est pas le plus bel endroit de son histoire :

En servant son vainqueur, il déserte sa gloire.

DIANE.

C’est la France qu’il sert et non le cardinal.

PARNAJON.

Il l’aurait mieux servie en restant plus loyal

Et ne faisant pas voir à la race nouvelle

L’exemple d’un grand homme à sa cause infidèle.

Un vaincu comme lui devait avoir l’orgueil

D’honorer sa défaite en en portant le deuil.

DIANE.

Qu’au linceul Je sa cause un soldat s’enveloppe

Quand la France est aux mains avec toute l’Europe ?

Non ! Il est une chose au-dessus des partis,

Une chose sacrée aux grands comme aux petits,

Et qui doit réunir toutes haines en une :

C’est le danger pressant de la mère commune,

Et malheur à quiconque, en ce pressant danger,

Connaît des ennemis autres que l’étranger !

PARNAJON.

C’est du fruit bien nouveau pour ma vieille cervelle.

Moi, je serai toujours soldat de La Rochelle.

Dans mon temps, on était sur ce point affermi

De haïr l’étranger bien moins que l’ennemi ;

Mais tout change.

DIANE.

Pourquoi gardes-tu tes idées ?

PARNAJON.

Parce que je les ai jusqu’à présent gardées.

Mais votre frère est jeune, et ce nouvel honneur

Prendra facilement racine dans son cœur.

DIANE.

J’ai dû l’y déposer pour première semence :

Par l’amour du pays toute vertu commence.

PARNAJON.

Soit. Vous en avez fait un brave homme, en tous cas,

Et qui mérite bien d’être heureux.

DIANE.

N’est-ce pas ?

PARNAJON.

Mais il peut se vanter aussi d’être le frère

D’une femme, morbleu ! d’une sœur...

DIANE.

D’une mère.

PARNAJON.

Par ma foi ! c’est le mot, vous l’aimez comme un fils.

DIANE.

Quand notre père est mort...

PARNAJON.

C’était en l’an vingt-six.

Je n’y peux pas songer sans que mon cœur se fende.

DIANE.

Paul n’était qu’un enfant, moi j’étais déjà grande.

PARNAJON.

Je crois vous voir encore et votre air sérieux...

Devant qui les valets n’osaient lever les yeux.

DIANE.

Oui, j’ai toujours eu l’âme assez peu féminine.

Élevée au milieu de la guerre intestine,

Tout mon sang bouillonnait au récit d’un combat :

Mon plus beau rêve était d’être un homme, un soldat !

Alors, j’accomplissais dans ma petite tête

Mainte action d’éclat qu’on n’avait jamais faite,

Et je me composais l’héroïque idéal

De ce que j’eusse été, sans mon astre natal.

– Ce travail insensé n’a pas été stérile,

Puisque Dieu me gardait une tâche virile,

Et que si tôt, hélas ! j’allais trouver l’emploi

Des méditations qui s’amassaient en moi.

– Te la rappelles-tu, la scène solennelle

Où mon père mourant...

PARNAJON.

Si je me la rappelle ?

Étendant une main sur l’enfant étonné :

« Diane, vous dit-il, sers-lui de frère aîné...

DIANE, continuant.

« Ma fille, enseigne-lui d’abord qu’un gentilhomme

« Plus il est pauvre et plus il doit tôt se faire homme,

« Plus pour porter son nom il lui faut de vertus ;

« Car si noblesse oblige, indigence encor plus.

« Il n’a bientôt d’appui que ta jeune innocence,

« Mais si tu fais son cœur égal à sa naissance,

« Contre tous les périls dont le monde est semé

« Tu l’auras défendu, car tu l’auras armé. »

Mon père alors se tut, mais sa parole austère

Était tombée en moi comme un grain dans la terre.

Il me fit dans ses mains baiser le crucifix,

Et quand je relevai le front, j’avais un fils.

PARNAJON.

Il est mort !... ô mon maître ! ô mon compagnon d’armes !...

Bon ! je tache l’habit avec mes vieilles larmes !

Il essuie le pourpoint et ses yeux.

DIANE.

Tu pleures... c’est joli, pour un soldat !

PARNAJON.

Parbleu !

Un soldat, quand il coud, peut bien pleurer un peu.

Que de métiers il m’a fait faire, le jeune homme !

Maître d’armes, tailleur, écuyer, majordome,

Que sais-je ! En avons-nous cousu de ces habits,

Après avoir soupé d’un morceau de pain bis !

DIANE.

Nous cousons le dernier, je crois.

PARNAJON.

Dieu nous bénisse !

DIANE.

L’occasion est bonne à prendre du service,

Et le roi n’eut jamais plus besoin de soldats,

Car l’Espagnol menace encore ses États ;

Puis la guerre est partout, en Flandre, en Allemagne,

En Italie... Il faut triple armée en campagne,

Il faut des officiers. Mon frère, avec son nom,

Peut facilement être ou cornette ou guidon.

PARNAJON.

C’est le commencement. Le reste à son courage !

DIANE.

Le roi le trouvera demain sur son passage

Avec ce pourpoint neuf, le plus beau, le dernier

Que nous aurons cousu pour le cher écolier.

L’horloge sonne un coup au dehors.

Quelle heure ?

PARNAJON.

La demie.

DIANE, tirant sa montre.

Un peu plus à ma montre.

Elle se lève.

Pourvu qu’il n’ait pas fait de mauvaise rencontre !

PARNAJON, se levant aussi.

Si vous tremblez ainsi, que ferez-vous, morbleu !

Quand il tiendra campagne et qu’il verra le feu ?

DIANE.

Dieu mettra dans mon âme une force virile ;

Mais je ne lui veux pas de danger inutile.

J’entends des pas, c’est lui !

Elle ouvre la porte du fond, une femme voilée se précipite dans la chambre, suivie de quatre seigneurs un peu débraillés.

 

 

Scène II

 

DE FARGIS, DE BOISY, DE CRUAS, DE PIENNE, MARGUERITE, voilée, DIANE, PARNAJON

 

MARGUERITE, en entrant.

Madame... sauvez-moi !

DE BOISY.

Nous la tenons.

DIANE, s’avançant.

Messieurs !...

DE FARGIS.

Eh bien, la belle, quoi ?

DE BOISY.

Nous forçons votre porte ? – Où que le gibier passe,

Le chasseur peut passer, c’est le droit de la chasse.

DE CRUAS, à Marguerite.

Allons, biche aux abois, acceptez notre bras.

MARGUERITE, se réfugiant derrière Diane.

Madame, au nom du ciel, ne m’abandonnez pas.

DIANE.

Calmez-vous, mon enfant. Je me croirais en faute,

Si ma pauvre maison ne défendait son hôte.

Messieurs, vous n’avez pas toute votre raison.

DE BOISY.

Elle est restée au fond du verre en pâmoison.

DIANE.

Eh bien, rappelez-la, messieurs, car je déclare,

Faute de ses clartés, que votre honneur s’égare ;

Vous prenez un chemin qui conduit aux remords.

Regardez cette enfant, tremblant de tout son corps,

Et qui derrière moi se dérobe éperdue ;

Est-ce là le maintien d’une femme perdue ?

Est-ce là votre proie, ô généreux chasseurs ?

Non, non ! rappelez-vous vos mères et vos sœurs,

Et qui ne porte pas respect à sa famille

Attente le premier à cette jeune fille !

Moment de silence et d’hésitation parmi les seigneurs.

DE CRUAS, entonnant la chanson de Henri IV.

J’aimons les filles ;
Et j’aimons le bon vin...

DIANE.

Je suis chez moi ! sortez, misérable, sortez !

DE CRUAS.

Ma princesse, il paraît que vous vous emportez.

DE BOISY.

Ah ! voyez qu’elle est belle à se croire outragée !

DE FARGIS.

La protectrice vaut au moins la protégée.

DE CRUAS.

Si nous les emmenions toutes deux ?

DE FARGIS.

Sur ma foi,

C’est dit.

DIANE.

Vous oseriez ?...

DE CRUAS, s’avançant vers elle.

Nous oserions.

DIANE.

À moi,

Parnajon ! Fais un mort du premier qui s’avance !

Parnajon se place devant elle, l’épée à la main.

Avant que d’arriver aux femmes sans défense,

Vous avez un vieillard à percer de vos coups :

La partie est complète et bien digne de vous !

PARNAJON.

Du courage, brigands ! je suis seul contre quatre !

Ces affronteurs de femme, ils n’osent pas se battre,

Les lâches !

DE FARGIS, DE BOISY et DE CRUAS, dégainant.

Insolent !

DE PIENNE, arrêtant leurs épées avec sa canne.

Trois contre un !

DE FARGIS.

Oui, c’est trop.

Laissez-moi châtier l’audace du maraud.

DE PIENNE.

Non ! n’ensanglantons pas notre folle équipée ;

Ma canne suffira contre une telle épée.

En garde, roi Priam !

PARNAJON.

Si vous croyez jouer,

Monsieur, je vous préviens que je vais vous tuer.

DE PIENNE.

Et je te préviens, moi, que ma canne en furie

Va donner sur les doigts à ta forfanterie.

DIANE.

Ne vous y trompez pas, c’est un rude jouteur.

DE PIENNE.

Nous verrons bien.

DIANE.

Messieurs, empêchez un malheur.

DE FARGIS.

C’est un trait de folie et non pas de courage.

Flamberge au vent, morbleu !

DE PIENNE.

J’aurais trop d’avantage.

Si le combat doit être inégal, il sied mieux

Que ce soit aux dépens du jeune que du vieux.

DE BOISY.

Tu mourras bêtement et seras ridicule.

DE PIENNE.

Parbleu ! je le serai bien plus si je recule.

D’ailleurs je ne suis pas encor sur le carreau.

Il pousse une botte à Parnajon.

MARGUERITE, à Diane.

Madame ! empêchez-les.

DIANE.

Parnajon, au fourreau.

Elle passe entre lui et de Pienne.

Mademoiselle et moi, qui l’ai prise en ma garde,

Confions notre honneur à votre sauvegarde,

Et je vous crois, monsieur, le cœur placé trop haut

Pour ne pas accepter ce périlleux dépôt.

Les seigneurs se découvrent respectueusement.

DE PIENNE.

Vous n’avez pas besoin de protecteur, madame ;

Votre vrai champion est votre grandeur d’âme.

De votre défenseur vous désarmez la main

Pour faire à ma retraite un honnête chemin ;

Je ne me cache pas que je vous dois la vie,

Et l’exposer pour vous est toute mon envie.

Mais quel est d’entre nous celui qui maintenant

Voudrait vous offenser d’un mot impertinent ?

Votre belle action nous gagnant tous les quatre

Vous fait sans ennemis que je puisse combattre,

Et je ne puis ici montrer un peu de cœur

Qu’en mettant bas l’orgueil aux pieds de mon vainqueur ;

Mais, s’il vous faut jamais le bras d’un gentilhomme,

Souvenez-vous que c’est de Pienne qu’on me nomme.

DE FARGIS, s’inclinant.

Moi, de Fargis.

DE BOISY, de même.

Et moi, de Boisy.

DE CRUAS, de même.

De Cruas.

DIANE.

Merci ! mais j’ai le bras de mon frère.

PARNAJON.

Un bon bras,

Et qui connaît l’escrime avec toutes ses ruses.

DE PIENNE.

Il ne nous reste plus qu’à faire nos excuses

Du trouble que céans nous avons amené.

DIANE.

Si vous le regrettez, il vous est pardonné.

DE FARGIS.

Retirons-nous, messieurs, et saluons madame.

DE CRUAS, descendu à la gauche de Diane.

Ne saurai-je pas qui je salue ?

DIANE.

Une femme.

Ils s’inclinent tous et sortent.

 

 

Scène III

 

PARNAJON, DIANE, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Ah ! madame, pourquoi n’ai-je que des discours

Pour vous remercier d’un si noble secours ?

Que vous êtes vaillante et bonne et tutélaire !

DIANE.

De telles actions ont en soi leur salaire.

C’est de Pienne, je crois, le nom de ce seigneur ?

MARGUERITE.

Oui, de Pienne, en effet.

DIANE.

C’est un homme d’honneur.

PARNAJON.

C’est égal ; celui-là vous doit un fameux cierge,

Car il allait sans vous tâter de ma flamberge.

DIANE.

Tu ne plaisantes pas, je le sais, Parnajon.

PARNAJON.

Vit-on jamais se mettre en garde avec un jonc ?

MARGUERITE.

Au siège de Corbie il en a fait bien d’autres.

DIANE, vivement.

Qu’a-t-il fait ?

MARGUERITE.

On m’a dit qu’avec quatre des nôtres...

DIANE.

Que m’importe après tout ! Ne me le dites pas.

PARNAJON.

Votre père en a fait bien d’autres à Privas.

MARGUERITE.

Qui vous accuserait d’être trop curieuse,

Son accusation serait calomnieuse.

DIANE.

Qui sait !

MARGUERITE.

Cela se voit pour ce jeune homme... et puis,

Vous ne me demandez pas même qui je suis.

DIANE, souriant.

Pardon ! je ne sais où j’ai l’esprit. – Je m’appelle

Diane de Mirmande ; et vous, mademoiselle ?

MARGUERITE.

Marguerite Grandin.

PARNAJON, à part.

Le nom est bien bourgeois.

MARGUERITE.

Mon père est le fermier des gabelles d’Artois...

PARNAJON.

Bon ! pour peu qu’il n’ait pas laissé sa ferme en friche,

Monsieur Grandin doit être assez riche.

MARGUERITE.

Très riche.

À Diane.

Mais demandez-moi donc aussi par quel hasard

J’étais seule aujourd’hui dans la rue, et si tard ?

DIANE.

Soit, je vous le demande.

MARGUERITE.

Et votre doux sourire

À des désirs d’enfant gâté semble souscrire ;

Pourtant, madame, après tout ce que je vous doi

Me peut-il être égal que vous doutiez de moi ?

DIANE.

Vous avez une aimable et candide nature,

Mon enfant. – Contez-moi toute votre aventure.

Elles s’asseyent près de la table.

MARGUERITE.

Eh bien ! que pensez-vous de ce vilain seigneur

Dont il sort des chansons quand on frappe à son cœur ?

DIANE.

Rien de bon. Sur ses traits son âme se devine.

MARGUERITE.

Il veut avec ma dot réparer sa ruine,

Et, bien qu’il soit connu pour un méchant garçon,

Mon père, qui me veut heureuse à sa façon,

Et qui ne connaît pas de bonheur préférable

À celui de porter un nom considérable,

M’a déclaré d’un ton à ne répliquer pas

Que je serais demain comtesse de Cruas.

Le désespoir m’a prise, et pour rompre ma chaîne

Je me suis résolue à fuir chez ma marraine,

Madame de Rohan, dont la protection,

Jointe à pareil éclat, rompra mon union.

La messe de minuit favorisait ma fuite ;

Je me suis égarée, en sortant, de ma suite ;

Mais au bout de cent pas, jugez de mon effroi,

Quand ces quatre seigneurs débouchent devant moi !

Je perds la tête et prends ma course ; eux de me suivre

En riant, mais d’un pas engourdi sinon ivre,

Si bien que loin de moi je les eusse laissés

Sans la peur dont j’avais les pieds embarrassés.

Mais j’étais de fatigue et d’effroi demi-morte,

Quand par bonheur s’ouvrit devant moi votre porte.

– Je n’avais qu’à lever mon voile, et mon aspect

À ces audacieux eût rendu le respect ;

Mais leur respect m’aurait reconduite à mon père

Et contrainte à l’hymen dont on me désespère ;

Aussi voulais-je attendre à toute extrémité

Avant de m’immoler à votre sûreté.

Me pardonnerez-vous ?

DIANE.

De vous avoir servie !

PARNAJON.

De vous remercier on a plutôt envie.

Le joli naturel de femme que voilà !

À part.

Dire qu’un financier a fait cette enfant-là !

MARGUERITE.

Écoutez donc, madame !... on ouvre la fenêtre.

Elle recule jusqu’à l’angle le moins éclairé de la chambre.

DIANE.

En effet... Parnajon !

PARNAJON.

Bah ! c’est le jeune maître.

 

 

Scène IV

 

MARGUERITE, dans l’ombre, DIANE, PARNAJON, PAUL, enjambant la fenêtre en haut de l’escalier

 

DIANE.

Que veut dire cela, monsieur ? Êtes-vous fou ?

PAUL.

Plains-toi ! Quand j’ai manqué de me casser le cou

Pour ne pas t’éveiller en frappant à la porte !

Ce sont là des égards, ou le diable m’emporte !

DIANE.

Pour ne pas m’éveiller ! Croyez-vous que je dors

À ces heures de nuit quand je vous sais dehors ?

PAUL.

Je t’ai dit en sortant de ne me pas attendre.

DIANE.

Hélas ! c’est malgré moi ; je ne peux m’en défendre.

D’où venez-vous ?

PAUL.

Bonsoir.

Il ouvre la porte du palier.

DIANE.

Un moment ! Descendez.

PAUL.

Si vous me dites vous et si vous me grondez,

C’est différent, je vais me coucher sans chandelle.

DIANE.

Mais j’ai besoin de vous.

PAUL.

Oui, pour une querelle.

Bonsoir ! j’ai tant marché que j’en suis courbatu.

DIANE.

Paul, je t’en prie.

PAUL, il descend l’escalier.

Alors, me voici.

DIANE.

D’où viens-tu ?

PAUL.

Parbleu ! de voir la messe.

DIANE.

À cette heure ?

PAUL.

Sans doute.

Seulement je me suis un peu trompé de route.

Ce Paris, on s’y perd !

PARNAJON.

Oui da : cela s’est vu.

PAUL.

C’est un hasard.

DIANE.

Hasard que vous aviez prévu,

Puisque vous m’aviez dit de ne pas vous attendre.

C’est bien ! d’où vous venez je ne veux plus l’apprendre :

Car lorsque vous mentez, je dois croire et je croi,

Paul, que la vérité n’est pas digne de moi.

Sans nous plus expliquer, il est une matière

Délicate à traiter même pour une mère ;

Et, par respect pour moi, j’avais lieu de compter

Que vous m’épargneriez l’embarras d’en traiter.

Puisque vous n’avez pas cette délicatesse,

Je ne dirai qu’un mot, un mot plein de tristesse :

Pendant que vous cherchiez votre plaisir bien loin,

Moi je passais la nuit à finir ce pourpoint.

PAUL.

Voilà de bien grands mots pour un bien petit crime,

Ma bonne sœur. Tu peux me rendre ton estime ;

Je viens tout simplement de faire le gala

Avec des écoliers de mon pays. Voilà !

DIANE.

Pourquoi tant de mystère alors et d’impostures ?

PAUL.

Le cas me semblait grave avant tes conjectures ;

Mais tu m’as cru si noir que la comparaison

Me fait blanc comme neige et me donne raison.

DIANE, souriant.

C’est juste.

PAUL.

Embrasse-moi, puisque tu me pardonnes.

PARNAJON.

Au lieu de régaler ces petites personnes,

Mieux valait... Savez-vous quel trouble est arrivé,

Pendant que vous battiez si gaiement le pavé ?

De vos débordements voilà ce qui résulte :

Quatre hommes sont entrés qui nous ont fait insulte.

PAUL, vivement.

À ma sœur ! qui ?

PARNAJON.

Des gens qui sortaient d’un gala,

Comme vous.

PAUL.

Une insulte, et je n’étais pas là !

DIANE, à part.

Par bonheur.

PAUL.

À ma sœur ! ma sœur... tout ce que j’aime !

Les misérables ! – Non ! misérable moi-même,

Qui ne suis bon à rien, sinon l’épée au poing,

Et qui ne suis pas là quand elle en a besoin

Mais je découvrirai les infâmes...

DIANE.

Qu’importe !

Je ne regrette pas qu’ils aient forcé ma porte ;

Ils chassaient devant eux un ange épouvanté,

Qui pour fuir leur atteinte en mes bras s’est jeté.

À Marguerite.

Sortez de l’ombre, enfant, que mon frère vous voie,

Et rende grâce au ciel qui vers nous vous envoie ;

Car je n’en doute pas, vous porterez bonheur,

Ainsi que l’hirondelle, à mon toit protecteur.

MARGUERITE.

Que cette prophétie à s’accomplir soit prompte !

Je vous offre la main, monsieur, sans fausse honte.

Celle qui nous servit, à titres différents,

De mère à tous les deux, nous fait presque parents.

PAUL, lui baisant la main.

Charmante parenté, dont charmant est le gage.

DIANE.

Allons, l’heure avancée au repos nous engage.

Je crois qu’il est-bien tard, ou plutôt bien matin

Pour entrer à l’hôtel de Rohan.

PARNAJON.

C’est certain.

DIANE.

Il faut que ma maison jusqu’au jour vous abrite ;

Jetez-vous sur mon lit, ma belle Marguerite.

MARGUERITE.

Mais où dormirez-vous ?

DIANE.

Oh ! moi, je ne dors point

Avant d’avoir fini tout à fait ce pourpoint.

Elle allume une chandelle à la lampe, prend le pourpoint et entre dans sa chambre, à gauche, avec Marguerite.

 

 

Scène V

 

PAUL, PARNAJON

 

PARNAJON.

Montons chez nous, monsieur.

PAUL.

Une charmante fille,

Parnajon !

PARNAJON.

Pas trop laide.

PAUL.

Est-elle de famille ?

PARNAJON.

En nous déshabillant, je vous conterai tout ;

Mais, pour l’amour de Dieu ! montons : je dors debout.

Ils montent l’escalier.

 

 

ACTE II

 

Chez la duchesse de Rohan. Riche salon du temps de Louis XIII.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, assise près d’une table, à gauche, MARGUERITE

 

LA DUCHESSE.

Et cette demoiselle est belle ?

MARGUERITE.

Oh ! ma marraine,

Belle dans le danger d’une beauté de reine !

Si vous aviez pu voir quels yeux étincelants

Et fiers elle opposait à ces quatre insolents !

Et comme ses regards devenaient, au contraire,

Tristes et caressants à gourmander son frère...

Un jeune homme charmant, bravo comme un lion,

Et tendre avec sa sœur dans sa soumission !

Il se laisse gronder comme un enfant par elle ;

Mais on voit bien que c’est par bonté naturelle !

Ah ! ces quatre messieurs s’en seraient mal trouvés,

S’il avait été là, quand ils sont arrivés !

LA DUCHESSE.

Où la beauté suffit, à quoi bon le courage ?

La sœur mieux que le frère a conjuré l’orage.

– Alors tous ces messieurs l’ont trouvée à leur goût ?

MARGUERITE.

Surtout monsieur de Pienne !

LA DUCHESSE.

Ah ! de Pienne surtout ?

MARGUERITE.

Il a mis le premier son bras à son service.

LA DUCHESSE.

C’est très chevaleresque. Et la belle novice

Sans doute a reçu l’offre avec empressement ?

MARGUERITE.

Non, elle a refusé.

LA DUCHESSE.

Refusé ? c’est charmant !

MARGUERITE.

Vous comprenez, marraine, avec un pareil frère,

Du bras d’un étranger elle n’aurait que faire.

LA DUCHESSE.

De Pienne offrait le sien sans doute avec transport ?

MARGUERITE.

Avec respect.

LA DUCHESSE.

Respect ? ce n’est pas là son fort.

MARGUERITE.

Diane est une femme à part.

LA DUCHESSE.

Si je l’invite,

Crois-tu qu’elle consente à me faire visite ?

MARGUERITE.

Certes ! À vous en prier j’avais quelque embarras.

LA DUCHESSE.

Pour te faire plaisir, que ne ferais-je pas ?

Sonne.

À part, en écrivant un billet, tandis que Marguerite va tirer le cordon d’une sonnette.

Je la verrai cette beauté royale,

Et je connaîtrai bien si c’est une rivale.

MARGUERITE, à droite de la duchesse.

Vous invitez aussi le frère ?

LA DUCHESSE.

Oui, mon enfant.

Mets l’adresse.

Marguerite écrit l’adresse ; la duchesse à un valet qui entre.

Portez ce billet sur-le-champ.

Le valet sort.

MARGUERITE.

Ma gouvernante dit que je naquis coiffée,

C’est tout simple, car j’ai pour marraine une fée.

LA DUCHESSE, se levant.

Attends la fin avant de me dire merci,

Ma baguette n’a pas grand’peine jusqu’ici ;

Mais, vois-tu, j’ai bien peur de la trouver de verre

Lorsque j’en frapperai le crâne de ton père.

MARGUERITE.

Ce crâne fut toujours de cire sous vos doigts ;

Vous êtes son oracle.

LA DUCHESSE.

Oui, mignonne, autrefois.

Mais depuis qu’il connaît Gondy, l’excellent homme

S’est coiffé jusqu’au cou des Romains et de Rome.

Il est surtout de feu pour les héros têtus ;

Il voudrait condamner ses fils, comme Brutus,

Et, lorsqu’il dîne seul, il s’exerce, je gage,

À braver Porsenna, la main sur son potage.

MARGUERITE.

Il brave Porsenna ?

LA DUCHESSE

Si j’échoue, en tous cas,

Il nous reste un recours en monsieur de Cruas.

UN LAQUAIS, annonçant.

Monsieur Grandin.

LA DUCHESSE.

Va t’en, fillette. En ton absence

J’aurai meilleur marché de son indépendance.

Marguerite sort à droite. Au laquais.

Qu’il entre.

 

 

Scène II

 

GRANDIN, LA DUCHESSE, assise à droite

 

GRANDIN.

Vous voyez un père furieux,

Madame. – La santé ? parfaite ? bon, tant mieux !

– Qui l’aurait jamais cru que la petite bête

Prendrait sous son bonnet un pareil coup de tête ?

Une enfant de seize ans me traiter en barbon !

– Et monsieur de Rohan ? toujours en Saxe ? bon !

– Par bonheur c’est chez vous qu’elle a cherché refuge,

Et vous allez la rendre à son père, à son juge.

LA DUCHESSE.

Vous êtes en colère à ce que je puis voir.

GRANDIN.

De bonne foi, madame, est-ce pas mon devoir ?

Verrai-le le mépris des vieilles disciplines

Bouleverser les lois humaines et divines ?

Chez les Romains un père était un magistrat,

Et le braver était un public attentat ;

Et de ces droits sacrés lâche dépositaire...

LA DUCHESSE.

Je ne vous croyais pas autant de caractère.

GRANDIN.

Moi, madame ? je suis une barre de fer,

Je ne m’en cache pas.

LA DUCHESSE.

Savez-vous bien, mon cher,

Que vous avez le don de l’éloquence antique ?

Vous êtes véhément.

GRANDIN.

Euh ! euh !

LA DUCHESSE.

Et pathétique.

GRANDIN.

Madame la duchesse en juge obligeamment.

LA DUCHESSE.

Non ; je ne flatte pas et dis mon sentiment :

Je n’ai jamais ouï de plus vive harangue.

GRANDIN.

Encore le respect m’enchaînait-il la langue ;

Autrement je me fusse emporté bien plus loin.

LA DUCHESSE.

Or çà, mon bon ami, nous sommes sans témoin,

Parlons à cœur ouvert. – Vous aimez votre fille ?

GRANDIN.

Oui, madame, je l’aime, en père de famille ;

C’est-à-dire, je l’aime avec sévérité,

Beaucoup plus que le jour... moins que la liberté !

LA DUCHESSE.

Admirable réponse, à la fois simple et grande !

Plus vous vous révélez, et plus je me demande

Par quel secret mérite et par quelle grandeur

De Cruas près de vous s’est mis en bonne odeur.

La noblesse, à des yeux perçants comme les vôtres,

Ne peut être un mérite à n’en pas chercher d’autres ?

GRANDIN.

Je ne sais de vraiment noble que la vertu.

LA DUCHESSE.

Votre prétendu gendre en est bien court vêtu,

Vous l’avouerez !

GRANDIN.

Madame, il s’agit de s’entendre ;

Qu’est-ce que vous trouvez à dire dans mon gendre ?

LA DUCHESSE.

Lui ? c’est un homme noir.

GRANDIN.

Parce qu’on l’a noirci.

LA DUCHESSE.

Débauché !...

GRANDIN.

Le fût-il, César l’était aussi.

LA DUCHESSE.

C’est juste, et je me rends sans examen plus ample ;

Car dans quelque héros chaque vice a son temple,

Et vous compareriez, pour les trouver moins laids,

Le camus à Socrate et le borgne à Coclès.

GRANDIN.

Madame la duchesse à mes dépens s’égaie.

LA DUCHESSE, se levant.

Vaut-il mieux appliquer le doigt sur votre plaie ?

Vous êtes un poltron.

GRANDIN.

Madame !...

LA DUCHESSE.

C’est le mot.

GRANDIN.

Un poltron ne met pas son cou dans un complot.

Vous me pourriez au moins ménager l’épithète,

Quand le glaive est pendu par un fil sur ma tête.

LA DUCHESSE.

Oui, si le fil rompait vous seriez en péril ;

C’est pourquoi vous voulez joindre un câble à ce fil.

GRANDIN.

Quel câble entendez-vous ?

LA DUCHESSE.

Jouez donc l’innocence !

Le comte de Cruas est à son Éminence,

Mon cher. Si par malheur le complot tourne mal,

Usera bon d’avoir un gendre au cardinal.

GRANDIN.

Vous supposez ?...

LA DUCHESSE.

Prenons les conjurés pour juges.

GRANDIN.

Jamais !

LA DUCHESSE.

Avouez donc, sans plus de subterfuges.

GRANDIN.

Je dois être honteux, madame, et je le suis ;

Mais ce maudit complot trouble toutes mes nuits.

LA DUCHESSE.

Pourquoi donc vous y mettre ?

GRANDIN.

Hélas ! vous pouvez croire

Que je n’y suis entré, madame, qu’après boire.

Un soir, après souper, Gondy s’imagina,

Parce que j’admirais Brute et Catilina,

Que j’étais un gaillard de la même encolure,

Et me fit du complot une entière ouverture.

Ne me voulait-il pas tuer le lendemain ?

Je ne le désarmai qu’en faisant le Romain.

LA DUCHESSE.

Ah ! ah ! cet engouement pour Rome n’est qu’un masque

Sous lequel se retranche un conspirateur...

GRANDIN.

Flasque,

Hélas ! oui, c’est un masque, un costume, un maintien

Fatigant à tenir, croyez-le. Je sais bien

Que je peux m’en tirer en éventant la mèche ;

Mais, outre un sentiment d’honneur qui m’en empêche,

Car je ne suis pas traître, et tant pis pour qui l’est !

J’ai des jours de courage où mon rôle me plaît,

Depuis surtout, depuis que par ma politique

J’ait fait provision d’un sauveur domestique.

LA DUCHESSE.

Oui, vous vous amusez au bord d’un casse-cou

À prendre le vertige avec un garde-fou.

GRANDIN.

Ne me trahissez pas !

LA DUCHESSE.

Mais rien pour rien. J’exige

Que vous rompiez l’hymen...

GRANDIN.

Eh ! madame, le puis-je ?

De Cruas ne peut plus me rien être à demi ;

S’il n’est mon protecteur, il est mon ennemi.

Jugez de mon état, si pendant la tempête

Ma planche de salut me tombe sur la tête !

LA DUCHESSE.

C’est trop vous demander, mon cher, je le vois bien ;

Mais ne pourrait-on pas prendre un terme moyen ?

Si Cruas retirait sa parole lui-même ?

GRANDIN.

Ce serait différent ; mais voilà le problème.

LA DUCHESSE.

Je m’en charge, mon cher ; n’en prenez pas souci.

Un laquais ouvre la porte.

Quoi ?

UN LAQUAIS, annonçant.

Messieurs de Fargis, de Pienne, de Boisy.

GRANDIN.

Pas un mot là dessus à ces folles cervelles !

LA DUCHESSE.

C’est convenu.

 

 

Scène III

 

DE FARGIS, LA DUCHESSE, DE PIENNE, DE BOISY, GRANDIN

 

LA DUCHESSE.

Bonjour, messieurs. Quelles nouvelles ?

À l’endroit de Monsieur qu’avez vous décidé ?

DE FARGIS.

Qu’envers lui le secret devait être gardé.

DE BOISY.

C’est un homme qu’il faut servir sans qu’il le sache.

GRANDIN.

Je ne sais pas mâcher les mots, moi : c’est un lâche !

LA DUCHESSE.

Mais il vous faut son nom.

DE PIENNE.

Eh ! mon Dieu, doutez-vous,

Si nous réussissons qu’il ne soit avec nous ?

Et, fût-il engagé, si l’entreprise échoue,

Madame, doutez-vous qu’il ne nous désavoue ?

DE BOISY.

Tuons le cardinal ; une fois le coup fait,

Nous irons à Sedan en attendre l’effet.

LA DUCHESSE.

Ainsi, vous le tuerez vous-même ?

DE BOISY.

Oui, nous-mêmes.

On ne lui doit pas moins que ces honneurs suprêmes.

LA DUCHESSE.

C’est un assassinat, messieurs, en vérité.

DE PIENNE.

Le cardinal s’est mis hors de l’humanité.

Qui montra, sinon lui, le grand chemin des crimes ?

Avez-vous oublié les noms de ses victimes ?

DE FARGIS.

Il fait arme de tout pour tuer un seigneur,

Il nous rend tout mortel, jusques à notre honneur !

DE BOISY.

Il punit le duel d’un ignoble supplice.

LA DUCHESSE.

Le jugement de Dieu déplaît à sa justice.

DE PIENNE.

 Ne vous y trompez pas, son plan est très profond :

Il veut raser l’honneur, – notre dernier donjon, –

Et pour mieux assurer ses conquêtes infâmes,

Ainsi que nos châteaux, battre en brèche nos âmes.

DE BOISY.

Mort au tyran !

GRANDIN.

Plus bas !

DE BOISY.

Avez-vous peur ?

GRANDIN.

Non pas.

Mort au tyran ! – Mais, quoi ! l’on peut crier plus bas.

DE PIENNE.

Encore si c’était à force de génie

Qu’il fait peser sur nous sa sombre tyrannie !

Mais voyez tous ses plans au désastre aboutir ;

Sur le peuple épuisé l’impôt s’appesantir ;

Les coffres de l’État, que la guerre ruine,

Vidés par les revers, remplis par la famine ;

Partout le paysan par la misère armé,

Effroyable révolte où le peuple affamé

Vers le pain qu’il a fait et qu’on lui prend se rue,

Brandissant comme un droit le fer de sa charrue ;

Les maux intérieurs au dehors redoublés ;

Nos envahissements contre nous refoulés,

Le territoire ouvert, l’ennemi dans Corbie,

Tant de sang répandu, tant de honte subie,

Voilà ce que l’on doit à cet homme fatal,

Voilà de quels malheurs est fait son piédestal.

LA DUCHESSE.

Pourquoi le secourir, quand pâlissait son astre ?

DE PIENNE.

Parce qu’il entraînait la France en son désastre !

DE BOISY.

Je vous le dis, madame, il n’est pas de milieu :

C’est nous qui périssons, si ce n’est Richelieu.

Qui perd du temps perd tout contre un tel adversaire ;

Sa mort est juste enfin, puisqu’elle est nécessaire.

GRANDIN, à part.

Hélas !

DE BOISY.

Point de soupirs.

GRANDIN.

Je ne soupire point !

Ma haine des tyrans s’exhale dans un coin.

Qu’il me tarde, cordieu ! de secouer ma chaîne !

DE BOISY.

L’occasion viendra.

GRANDIN.

La croyez-vous prochaine ?

LA DUCHESSE, allant à Grandin.

On vient, mon bon Grandin, contenez votre ardeur.

UN LAQUAIS, annonçant.

Monsieur le baron Paul de Mirmande et sa sœur.

LA DUCHESSE.

C’est bien.

GRANDIN.

Je prends congé, madame, avant qu’on entre.

LA DUCHESSE.

Bonsoir.

Bas, à Grandin qui lui baise la main.

Il vous tardait de sortir de cet antre.

Diane et Paul paraissent sur la porte, Grandin échange un salut avec eux et sort.

 

 

Scène IV

 

DE FARGIS, DE BOISY, PAUL, LA DUCHESSE, DIANE, DE PIENNE

 

LA DUCHESSE, à Diane.

Bonjour, mademoiselle. Il me fait grand plaisir

De vous voir accéder si vite à mon désir.

Mon invitation, un peu brusque peut-être,

Prouve l’empressement que j’ai de vous connaître,

Vous augmentez encore, en l’acceptant ainsi,

Les obligations qu’on vous avait ici.

DIANE.

Vous ne m’en avez plus, et tant de bonne grâce

Vous acquitte au delà, madame, et m’embarrasse ;

Je crains d’y mal répondre, et ne vois que l’aveu

De mon sot embarras qui le rachète un peu.

LA DUCHESSE.

Il le rachète au point que cette gaucherie

Pourrait bien n’être au fond qu’une coquetterie.

À de Pienne.

Remerciez-moi donc, monsieur le stupéfait.

DE PIENNE.

La rencontre me charme et m’étonne, en effet ;

Mais qui vous a conté l’aventure ?...

LA DUCHESSE.

L’étoile

Que vous suiviez hier tremblante sous son voile.

PAUL, à part.

Ah ! voilà ces messieurs qui m’ont hier visité ?

Je vais leur dire un mot.

Il passe entre de Boisy et de Pienne. Haut.

Messieurs, j’ai regretté

De n’être pas chez moi dans cette après-soupée,

Pour faire les honneurs moi-même.

DE PIENNE.

À coups d’épée ?

PAUL.

Précisément.

DE PIENNE.

Alors, monsieur, permettez-moi,

Quoi que votre rencontre ait d’honorable en soi,

De ne pas partager vos regrets. – Votre absence

A des droits éternels à ma reconnaissance,

Car elle m’a permis un libre repentir,

Qui devant votre épée eût eu peine à sortir.

Se tournant vers Diane.

Le respect que la sœur m’inspire est si sincère

Qu’il doit en amitié retomber sur le frère.

DE BOISY.

Comme dans le respect nous sommes de moitié,

Nous voulons l’être aussi, monsieur, dans l’amitié.

LA DUCHESSE, à Diane.

Vous êtes leur idole à tous.

DE FARGIS.

Sans flatterie.

DE BOISY.

Et nous sommes très fiers de notre idolâtrie.

DIANE.

Ah ! messieurs... traitez-moi de mortelle. Je sens

Que je perds contenance au milieu de l’encens.

LA DUCHESSE.

Le fait est qu’ils ont l’air tous trois des trois rois mages.

DE BOISY.

D’autant mieux qu’une étoile a conduit nos hommages.

DE FARGIS.

Ah ! duchesse, à propos ! vous qui la connaissez,

Vous nous direz son nom.

LA DUCHESSE.

Êtes-vous bien pressés ?

Vous le saurez bientôt.

DE FARGIS.

Pourquoi pas tout de suite ?

LA DUCHESSE.

Il nous manque un témoin dont j’attends la visite.

À part, et regardant de Pienne.

Le perfide ! des yeux il ne la quitte pas.

La porte du fond s’ouvre.

Tenez, c’est lui.

UN LAQUAIS, annonçant.

Monsieur le comte de Cruas.

 

 

Scène V

 

DE FARGIS, DE BOISY, LA DUCHESSE, DE CRUAS, DE PIENNE, DIANE, PAUL

 

LA DUCHESSE.

Monsieur le comte !...

Au laquais.

Allez avertir ma filleule.

À Cruas.

Vous êtes étonné de ne pas me voir seule ?

DE CRUAS.

En effet, j’aurais cru d’après votre billet...

LA DUCHESSE.

Il nous manque quelqu’un pour être au grand complet.

DE CRUAS.

De quoi donc s’agit-il ?

LA DUCHESSE.

Oh ! d’une bagatelle,

Monsieur. Mais saluez d’abord mademoiselle.

DE CRUAS.

Mademoiselle ici !

LA DUCHESSE.

Sans demander comment,

Gardez pour autre chose un peu d’étonnement.

DE CRUAS.

Autre chose ?

LA DUCHESSE.

Oui, monsieur. Votre beauté voilée

D’hier soir va paraître aux yeux de l’assemblée.

DE BOISY.

Ah ! duchesse, c’est trop nous tenir en suspens...

 

 

Scène VI

 

DE FARGIS, DE BOISY, DE CRUAS, LA DUCHESSE, MARGUERITE, PAUL, DIANE, DE PIENNE

 

LA DUCHESSE, allant à Marguerite.

La voici.

DE CRUAS, sombre.

Ma future !... Ah ! c’est un guet apens ?

LA DUCHESSE.

Non, c’est un tribunal.

À Marguerite.

Explique ta conduite.

DE CRUAS.

Je ne souffrirai pas...

LA DUCHESSE.

Vous répondrez ensuite,

Monsieur, si vous pouvez ; mais sachez, en tout cas,

Que lorsqu’un Rohan parle, on ne l’interrompt pas.

À Marguerite.

Raconte comme à fuir lui-même il t’a forcée,

Comme à sa loyauté tu t’étais adressée

Pour obtenir de lui qu’il rompît un hymen

Où ton cœur ne pouvait accompagner ta main :

Comment cette démarche est restée inutile,

Et comment tu venais me demander asile.

DE CRUAS.

Votre but est atteint et votre effet produit,

Car je n’épouse pas les coureuses de nuit.

LA DUCHESSE.

Tout beau ! parlez-en mieux.

DE CRUAS.

Tant pis pour qui s’en fâche.

PAUL, descendant entre de Cruas et la duchesse.

Insulter une femme est l’action d’un lâche.

DIANE.

Messieurs !

DE PIENNE, à Diane.

Ne craignez rien.

DE CRUAS, à Paul.

Votre âge vous défend ;

Je ne ramasse pas l’insulte d’un enfant.

Si l’un de ces messieurs veut la prendre à son compte...

PAUL, à de Pienne qui fait un mouvement.

Ah ! marquis, n’allez pas me faire cette honte !

Si monsieur ne veut pas se baisser, mon affront

Peut grandir tout à coup et lui monter au front.

DE CRUAS.

Quand votre précepteur saura votre équipée...

PAUL.

C’est la plume d’un paon qui vous tient lieu d’épée ?

DE PIENNE, allant à Paul.

Bien !

DE CRUAS.

Je suis patient, mais un homme est de chair :

Ne m’échauffez donc pas les oreilles, mon cher.

PAUL.

Je vous les couperai quand elles seront chaudes !

DE CRUAS.

On punit les enfants avec des chiquenaudes...

Il fait le geste d’en donner une à Paul qui le soufflète avec son gant.

Sang-Dieu !

DE PIENNE, à Paul.

Bien répondu ! Nous serons vos témoins.

DIANE, à part.

Le malheureux enfant !

DE CRUAS, à Paul.

Êtes-vous noble, au moins ?

PAUL.

Je me demande, à voir ma conduite et la vôtre,

Lequel peut soupçonner la noblesse de l’autre.

DE CRUAS.

Ce ne sont que des mots. Avez-vous un garant ?

DE PIENNE.

Moi !

PAUL.

Merci !

DE CRUAS.

Vous, marquis ? alors c’est différent.

Dans une heure, à Vincennes.

Il salue la duchesse et sort.

 

 

Scène VII

 

DE FARGIS, DE BOISY, PAUL, DE PIENNE, DIANE, LA DUCHESSE, MARGUERITE

 

DIANE.

Ô mon frère ! mon frère !

DE PIENNE, bas.

Ne lui laissez pas voir de frayeur ; au contraire.

Il remonte.

DIANE, bas.

C’est juste.

À Paul.

Te voilà tout à fait grand garçon ;

Tu viens de te montrer d’une noble façon,

Mon ami. Maintenant il s’agit de poursuivre.

PAUL.

Ne crains rien ; le Cruas n’a pas longtemps à vivre.

DIANE.

Souviens-toi des leçons de Parnajon. Surtout,

Ne t’emporte pas.

PAUL.

Non.

DIANE.

Pousse ton homme à bout,

En rompant.

PAUL.

Oui, ma sœur. Mais il faut que je parte.

DIANE.

Oui, va-t’en. – Ah ! – S’il marche et que son fer s’écarte,

Le coup droit.

PAUL.

Oui, je sais tout cela mieux que toi.

DIANE.

C’est bien vrai ; je suis folle ! Allons, embrasse-moi.

Les quatre hommes sortent. Marguerite se jette dans les bras de Diane.

 

 

ACTE III

 

Un salon fermé, chez M. de Pienne. Boiseries de chêne sculpté dans toute la hauteur. Une seule porte apparente au fond ; au plafond un lustre de cuivre où brûlent six bougies de cire ; Un panneau à ressort à gauche. Une porte secrète à droite, à laquelle tient un petit pupitre. Une fenêtre au fond, à gauche.

 

 

Scène première

LEJEAN, seul

 

Il est occupé à servir, dans le coin de la scène à gauche, une petite table à un seul couvert.

Monsieur a bien change lie manière de vivre.

Il mange seul, sort seul, me défend de le suivre,

Au lieu qu’il m’employait à tout auparavant.

Il se cache de moi, c’est clair. A-t-il eu vent

Des mille écus promis à moi par sa duchesse,

Si je le fais surprendre avec une maîtresse ?

Non... il m’aurait chassé. Donc il est sans soupçon.

Pourquoi se cache-t-il alors de la façon ?

 

 

Scène II

 

LEJEAN, DE PIENNE

 

DE PIENNE.

C’est bien ! tu peux sortir. Il ne me faut personne.

LEJEAN.

Monseigneur ne veut pas ?...

DE PIENNE, se débarrassant de son manteau et de son chapeau.

Tu viendras, si je sonne.

Il se met à table ; Lejean se dirige vers la porte.

Ah ! Lejean...

LEJEAN.

Monseigneur ?

DE PIENNE.

Il doit venir ce soir

Une dame...

LEJEAN, à part.

Je tiens ma somme.

DE PIENNE.

...En voile noir.

Tu l’attendras toi-même à la porte.

LEJEAN.

À laquelle ?

DE PIENNE.

À la grande, parbleu ! La duchesse a chez elle

Toutes les clefs de l’autre.

LEJEAN.

Oui, son amour jaloux

Veut pouvoir entrer seul en cachette chez vous.

Pauvre dame !

DE PIENNE.

Tais-toi, maroufle ! La personne

Qui vient ce soir n’est pas de celles qu’on soupçonne.

LEJEAN.

Ah !

DE PIENNE.

Tu l’introduiras sans demander son nom.

Sois très respectueux, tu m’entends ? ou sinon

Je te chasse.

LEJEAN.

Il suffit.

DE PIENNE.

Va, je n’ai pas d’autre ordre.

LEJEAN, à part.

Votre aventure aura quelque fil à retordre.

Il sort. De Pienne met les verrous à la porte du fond ; il revient vers le panneau à gauche, pousse un ressort dans la boiserie, une porte s’ouvre.

DE PIENNE.

À table, prisonnier !

 

 

Scène III

 

PAUL, sortant de la cachette, DE PIENNE

 

PAUL.

Têtebleu ! que j’ai faim !

Il se met à table.

Savez-vous que ce trou de cachette est malsain ?

DE PIENNE.

Moins que votre estocade à Cruas.

PAUL.

Pauvre diable !

DE PIENNE.

C’était un fier gredin ! soyez moins pitoyable.

PAUL.

Il est vengé, d’ailleurs.

DE PIENNE.

Et par qui ?

PAUL.

Par ce trou,

Où depuis huit grands jours je vis comme un hibou.

Six pieds carrés de chambre où l’air et la lumière

Entrent sournoisement par une meurtrière,

Ce n’est pas gai, marquis.

DE PIENNE.

J’en conviens ; mais c’est sûr.

Espériez-vous un parc dans l’épaisseur d’un mur ?

D’ailleurs, nous vous rendrons bientôt le libre arbitre.

PAUL.

Quand et comment ?

DE PIENNE.

Je suis muet sur ce chapitre ;

Ne m’interrogez pas, mais sachez seulement...

PAUL.

Oui, que je ne sais quoi doit, je ne sais comment,

Venir je ne sais quand, et cette certitude

Ne peut pas me laisser la moindre inquiétude.

Puis, vous avez un mur d’une telle épaisseur !

Enfin !

Se levant.

Avez-vous vu Marguerite et ma sœur ?

DE PIENNE.

Je les quitte.

PAUL.

Ce sont elles, en ma tanière,

Qui me manquent, bien plus que l’air et la lumière.

DE PIENNE.

Vous verrez votre sœur ce soir.

PAUL.

Où donc ?

DE PIENNE.

Ici.

PAUL.

Que ne le disiez-vous tout de suite ! Ah ! merci !

DE PIENNE.

Elle ne pouvait plus tenir à votre absence.

PAUL.

Chère sœur ! mais prenons garde à la médisance !

Si quelqu’un la voyait entrer seule, le soir,

Chez vous... Non, j’aime mieux renoncer à la voir.

DE PIENNE.

Ami, ne craignez rien. La rue est isolée,

La nuit sera très noire et votre sœur voilée.

Croyez que son honneur m’est aussi cher qu’à vous.

PAUL.

À la bonne heure donc ! La revoir m’est bien doux.

Oh ! comme nous allons parler de Marguerite !

Je l’aime, savez-vous ?

DE PIENNE.

Certes, elle le mérite.

PAUL.

Elle ignore où je suis ?

DE PIENNE.

Chacun en fait autant,

Hors votre sœur et moi.

PAUL.

Marguerite pourtant...

DE PIENNE.

Sans traiter sottement les femmes de bavardes,

Je vous dirai que moins un secret a de gardes

Et mieux il est gardé, tout au rebours des rois...

Et c’est déjà beaucoup que le vôtre en ait trois.

PAUL.

Vous me comptez pour un ?

DE PIENNE.

Et pour le moins fidèle.

PAUL.

Vous m’étonnez.

UN CRIEUR PUBLIC, au dehors.

« Arrêt de la cour criminelle,

« Qui condamne à la corde et confiscation

« De tous ses biens, pour meurtre et contravention

« Aux édits des duels, le sieur Paul de Mirmande

« Contumace, lequel, devant qu’on l’appréhende,

« Sera pendu demain en effigie... » Un sou.

PAUL, après un silence.

Ceci me raccommode avec cet affreux trou.

Pendu ! c’est déplaisant, même par contumace...

Je ne veux pas mourir en faisant la grimace,

Diable !

DE PIENNE.

Chut ! Je connais le bruit de ces talons...

Il faut que j’ouvre.

PAUL.

Ouvrez. Je gagne mes salons.

Il rentre dans sa cachette. De Pienne va ouvrir la porte du fond.

 

 

Scène IV

 

DE BOISY, GRANDIN, DE PIENNE, DE FARGIS

 

DE FARGIS.

Bonjour, mon cher.

DE PIENNE.

Bonjour, amis. Qui vous amène ?

GRANDIN.

La patrie et l’honneur !

DE BOISY.

Silence, énergumène !

Peut-on parler ici sans peur d’être écouté ?

DE PIENNE.

Parlons bas, toutefois, pour plus de sûreté.

DE FARGIS, à mi-voix.

Eh bien ! le cardinal est à nous. Il se livre

Comme le criminel que le remords enivre.

Ce cauteleux tyran, s’oubliant tout à coup,

Met la tête une fois dans la gueule du loup.

Nous le tiendrons demain, sans défense, sans garde,

Chez Monsieur.

DE PIENNE.

Chez Monsieur ? Vraiment ? Il s’y hasarde ?

Cette imprudence doit être un piège infernal.

GRANDIN, effrayé.

Croyez-vous ?

DE BOISY.

Non. Il vient, en tant que cardinal,

Sur les fonts baptismaux tenir Mademoiselle,

Et naturellement la chose a lieu chez elle.

DE PIENNE.

Sa garde le suivra.

DE BOISY.

C’est aussi mon avis ;

Mais celle de Monsieur occupant le logis,

Celle de Richelieu doit rester à la porte,

C’est-à-dire trop loin pour lui prêter main forte.

DE PIENNE.

C’est vrai.

DE FARGIS.

Le cardinal une fois abattu,

Monsieur prendra parti pour nous, en doutes-tu ?

Nous l’emmenons parmi le tumulte, et ses gardes

Nous ouvrent le chemin à coups de hallebardes,

Si ceux du cardinal veulent nous le barrer.

Nous trouvons des relais que je fais préparer

Sous couleur d’enlever une petite juive,

Et nous gagnons Rethel avant qu’on nous poursuive.

DE PIENNE.

C’est très bien combiné, messieurs ; mais c’est hardi.

GRANDIN.

Reculez vous ?

DE PIENNE.

Demain, à quelle heure ?

DE FARGIS.

À midi.

DE PIENNE.

C’est bien.

DE BOISY, passant à de Pienne.

Prends un poignard dans ta poche ; l’épée

Est gênante à tirer dans la foule attroupée.

GRANDIN, à part.

C’est à faire frémir.

DE FARGIS.

Ah ! – Grandin s’est chargé

De garder les chevaux.

GRANDIN.

Oui, je suis trop âgé

Pour frapper... ma vigueur trahirait mon courage.

DE BOISY.

Et réciproquement.

DE FARGIS, à de Pienne.

Fais porter ton bagage

Demain matin chez lui, qu’il le fasse boucler.

GRANDIN, passant à de Pienne.

Non, je le bouclerai moi-même.

DE BOISY.

Sans trembler ?

GRANDIR.

Morbleu ! monsieur, sachez que ce n’est pas honnête

De me tarabuster quand je risque ma tête !

DE BOISY.

Vous y tenez ? parbleu ! vous n’êtes pas coquet !

GRANDIN, fièrement.

Je suis ce que je suis, je vous le dis tout net.

Aux autres.

Je m’emporte !...

DE FARGIS.

Entre amis !... Nous allons par la ville

Avertir de Gondy, de Frète et d’Estourville.

DE PIENNE.

À demain.

 

 

Scène V

 

DE PIENNE, seul

 

Cinq contre un, c’est un assassinat.

Mais cinq contre une foule après, c’est un combat ;

Et ce ne sera pas la première mêlée

Où cinq désespérés auront fait leur trouée.

Pourtant n’oublions pas qu’à tout événement,

La veille d’un combat est jour de testament :

Car des droits d’un mourant le plus digne d’envie

Est de faire un heureux des bribes de sa vie.

Il s’assied devant le petit pupitre appliqué au mur et se dispose à écrire.

Cet écris que peut-être on ouvrira dans peu,

Sera le dernier gage et le premier aveu

D’un amour né d’hier, et que demain condamne

Au silence éternel, ô ma noble Diane !

 

 

Scène VI

 

DE PIENNE, DIANE, voilée, LEJEAN, introduisant

 

DE PIENNE, à part.

C’est elle !

LEJEAN.

Monseigneur n’a pas d’ordres ?...

DE PIENNE.

Va-t’en.

LEJEAN, à part.

Allons vite avertir madame de Rohan.

Il sort.

DE PIENNE, à Diane qui est restée sur la porte.

Poussez les verrous.

Il ouvre lui-même le panneau de gauche.

Paul, c’est votre sœur.

Paul s’élance sur la scène et tombe dans les bras de Diane.

 

 

Scène VII

 

PAUL, DIANE, DE PIENNE

 

DIANE.

Mon frère !

PAUL.

Ah ! que j’avais besoin de toi pour me distraire !

DIANE.

Si tu savais combien est triste la maison,

Lorsque tu n’es pas là !

PAUL.

Pas tant que ma prison !

Pardon du mot, marquis.

DE PIENNE, qui s’est mis à écrire.

J’écris une dépêche,

Je n’entends rien.

PAUL, à Diane.

Tiens, vois ! à part la paille fraîche,

C’est un cachot.

DIANE.

Que c’est étroit ! que c’est obscur !

PAUL.

Je vis, comme un lézard, dans l’épaisseur d’un mur.

DIANE.

Pauvre lézard, captif aux fentes de sa roche,

Je vous apporte un peu de soleil... dans ma poche.

Devinez ce que c’est.

PAUL.

Je sais l’essentiel :

Puisque c’est du soleil, cela me vient du ciel.

DIANE.

Pas trop mal deviné. Tenez !

Elle lui donne un petit bouquet.

PAUL.

Des marguerites !

DIANE.

Baron, ne sont-ce pas un peu vos favorites ?

Je viens de les cueillir sur un corset mignon.

PAUL.

Savait-elle pour qui ?

DIANE.

Je dois dire que non...

Mais je ne le dis pas.

PAUL.

Quel bonheur ! quelle joie !

Elle m’aime !

Allant à de Pienne.

Marquis, voyez ce que m’envoie

Marguerite.

DE PIENNE, se levant.

Elle sait que vous êtes ici ?

DIANE.

Rassurez-vous, monsieur ; je suis discrète aussi.

Elle croit Paul en Flandre, et j’ai pu lui promettre

D’effeuiller ce bouquet dans ma première lettre.

DE PIENNE.

À la bonne heure !

PAUL.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

DE PIENNE.

Je dis

Que voilà la prison changée en paradis.

Savourez ce bonheur goutte à goutte, en avare ;

Être aimé quand on aime, hélas ! c’est chose rare.

Il se rassied.

DIANE, à part.

Hélas !

PAUL.

Raconte-moi comment, à quel propos

Son cœur s’est confié... Rappelle toi les mots.

DIANE.

J’avais vu son amour dans son âme candide,

Comme une herbe marine au fond d’une eau limpide ;

Je lui dis : « Paul vous aime, » et, cachant sa rougeur

Dans mes embrassements, elle dit : « Ô ma sœur ! »

PAUL.

Chère femme !

DIANE.

Oui, ta femme, elle est digne de l’être.

Je ne me trompe pas et j’ai pu la connaître,

Pure comme un beau jour, riante comme lui,

Véritable compagne et véritable appui,

Riche... cela n’est rien pour ta tête légère,

Mais j’en puis parler, moi, la vieille ménagère ;

Il ne lui manque rien qu’un nom patricien,

Que tu lui donneras en échange du sien.

PAUL.

Comme je vais l’aimer !

DIANE.

Ah ! mon frère, l’épouse

Détrônera la sœur, et je serai jalouse !

Mais tu lui laisseras, à cette pauvre sœur,

Pour y vieillir en paix, quelque coin de ton cœur.

PAUL.

Ne veux-tu pas un jour te marier toi-même ?

DIANE.

Te quitter ?... Et d’ailleurs, moi, personne ne m’aime.

Mais je puis être heureuse encore à ma façon,

En te voyant heureux et soignant ta maison.

J’élèverai tes fils comme j’ai fait du père...

Car ce seront des fils qui te viendront, j’espère.

Je leur enseignerai, comme je te l’appris,

Le respect de leur nom, l’amour de leur pays,

Et quand on portera la vieille fille en terre,

En somme elle aura fait sa tâche solitaire.

DE PIENNE, cachetant son testament, à part.

Maintenant je suis prêt.

UNE VOIX, à la porte.

Ouvrez, au nom du roi !

DIANE.

On vient arrêter Paul !

DE PIENNE.

Rassurez-vous ; c’est moi.

DIANE, allant à de Pienne.

Vous ?

DE PIENNE.

Gardez cet écrit. – Vous, ami, rentrez vite,

Qu’on ne nous prenne pas tous deux au même gîte.

Paul rentre dans sa cachette.

LA VOIX, au dehors.

Ouvrez, au nom du roi !

De Pienne va ouvrir la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

DIANE, DE PIENNE, LAFFEMAS, EXEMPTS

 

DE PIENNE.

C’est monsieur Laffemas.

LAFFEMAS.

Lieutenant-criminel.

DE PIENNE.

Je ne l’ignore pas.

Qu’ai-je à faire avec vous, monsieur ?

LAFFEMAS.

Belle demande !

Vous avez à livrer le baron de Mirmande.

DIANE, à part.

C’est Paul !

DE PIENNE.

Il est à Gand.

LAFFEMAS.

Marquis, je suis navré

De vous dire crûment que cela n’est pas vrai ;

Et pour vous épargner des détours difficiles,

Je veux bien vous prouver qu’ils seraient inutiles.

– La sœur du fugitif, s’il s’est vraiment enfui,

Me dis-je, recevra quelque chose de lui,

Des nouvelles, par lettre ou par courrier, n’importe

J’ai mis trois espions de planton à sa porte,

Afin que rien n’entrât chez elle à mon insu ;

Or, en huit jours, monsieur, elle n’a rien reçu.

DIANE.

Sauf monsieur, cependant.

LAFFEMAS.

Mais je ne puis admettre

Que monsieur ait été le porteur d’une lettre,

Car pourquoi le baron eût-il pris ce détour ?

DE PIENNE.

Pourquoi ? pour vous cacher l’endroit de son séjour,

Cher monsieur : il avait flairé votre malice.

LAFFEMAS.

S’il est en sûreté, que lui fait la police ?

Donc il est en danger, donc il est à Paris ;

Donc il faut le chercher, le trouver à tout prix ;

Car c’est fort important à pendre, un duelliste !

Sa sœur, ai-je pensé, nous mettra sur sa piste,

Elle l’aime, dit-on, comme son propre enfant :

La biche conduira les limiers vers le faon.

Mes gens depuis trois jours guettent mademoiselle :

C’est la première fois qu’elle sort de chez elle,

Et nous voici ! – Monsieur, votre hôtel est cerné ;

Aucune évasion possible au condamné !

Sa présence chez vous est pour moi manifeste

Par celle de sa sœur, cela va sans conteste ;

Ainsi, livrez-le-moi, ne pouvant le sauver,

Car je démolirais l’hôtel pour le trouver.

DIANE, bas, à de Pienne.

Vous allez nous trahir ; faites votre visage.

Haut.

Sommes-nous délivrés de votre bavardage ?

LAFFEMAS.

J’ai tout dit.

DE PIENNE.

Eh bien ! moi, je vous dis, en un mot,

Monsieur de Laffemas, que vous êtes un sot.

LAFFEMAS.

Prenez garde !

DE PIENNE.

Un croquant !

LAFFEMAS.

Monsieur !

DE PIENNE, marchant sur lui.

Un petit cuistre !

Et je cravacherai votre face sinistre.

LAFFEMAS.

Monsieur, je suis en force et viens au nom du roi !

DE PIENNE.

Heureusement pour vous ! Faites donc votre emploi.

LAFFEMAS, à part.

Me serais-je trompé ? Ferais-je fausse route ?

Ils ont bien de l’audace ! – Ils en ont trop.

DIANE, bas, à de Pienne.

Il doute.

LAFFEMAS, à ses gens.

À l’œuvre, mes enfants ! vous avez des marteaux ;

C’est ici qu’il doit être... enfoncez les panneaux !

DIANE, à part.

Il est perdu !

Une petite porte s’ouvre dans la boiserie à droite, sur le devant de la scène. La duchesse de Rohan parait ; elle n’aperçoit d’abord que Diane, les autres lui sont cachés par le vantail de la porte.

 

 

Scène IX

 

DIANE, DE PIENNE, LAFFEMAS, LA DUCHESSE, EXEMPTS

 

LA DUCHESSE, à part.

C’est elle !

Elle avance en scène et voit Lancinas et ses gens.

Ah ! – Messieurs, que veut dire ?...

LAFFEMAS, saluant.

Madame la duchesse, un mot va vous instruire :

Le baron de Mirmande est ici.

LA DUCHESSE.

Depuis quand ?

LAFFEMAS.

Il n’a jamais quitté Paris.

LA DUCHESSE.

Il est à Gand.

DE PIENNE.

Monsieur n’en veut rien croire.

DIANE.

Un pur excès de zèle !

LAFFEMAS.

Si son frère est à Gand, que fait mademoiselle

Chez monsieur le marquis ?

LA DUCHESSE.

C’est sa maîtresse !

DIANE.

Moi !

Sa maîtresse !

LA DUCHESSE.

Osez donc le nier !

DIANE, froidement.

Et pourquoi ?

C’est vrai.

DE PIENNE, bas.

Vous vous perdez !

DIANE, de même.

Qu’importe ! je le sauve !

LAFFEMAS.

Moi qui n’ai pas trouvé cela sous mon front chauve,

Niais ! – C’est sûr, au moins ? vous croyez ?

LA DUCHESSE.

Si je crois !

N’étaient-ils pas seuls ?

LAFFEMAS.

Seuls.

 

 

Scène X

 

PAUL, sortant de sa cachette, DIANE, DE PIENNE, LAFFEMAS, LA MARQUISE

 

PAUL.

Pardon... nous étions trois !

À Diane.

Ton sacrifice part d’une tendresse insigne,

Mais si je l’acceptais, je n’en serais pas digne.

LAFFEMAS.

Par tous les gens de cœur vous serez approuvé.

DIANE.

Malheureux ! Il se perd, quand il était sauvé !

PAUL.

Le salut à ce prix ne me fait pas envie.

Si tu sacrifiais ton honneur à ma vie,

Diane, réponds-moi, de quel élan de cœur

Sacrifierais-tu pas ta vie à mon honneur ?

Voudrais-tu me voir moins d’amour ou de courage ?

DIANE.

La fierté qui le perd, hélas ! est mon ouvrage,

Et j’aurai ce regret que, l’ayant élevé

Dans de moindres vertus, je l’eusse conservé !

PAUL.

Il vaut mieux bien mourir, ma sœur, que de mal vivre.

Adieu ! – Partons, messieurs, je suis prêt à vous suivre.

On l’emmène.

 

 

Scène XI

 

DIANE, DE PIENNE, LA DUCHESSE

 

DE PIENNE, à la Duchesse.

Eh bien ! madame, eh bien ?

LA DUCHESSE.

Hélas ! quelle leçon !

Mais je veux réparer mon odieux soupçon,

Mademoiselle.

DIANE, sortant de son immobilité.

Quoi ? quel soupçon ? Ah ! madame,

De quoi me parlez-vous ? – On m’enlève mon âme !

Mais je te défendrai jusqu’au bout, mon trésor,

Et tout n’est pas perdu, puisque je vis encor.

– Votre épée est à moi, vous me l’avez offerte,

Marquis.

LA DUCHESSE.

N’exposez pas ses jours en pure perte.

DIANE.

Ah ! laissez-moi parler, madame ! – Armez vos gens...

Non, non... La valetaille aurait peur des sergents,

Il vaut mieux embaucher des braves...

LA DUCHESSE.

Pour quoi faire ?

DIANE.

Vous ne comprenez pas ? – pour enlever mon frère.

Nous attaquons l’escorte au pied de l’échafaud...

Oui, trente hommes et nous, c’est tout ce qu’il en faut ;

Parnajon en connaît, vous en devez connaître...

Le temps presse... Courons...

DE PIENNE.

Il est trop tard.

DIANE.

Peut-être.

DE PIENNE.

On n’organise pas si vite un coup de main.

DIANE, avec désespoir.

Ô mon Dieu !

LA DUCHESSE.

Calmez-vous !

DIANE.

Mon frère meurt demain !

DE PIENNE.

Je réponds de ses jours.

LA DUCHESSE, à mi-voix.

Quoi ! vous allez lui dire ?...

DE PIENNE.

Oui... Demain sous nos coups le cardinal expire.

DIANE.

À quelle heure ?

LA DUCHESSE.

À midi.

DIANE.

Mais c’est l’instant précis

Des exécutions !

LA DUCHESSE.

Nous aurons un sursis.

Au cabinet du roi l’on peut vous introduire ;

L’officier de la porte est facile à séduire.

DIANE.

Qu’en pensez-vous, monsieur ? car j’ai l’esprit perdu

Et je sens sur mes yeux comme un voile étendu.

DE PIENNE.

Je vous introduirai moi-même dans le Louvre ;

Votre frère est sauvé, croyez-moi.

DIANE.

Le ciel s’ouvre !

Ah ! monsieur, qui pourra m’acquitter envers vous !

LA DUCHESSE.

Faites-nous toutes deux reconduire chez nous.

 

 

ACTE IV

 

Le cabinet du roi, au Louvre. Au fond, grandes fenêtres à embrasures par lesquelles on aperçoit l’hôtel de Nesle en face. Portes latérales. À droite, une table chargée de papiers.

 

 

Scène première

 

DE PIENNE, DIANE, entrant par la gauche

 

DE PIENNE.

Voici le cabinet du roi.

DIANE.

Du roi de France !

DE PIENNE.

C’est le roi Très Chrétien ; ayez bonne espérance.

Il ne peut refuser, sous peine de remord,

Un jour au condamné pour penser à la mort.

DIANE.

Oui... le calme renaît dans mon âme affermie.

Je suis tranquille.

DE PIENNE.

Il est neuf heures et demie ;

Mettons une heure en tout, pour attendre le roi,

Demander le sursis, en obtenir l’octroi,

Et vous pouvez encore arriver à la porte

Du Châtelet avant que votre frère en sorte.

DIANE.

J’ai le temps.

DE PIENNE.

À midi, la mort du cardinal

Anéantit de fait l’arrêt du tribunal.

DIANE.

Hélas ! faut-il sauver mon frère par un crime ?

DE PIENNE.

C’est au salut de tous qu’on offre la victime ;

La France à l’agonie exige cette mort.

DIANE.

J’ai besoin de le croire.

DE PIENNE.

Oui, soyez sans remord.

Aussi bien le dessein en est irrévocable.

DIANE.

Mais réussirez-vous ?

DE PIENNE.

Le coup est immanquable.

Quand même, entendez-vous, ceux qui vont le frapper

Y resteraient tous cinq, lui ne peut échapper.

DIANE.

Y resteraient tous cinq ? Quoi ? que voulez-vous dire ?

DE PIENNE, avec embarras.

En toute chose il faut toujours prévoir le pire.

DIANE.

Ah ! monsieur, vous m’avez caché votre danger.

DE PIENNE.

Dans quel but ? Suis-je pas pour vous un étranger ?

DIANE.

Un étranger pour moi, le sauver de mon frère !

DE PIENNE.

Que le destin me soit favorable ou contraire,

C’est à votre bonheur qu’ira mon dernier vœu.

Souvenez-vous de moi, chère Diane, adieu !

Il sort précipitamment par la gauche.

 

 

Scène II

 

DIANE, seule

 

En danger aussi, lui ! Mon Dieu, tus ceux que j’aime...

– Ceux que j’aime ? Oh ! pardon, pardon de ce blasphème,

Frère ! C(est pour toi seul qu’ici je dois trembler !

D’ailleurs, quel lâche effroi pour lui vient me troubler ?

Lui, du moins, pour sa vie en sacrifice offerte,

Il sauve le pays que l’on pousse à sa perte...

Si ce salut voulait ton sang, Dieu m’est témoin,

Frère, qu’à le donner je n’hésiterais point,

Fière de te pleurer et sûre de te suivre...

Hélas ! auquel des deux pourrais-je donc survivre ?

– On vient... c’est le roi... Ciel ! suivi de Richelieu !

Tout est perdu !... que faire ?... Inspirez-moi, mon Dieu !

Derrière ce rideau.

Elle se jette dans l’embrasure dont elle fait retomber le rideau sur elle.

 

 

Scène III

 

DIANE, cachée, LE ROI, RICHELIEU

 

LE ROI.

Je veux être le maître,

Oui, monsieur, et non plus seulement le paraître.

RICHELIEU.

Je vois avec douleur que mon maître et mon roi

Prête à mes ennemis plus de crédit qu’à moi.

LE ROI.

Je ne puis rien sentir ni penser par moi-même,

N’est-ce pas ? – Grâce à vous, voilà les bruits qu’on sème.

– Non, monsieur, il n’est pas d’intrigue là-dessous ;

Personne auprès de moi ne vous a nui... que vous.

Je suis las d’obéir dans mon propre royaume,

Et de n’être d’un roi que l’ombre et le fantôme ;

Je suis las de subir l’hypocrite hauteur

D’un tyran qui devrait être mon serviteur,

À ma sujétion lorsque je me résigne,

Tout le sang de mon père en mes veines s’indigne,

Et je ne sais vraiment par quelle lâcheté

Jusqu’à présent, monsieur, je vous ai supporté.

RICHELIEU.

C’est que vous me sentez salutaire à la France,

Voilà tout le secret de votre tolérance ;

Car je n’ignore pas que Votre Majesté

Dans le fond de son cœur m’a toujours détesté.

LE ROI.

Vous êtes clairvoyant.

RICHELIEU.

C’est un triste salaire,

Sire, de tant a efforts que j’ai faits pour vous plaire.

LE ROI.

Oui, je suis un ingrat ! car, grâce à vous, j’ai pris

L’existence en dégoût et moi-même en mépris.

Quand mon front soucieux à la vitre s’appuie,

J’entends autour de moi dire : « Le roi s’ennuie. »

– Moi-même je le dis parfois. Mais si tous ceux

Qui me voient contempler la rue en paresseux

Pouvaient comprendre alors avec quel œil d’envie

Je regarde passer le travail et la vie,

Monarque enseveli dans mon oisiveté

Et condamné par vous à l’inutilité,

Certes, ils admireraient qu’en mon âme la haine

N’ait pas vaincu plus tôt la patience humaine !

Mais la mesure est comble enfin ! L’homme et le roi,

D’un égal désespoir te révoltent en moi.

Je veux me relever de cette modestie

Qui vous livrait mes dés pour jouer ma partie ;

Je ne veux plus de vous service ni conseil,

Je vous veux, en un mot, chasser de mon soleil !

RICHELIEU.

Contre un pareil discours je ne puis que me taire,

Sire. Retirez-moi des mains le ministère.

Loin de vous opposer la moindre objection,

J’ai besoin de repos, comme vous d’action ;

Car, si dans la langueur votre tête se penche,

La fièvre du travail a fait la mienne blanche.

Regardez ces yeux creux, ce visage blafard :

Je n’ai que cinquante ans et suis presque un vieillard...

Parlons à cœur ouvert, en rompant notre chaîne :

Si vous me haïssez, je comprends votre haine,

Car Richelieu peut-être à votre place eût eu

Plus de haine que vous, Sire, et moins de vertu.

LE ROI.

Mais peut-être Louis avec votre génie

Aurait à votre place eu moins de tyrannie.

RICHELIEU.

Si je ne vous avais toujours forcé la main,

Notre œuvre à moitié faite avortait en chemin.

Dans les temps d’anarchie et de lutte où nous sommes,

Il faut violenter les choses et les hommes ;

Le despotisme seul féconde le chaos ;

Je veux ! – L’enfantement du monde est dans ces mots.

– Et d’ailleurs, le succès a passé la souffrance !

Voyez la royauté, c’est-à-dire la France,

Assise fortement, les deux pieds appuyés

Sur les débris fumants des partis foudroyés !

Elle a pu, réduisant chez elle les divorces,

Sur l’impie étranger lancer toutes ses forces.

Ses revers au début ne m’inquiètent pas :

Elle est comme un cheval qui choppe aux premiers pas,

Mais dont l’emportement, croissant dans la carrière,

Ne connaît bientôt plus ni fossé ni barrière.

Qu’on ne détourne pas sa course, et je prétends

Qu’elle prenne la tête avant qu’il soit longtemps !

Sire, je vous le dis : un grand siècle commence,

De tous côtés il s’ouvre un horizon immense ;

Le monde ancien expire, et c’est de nos travaux,

Sire, que datera l’ère des temps nouveaux.

Quelle gloire à cueillir ! et quelle grande chose

Fera mon successeur, s’il comprend et s’il ose !

Mais je le cherche en vain, cet esprit ferme et sûr

Qui pourra de mes plans récolter le fruit mûr,

Et j’aurai la douleur de voir tomber mon œuvre

Entre les mains d’un traître, ou celles d’un manœuvre.

LE ROI.

C’est un orgueil que rien ne saurait surpasser

De ne vous croire pas possible à remplacer.

RICHELIEU.

Sire, si je l’étais, pourquoi donc votre haine

S’est-elle en me gardant imposé tant de gêne ?

LE ROI.

Si vous ne l’étiez pas, vous l’êtes aujourd’hui.

Vos solides travaux forment un point d’appui

Sur lequel l’ouvrier, même le plus novice,

Pourra d’après vos plans achever l’édifice.

RICHELIEU.

Pour moi, je ne connais propre à me succéder

Que le père Joseph.

LE ROI, se levant.

Mieux vaudrait vous garder.

Non, non ; le successeur, que mon choix vous destine,

Assiste à vos travaux depuis leur origine ;

Je puis entièrement m’assurer sur sa foi ;

Car en un mot, monsieur, ce successeur c’est moi.

RICHELIEU.

Vous, Sire.

LE ROI.

Moi, monsieur. Qu’en pensez-vous ?

RICHELIEU.

Rien, Sire.

LE ROI.

Vous me blâmez au fond et n’osez pas le dire.

RICHELIEU.

Quand mon maître résout, je ne sais qu’approuver ;

Seulement je prévois ce qui peut arriver.

Que Votre Majesté tout d’abord s’évertue

Et soutienne un moment le fardeau qui me tue,

Je le crois. Mais bientôt, sous la charge accablé,

Peut-être même aussi par des revers troublé,

Vous rouvrirez la porte aux avis d’une mère

Que vous rappellerez d’un exil nécessaire.

LE ROI.

Peut-être !

RICHELIEU.

C’est certain : vous êtes trop bon fils

Pour la traiter aussi durement que je fis.

Une fois revenue, au conseil avec elle

Rentreront votre frère et toute sa... séquelle ;

Parmi cet entourage à l’Espagne gagné,

Fléchissez un instant et tout est ruiné.

La féodalité triomphe avec l’Autriche,

Et le sol labouré par moi retourne en friche.

LE ROI.

J’admire pour combien votre sagacité

Compte dans ses calculs mon imbécillité.

Que votre inquiétude en ce point se rassure !

Je ne suis pas un roi fainéant, je vous jure,

Et j’ai pu supporter un maire du palais,

Sans être maniable à mes autres valets.

RICHELIEU.

Personne autant que moi, Sire, ne le souhaite.

Je vois, à la façon dont mon maître me traite,

Qu’il faut me retirer.

LE ROI.

Adieu, monsieur, adieu.

RICHELIEU, fait quelques pas vers la porte, puis revient au roi.

Ne faites pas cela, non, Sire, au nom de Dieu !

LE ROI.

Monsieur !

RICHELIEU.

Permettez-moi l’orgueilleuse assurance

De dire que je suis nécessaire à la France !

Moi seul peux jusqu’au bout soutenir le fardeau ;

Laissez-moi ce pouvoir qui me mène au tombeau.

LE ROI.

Vos dédains des grandeurs, monsieur, ne durent guère.

RICHELIEU.

Ah ! Sire, il s’agit bien d’ambition vulgaire !

Pouvez-vous soupçonner d’intérêt personnel

L’homme qui veut rester dans un poste mortel ?

Mais ne m’arrachez pas mon œuvre inachevée,

Sire ! mon existence à ma tâche est rivée !

C’est le seul rêve humain dont je sois convaincu,

Et je dois en mourir, puisque j’en ai vécu.

LE ROI.

Quand donc permettrez-vous à mon tour que je vive ?

RICHELIEU.

Que la vérité, Sire, une fois vous arrive !

Ne vous abusez pas sur votre mission :

C’est la vertu des rois que l’abnégation,

Et n’appréhendez pas qu’elle vous rapetisse,

Sire : un homme est bien grand par un grand sacrifice !

LE ROI.

À vous toute la gloire, à moi l’obscurité !

Votre orgueil a besoin de mon humilité.

Il s’assied à droite.

RICHELIEU.

S’il faut que cet orgueil devant vous s’humilie,

Voyez ! mon front blanchi s’incline, et je supplie.

Sire, daignez sauver la France par mes mains,

Et, dépouillant tous deux les intérêts humains,

Sachons sacrifier à l’auguste patrie,

Le monarque sa haine et le sujet sa vie !

LE ROI.

Je ne peux plus !

RICHELIEU.

Eh bien ! je vous en avertis,

Vous répondrez à Dieu des malheurs du pays ;

Car, je l’affirme ici sur mon âme immortelle,

La France périra si je m’éloigne d’elle.

LE ROI, après un silence.

À défaut de génie, ô divin Créateur !

Donnez la patience à votre serviteur !

Il se lève.

– Régnez, si le salut de mon État l’ordonne ;

Je vous laisse le sceptre et garde la couronne.

Mais soyez assez grand, juste et victorieux

Pour que mon sacrifice ait raison à mes yeux,

Et qu’à mes successeurs l’éclat de votre gloire,

Expliquant ma conduite, absolve ma mémoire.

RICHELIEU.

Oh ! Sire...

LE ROI.

Pas un mot, pas un remerciement.

Les dépêches sont là : lisez tranquillement.

Pour moi, que les destins de la France rejettent,

Je retourne à mes chiens, – seuls amis qui me fêtent.

Il sort lentement, la tête baissée, par la droite.

 

 

Scène IV

 

DIANE, RICHELIEU

 

 

RICHELIEU. Il suit des yeux le roi et quand il est sorti.

Dans son abaissement il est plus grand que moi.

– Le royaume est sauvé ! Dieu protège le roi !

DIANE, sortant de l’embrasure.

Monseigneur, n’allez pas chez Monsieur.

RICHELIEU.

Je demande

Qui vous êtes ?

DIANE.

Je suis Diane de Mirmande.

RICHELIEU.

La sœur du condamné par contumace ?

DIANE.

Hélas !

– N’allez pas chez Monsieur.

RICHELIEU.

Pourquoi n’irais-je pas ?

DIANE.

On doit vous y tuer.

RICHELIEU, après un silence.

Que ne laissez-vous faire ?

Mon trépas tiendrait lieu de grâce à votre frère.

DIANE.

J’étais sous ce rideau pendant votre entretien

Avec Sa Majesté le roi de France.

RICHELIEU.

Eh bien ?

DIANE.

Eh bien, quand Louis Treize à l’État sacrifie

Sa gloire et son orgueil, – c’est-à-dire sa vie !

Puis-je commettre, moi, le public attentat

De préférer mon frère au salut de l’État ?

RICHELIEU.

C’est d’un grand cœur ! – Les noms des assassins, madame ?

DIANE.

Vous me reconnaissez quelque grandeur dans l’âme,

Et vous me demandez des noms pour l’échafaud ?

RICHELIEU.

Ne comprenez-vous pas, ces noms, qu’il me les faut ?

DIANE.

Pour quoi faire ?

RICHELIEU.

D’abord pour vous croire.

DIANE.

Me croire ?

RICHELIEU.

C’est aisé de trahir un complot illusoire

Pour obtenir de moi des grâces en retour,

Innocenter un frère et le bien mettre en cour.

Mais ma crédulité n’est plus, certes, assez neuve

Pour payer un bienfait sans en avoir la preuve.

DIANE.

Ne me croyez donc pas et suivez votre sort.

J’aurai vainement fait un héroïque effort ;

Mais je suis quitte envers ma patrie, et ma dette

Devant la trahison et la honte s’arrête.

RICHELIEU, la regardant fixement.

Je veux croire un instant à votre bonne foi ;

Que pensez-vous avoir fait pour la France et moi,

En me donnant avis qu’un danger me menace.

Sans me dire par où je peux lui faire face ?

DIANE.

Je l’ai dit : « N’allez pas chez Monsieur. »

RICHELIEU.

Mais, demain,

La mort s’embusquera sur un autre chemin.

S’il vous semble funeste au pays que je meure,

Sauvez-moi tout à fait, et non pas pour une heure.

Comprenez que mes jours ne seront assurés

Que par le châtiment de tous les conjurés.

DIANE.

Vous êtes averti ; le reste vous regarde.

RICHELIEU.

Soit. Mais pour me tenir assidûment en garde,

Pour souffrir cette gêne attachée à mes pas,

Il faut croire au danger, et je ne le peux pas.

Raisonnez : puis-je admettre, en bonne conscience,

Que vous sacrifiiez votre frère à la France,

Et que, par un contraste étrange en vos desseins,

Vous immoliez la France à de vils assassins ?

Il faudrait cependant expliquer ce problème.

DIANE, après un silence.

Parmi ces assassins, il en est un que j’aime.

Me croyez-vous, enfin !

RICHELIEU.

Je vous crois. – La douceur

N’obtiendra rien de vous ?

DIANE.

Non plus que la rigueur.

RICHELIEU.

C’est vrai.

À part.

Ces noms pourtant, il me les faut ! que faire ?

Haut.

Vous sortez ?

DIANE.

Je n’ai plus qu’une heure à voir mon frère.

RICHELIEU.

Ah ! – Demeurez encore un instant.

Il sonne ; un officier entre.

Approchez.

Il lui parle bas.

Vous m’avez compris ?

L’OFFICIER.

Oui, monseigneur.

RICHELIEU.

Dépêchez.

L’officier sort. À Diane.

Tout à l’heure j’aurai quelque chose à vous dire,

Madame ; asseyez-vous. J’ai mon courrier à lire.

Il parcourt les papiers dont la table est couverte.

DIANE, à part.

Que me réserve-t-il encore ? – Si c’était

La grâce de mon frère ?... oui... bienfait pour bienfait !

Pour manquer de clémence il a trop de génie :

Tout dans ces grands cerveaux doit être en harmonie,

Je viens de le sauver ; quelle raison d’État

Le forcerait ici de se montrer ingrat ?

Oui ! que le désespoir au bonheur fasse place !

Le mot que Richelieu me garde, c’est la grâce.

Autrement aurait-il le courage odieux

De me prendre l’instant suprême des adieux ?

Sans doute il veut jouir de ma joie, et peut-être

Mon frère tout à coup devant moi va paraître.

LAFFEMAS, entre et dit à demi-voix à Richelieu.

Le prisonnier est là.

RICHELIEU.

Qu’il entre.

DIANE.

Ô monseigneur !

RICHELIEU.

Madame ?

DIANE, à part.

Son regard m’a fait froid dans le cœur.

 

 

Scène V

 

PAUL, DIANE, RICHELIEU, LAFFEMAS, au fond

 

PAUL.

Ma sœur !

RICHELIEU.

Demandez-lui votre grâce.

PAUL.

À Diane ?

RICHELIEU.

Elle peut révoquer l’arrêt qui vous condamne.

PAUL.

Tu le peux... est-il vrai ?

DIANE.

Silence, malheureux !

À Richelieu.

Et moi qui vous croyais clément et généreux !

Osez-vous à ce point insulter la nature

Que d’en faire un ignoble instrument de torture ?

Que respectez-vous donc ? – Ah ! tenez, monseigneur,

N’agissez pas ainsi, pour votre propre honneur !

RICHELIEU.

Quoi donc ! je me défends.

DIANE.

Lâchement !... Sur mon âme,

J’aimerais mieux mourir, moi qui suis une femme !

RICHELIEU.

Lâchement, je le sais. Je suis injuste et dur,

Je vous brise le cœur à l’endroit le plus pur ;

C’est de la barbarie et, c’est bien pis encore,

C’est de l’ingratitude, – un vice que j’abhorre ;

Et tout cela, pourquoi ? Pour m’assurer trois jours

D’une vie épuisée aux deux tiers de son cours.

Mais, comme en ces trois jours ma volonté féconde

Fera tenir un siècle et le destin du monde,

J’ai pour premier devoir d’être avare d’un bien

Dont je dois compte à Dieu, qui m’en a fait gardien.

DIANE.

Ah ! ne rendez pas Dieu complice d’une honte !

C’est de votre honneur seul que vous lui devez compte.

Et si votre salut veut une iniquité,

C’est signe que par Dieu vous êtes rejeté.

PAUL, à Diane.

Quelle condition met-il donc à ma grâce ?

Car je ne comprends rien à tout ce qui se passe.

RICHELIEU.

C’est un secret entre elle et moi... secret d’État !

PAUL.

Au fait, j’en sais assez pour entrer au débat.

Puisque ma sœur hésite à racheter ma vie,

Ce que vous demandez doit être une infamie.

J’approuve son refus, et sans plus discourir...

RICHELIEU.

Vous êtes cependant bien jeune pour mourir.

À votre âge, monsieur, autant qu’il m’en souvienne,

La vie est agréable et vaut bien qu’on y tienne.

PAUL.

Oui, mais plus j’ai de jours à vivre, monseigneur,

Plus mon bail serait long avec le déshonneur.

RICHELIEU.

Quittez-vous sans regret votre sœur ?

DIANE.

S’il me quitte,

Monseigneur, ma douleur nous réunira vite.

RICHELIEU.

J’y songe maintenant : ce duel n’avait-il pas

Pour cause la future à ce pauvre Cruas,

La fille de Grandin, mademoiselle... Rose ?

PAUL.

Marguerite.

RICHELIEU.

Le nom n’y fait rien. Je suppose

Que vous l’épouseriez volontiers ?

PAUL.

Ô mon Dieu !

Diane, porte-lui mon éternel adieu.

Dis-lui que je suis mort à notre amour fidèle,

Que si j’avais vécu... Pourquoi me parler d’elle !

Ô mon bonheur perdu ! mes rêves ! mes vingt ans !

Diane, sauve-moi, s’il en est encor temps,

Sauve-moi !

DIANE.

Pauvre enfant ! si jeune ! c’est horrible !...

Monseigneur, monseigneur, serez-vous inflexible ?

Ayez pitié de nous ! Si vous avez aimé...

Mais non... le cœur d’un prêtre à l’amour est fermé...

Au nom du Dieu clément ! au nom de votre mère !

Ne nous séparez pas, nous sommes seuls sur terre !

RICHELIEU.

Sa grâce est en vos mains.

DIANE.

À quel prix, juste ciel !

RICHELIEU.

Pensez à sa jeunesse.

DIANE.

Oh ! vous êtes cruel !

RICHELIEU.

C’est vous dont l’héroïsme à cette heure est barbare.

DIANE.

Vous le voulez ? Eh bien !... Oh ! ma raison s’égare,

Mon Dieu, mon Dieu !

RICHELIEU.

Ces noms ?

DIANE.

Mais quel sera leur sort ?

Répondez sur l’honneur.

RICHELIEU.

Sur mon honneur ? – La mort.

DIANE, après un silence, s’agenouille devant son frère.

Ne maudis pas la sœur ; c’est elle qui te tue.

Du coup qui t’abattra je dois être abattue ;

Mais le prix que cet homme impose à ta rançon

Est une abominable et double trahison.

PAUL.

Relève-toi, ma sœur. Pardonne-moi toi-même

Un instant de faiblesse à cette heure suprême.

Je le réparerai bientôt sur l’échafaud,

À Richelieu.

Et vous ne mourrez pas, monsieur, le front si haut.

RICHELIEU, sonne ; l’officier de la porte paraît.

Qu’on l’emmène !

LAFFEMAS.

Où cela, monseigneur ?

RICHELIEU.

À la Grève.

Paul sort avec l’officier.

 

 

Scène VI

 

DIANE, RICHELIEU

 

RICHELIEU.

Peut-être espériez-vous que ce n’était qu’un rêve ?

Croyez-vous maintenant à la réalité ?

DIANE.

Oui, monseigneur... je crois à votre cruauté.

RICHELIEU.

Au lieu de m’envoyer un impuissant reproche,

Arrachez votre frère à la mort qui s’approche.

Vous le pouvez encor; mais dans quelques instants,

Quand vous le voudriez, il ne serait plus temps.

DIANE.

En vain à me tenter le démon s’évertue,

Ma résolution s’est changée en statue.

RICHELIEU, après l’avoir regardée un moment.

Quelle tête de fer !

Il écrit.

DIANE.

Monsieur de Richelieu,

Le génie est bien grand que vous tenez de Dieu ;

Mais l’histoire dira que dans votre œuvre immense,

Il manque une grandeur suprême, – la clémence !

RICHELIEU.

Pas même celle-là. Voici la grâce.

Il lui tend un parchemin.

DIANE.

Quoi !...

RICHELIEU.

Votre obstination a triomphé de moi.

Je ne commets jamais de rigueur inutile,

Et tiens la cruauté sans but pour puérile.

DIANE.

Monseigneur...

RICHELIEU.

Les instants sont précieux ; courez.

Vous me remercierez plus tard, – quand vous voudrez.

Diane sort.

 

 

Scène VII

 

RICHELIEU, seul

 

Ce frère et cette sœur n’ont pas l’âme commune.

Il faut les attacher tous deux à ma fortune.

 

 

Scène VIII

 

LAFFEMAS, RICHELIEU

 

RICHELIEU, à Laffemas.

Vous venez bien ! – Pourquoi ce maintien consterné ?

LAFFEMAS.

Votre Éminence a donc fait grâce au condamné ?

RICHELIEU.

Sa sœur aime quelqu’un qui m’importe à connaître.

Soupçonnez-vous qui c’est ?

LAFFEMAS.

Non. – Ah ! si fait... peut-être,

Madame de Rouan était jalouse hier ;

Ce n’est qu’une lueur, – mais j’y pourrai voir clair.

L’amant de la duchesse est le marquis de Pienne.

RICHELIEU.

Celui qui recelait le frère ?

LAFFEMAS.

Tout s’enchaîne.

RICHELIEU.

Eh bien, si le marquis est aimé de la sœur,

Et que vous m’en donniez la preuve...

LAFFEMAS.

Oui, monseigneur,

Nous l’aurons.

RICHELIEU.

Mais j’entends une preuve bien nette,

Vous aurez la moitié de ses biens, – et sa tête.

L’OFFICIER DE LA PORTE, entrant par la gauche.

Monsieur fait avertir monseigneur qu’il l’attend.

RICHELIEU.

Qu’il daigne m’excuser ! – Je suis très mal portant.

 

 

ACTE V

 

Chez la duchesse de Rohan. Même décoration qu’au deuxième acte.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, DIANE, PAUL, MARGUERITE

 

La Duchesse et Diane sont assises à côté l’une de l’autre à droite, Marguerite, sur un siège plus bas, est aux pieds de Diane ; Paul debout.

MARGUERITE.

Vous ne m’avez rien dit de tout cela, marraine.

LA DUCHESSE.

À quoi bon ? Un malheur, aussi tard qu’on l’apprenne,

Est toujours su trop tôt.

MARGUERITE.

Non, non. Vous avez tort,

Et ma gaité d’hier me fait comme un remord.

LA DUCHESSE.

J’ignorais à quel point monsieur Paul t’intéresse.

MARGUERITE.

Mes regrets ne sont pas du tout à son adresse ;

Mais ma chère Diane avait le cœur navré,

Son frère allait mourir, et je n’ai pas pleuré !

DIANE.

Donnez-nous votre joie, à défaut de vos larmes.

LA DUCHESSE.

Heureuse enfant ! pour qui la douleur a des charmes,

On voit bien que tu n’as encor jamais souffert !

– Pour une occasion de pleurer que l’on perd,

On en retrouve cent, mignonne, sois tranquille,

Et la vie en chagrin plus qu’en joie est fertile.

MARGUERITE.

Qu’en savez-vous, marraine ?

LA DUCHESSE.

Oh ! par moi-même, rien...

Mais mon père l’avait entendu dire au sien.

MARGUERITE.

Quoi qu’il en soit, je suis maintenant bien heureuse.

PAUL, à gauche de Marguerite.

Pour ma sœur seulement ?

MARGUERITE, avec coquetterie.

Oui.

PAUL.

Soyez généreuse ;

Faites un peu semblant de ne pas me haïr.

MARGUERITE.

Je voudrais de bon cœur pouvoir vous obéir,

Mais, monsieur, ce semblant m’est impossible à faire,

Puisque je fais déjà semblant de... du contraire.

PAUL.

Ô chère Marguerite !

LA DUCHESSE.

Il faut les marier.

MARGUERITE.

Mon père là-dessus va bien se récrier.

PAUL.

Et pourquoi donc ? s’il veut pour gendre un gentilhomme

Mirmande vaut Cruas.

LA DUCHESSE.

Non pas pour le cher homme ;

Cruas était fort bien auprès du cardinal.

PAUL.

Et moi, par conséquent, j’y dois être fort mal.

Pourtant il m’a fait grâce.

LA DUCHESSE.

Oh ! c’est une boutade.

Il fallait qu’il se crût en effet bien malade.

Monsieur qui le traitait hier d’impertinent

Doit être convaincu par ce trait surprenant.

DIANE.

Vous ne le croyez pas capable de clémence ?

LA DUCHESSE.

En état de santé ? Jamais, – à moins d’urgence,

Ou pour un but caché. Dans cet esprit profond,

Le vice et la vertu, tout est à double fond.

DIANE.

Vous m’effrayez.

LA DUCHESSE.

Comment ?

DIANE.

Hélas ! madame, sais-je

Si la grâce de Paul ne cache pas un piège ?

LA DUCHESSE.

Non, non, le moribond, par ce trait paternel,

A voulu seulement amadouer le ciel.

DIANE.

N’importe ! J’ai sur moi des papiers de nature

À n’être pas surpris sans funeste aventure ;

Ils seraient mieux chez vous.

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce ? Peut-on savoir ?

DIANE.

Les voici. C’est monsieur de Pienne, l’autre soir,

Qui me les a donnés à garder, quand l’escorte

De monsieur Laffemas vint assiéger la porte.

LA DUCHESSE, se levant.

Ils seront mieux placés dans mes mains, en effet.

PAUL, à Marguerite.

Que nous importe à nous ?

Ils causent à voix basse, en se promenant.

DIANE, à la duchesse.

Vous rompez le cachet ?

LA DUCHESSE.

N’en ai-je pas le droit ?

DIANE, à part.

Oui, c’est elle qu’il aime.

LA DUCHESSE, à part, allant à la table à gauche.

Son testament ?

PAUL, à Marguerite, lui montrant le bouquet du troisième acte.

Ces fleurs sont votre doux emblème,

Et jusqu’à l’échafaud leur arôme fané

Comme un dernier adieu m’aurait accompagné.

MARGUERITE.

Pauvre ami !

LA DUCHESSE, à part.

Juste ciel ! il aime cette femme !

MARGUERITE, à Diane.

C’est égal : vous m’avez trahie.

DIANE.

Et je m’en blâme.

Mais le captif était si triste en sa prison !

LA DUCHESSE, à part.

Ô mes pressentiments, vous aviez donc raison !

MARGUERITE, à Paul.

Faut-il lui pardonner ?

PAUL.

Ce serait magnanime.

DIANE.

D’autant que je n’ai pas le remords de mon crime.

MARGUERITE, sautant au cou de Diane.

Que je vous aime, vous ! que je vous sais bon gré !

DIANE, souriant.

D’être sa sœur ?

PAUL.

Hélas !

DIANE.

Va, je te le rendrai,

Ce baiser qu’elle met en dépôt sur ma joue.

À Marguerite.

Puisqu’on vous mariera, ne faites pas la moue.

MARGUERITE.

Hélas ! tout n’ira pas peut-être à nos souhaits.

LA DUCHESSE, à part.

Elle sourit, elle est heureuse... Oh ! je la hais !

DIANE, à la duchesse, allant à elle.

Ce papier ?

LA DUCHESSE.

La surprise en eût été funeste,

En effet. Il convient qu’entre mes mains il reste.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, GRANDIN, PAUL, MARGUERITE, DIANE

 

LA DUCHESSE.

Bonjour, mon cher Grandin.

GRANDIN.

De Grandin, s’il vous plaît,

Madame. Je n’en suis pas moins votre valet.

LA DUCHESSE.

Je le crois. Depuis quand êtes-vous gentilhomme ?

GRANDIN.

Depuis une heure au plus.

LA DUCHESSE.

Qu’en va-t-on dire à Rome ?

GRANDIN.

Je m’en moque. Brutus redevient un pied-plat,

Dès l’instant que César a manqué le Sénat.

LA DUCHESSE.

C’est vrai.

GRANDIN.

Bonjour, fillette. Embrasse ton vieux père.

MARGUERITE, dans les bras de son père.

Vous ne m’en voulez plus ?

GRANDIN.

Non pas, diantre ! au contraire,

Ton monsieur de Cruas n’était qu’un garnement...

Le charbon le plus noir fait de la cendre blanche.

J’ai, d’ailleurs, un parti plus propre dans ma manche.

MARGUERITE.

Hélas ! j’aime quelqu’un.

GRANDIN.

Et si c’est celui-là

Que je veux te donner ?

MARGUERITE.

Ô bonheur ! – Le voilà...

GRANDIN.

Ah ! ah ! monsieur est donc le baron de Mirmande ?

PAUL.

Oui, monsieur.

GRANDIN, allant à Paul.

Touchez là. Jamais je ne marchande :

Je vous donne ma fille et trois cent mille écus.

Voilà comme je suis.

PAUL.

Monsieur, je suis confus...

GRANDIN.

Et toi, mignonne, es-tu contente ?

MARGUERITE.

Ô mon bon père !

GRANDIN.

Je me conduis en vrai gentilhomme, j’espère.

LA DUCHESSE.

Mais comment l’êtes-vous ?

MARGUERITE.

Et comment savez-vous

Notre amour ?

GRANDIN.

Je ferai d’une pierre deux coups,

Notre grand cardinal, ce matin de bonne heure,

M’a mandé par exprès dans sa noble demeure.

« Grandin, s’écria-t-il du plus loin qu’il me vit,

« Mon amitié pour vous à de Cruas survit.

« Je veux vous le prouver. Demandez quelque chose,

« Vous l’aurez. – Monseigneur est trop bon, et je n’ose...

« – Quand je vous dis d’oser, reprit-il, osez donc !

« Je vous accorde tout... hormis le grand cordon. »

Ma foi ! je demandai des lettres de noblesse !

« Ah ! » dit-il, en riant, « c’est où le bât vous blesse ?

« Bât est le mot ! Eh bien ! cher monsieur de Grandin,

« On va vous dessangler. » Il est parfois badin.

LA DUCHESSE.

Il n’est donc pas malade ?

GRANDIN.

Oui, malade ? – Il se porte

Comme le Pont-Neuf.

LA DUCHESSE.

Ah ! – c’est étrange.

MARGUERITE.

N’importe !

GRANDIN.

« J’y mets », ajouta-t-il, « une condition,

« C’est que vous consentiez à la prompte union

« De votre fille avec le baron de Mirmande.

« Ils s’aiment, » m’a-t-on dit. – « Si l’amour le commande, »

Répondis-je, « et s’il plaît en outre à monseigneur,

« Je tiens ce mariage à singulier bonheur. »

– Voilà comment je suis gentilhomme et beau-père.

PAUL.

Ô chère Marguerite !

DIANE.

Et Diane, mon frère ?

LA DUCHESSE, à part.

Étrange, en vérité !

Haut.

Ces pauvres amoureux,

Comme ils doivent avoir à bavarder entre eux.

GRANDIN.

Dirait-on pas qu’ils ont la parole gelée ?

PAUL.

Ma foi, j’avoue...

LA DUCHESSE.

Eh bien ! prenez votre volée.

Comme un jour de printemps ce jour d’hiver est doux ;

Allez dans le jardin, bras dessus, bras dessous.

PAUL.

Voulez-vous, Marguerite ?

LA DUCHESSE.

Eh ! sans doute. Elle grille

D’entendre, comme vous de parler. – Va, ma fille.

Paul et Marguerite sortent.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, GRANDIN, DIANE

 

GRANDIN, les suivant des yeux avec attendrissement.

Je les trouve jolis.

LA DUCHESSE.

Grandin !

GRANDIN.

Non, de Grandin,

Pardon !

LA DUCHESSE.

Vous les laissez aller seuls au jardin ?

GRANDIN.

Pourquoi pas ?

LA DUCHESSE.

Pourquoi pas ? et votre surveillance ?

GRANDIN.

Elle les gênerait.

LA DUCHESSE.

Vous suivrez à distance.

GRANDIN.

Il fait un froid de loup.

LA DUCHESSE.

Vous vous enrhumerez,

Voilà tout !

GRANDIN.

Mais, madame...

LA DUCHESSE.

Ils s’éloignent : courez.

Elle le pousse dehors.

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, DIANE

 

LA DUCHESSE.

Dans l’état de santé dont jouit l’Éminence,

Son excuse d’hier est une impertinence.

Il lui fallait sans doute un motif bien puissant

Pour manquer à Monsieur, premier prince du sang.

Qu’en pensez-vous ?

DIANE.

Moi ?... Rien.

LA DUCHESSE.

Ce motif ne peut être

Qu’un avis du complot donné par quelque traître.

DIANE.

Un traître aurait livré les noms des conjurés.

LA DUCHESSE.

Qui vous dit qu’en effet ils ne sont pas livrés ?

DIANE.

Ils seraient arrêtés !

LA DUCHESSE.

Peut-être dans une heure

Le seront-ils ! je vois péril en la demeure

Et le vais sur-le-champ aviser nos amis

De fuir...

DIANE.

Mais c’est par là qu’ils seraient compromis !

Ils se dénonceraient eux-mêmes par leur fuite !

LA DUCHESSE.

Et qu’importe, une fois hors de toute poursuite ?

DIANE.

C’est l’exil volontaire alors.

LA DUCHESSE.

Mieux vaut l’exil

Que l’échafaud... Ici leur tête est en péril.

DIANE.

Richelieu ne sait pas leurs noms, je vous le jure !

LA DUCHESSE.

Qu’en savez-vous ?

DIANE, troublée.

Sans rien en savoir, j’en suis sûre :

C’est un signe certain qu’il ne sait où frapper.

Madame, au nom du ciel ! par excès de prudence

N’allez pas désigner le but à sa vengeance.

LA DUCHESSE.

J’en sais assez.

Haut.

Eh bien, soit ! je n’écrirai point,

Puisque vous m’assurez...

 

 

Scène V

 

DIANE, LA DUCHESSE, DE PIENNE

 

LA DUCHESSE.

Vous arrivez à point,

Marquis.

DE PIENNE.

Mademoiselle et vous, chère duchesse,

Vous avez mieux dormi qu’hier ?

LA DUCHESSE.

Je le confesse.

Les femmes ne sont pas de bons conspirateurs :

J’ai rêvé l’autre nuit toutes sortes d’horreurs,

Et rien que d’y penser aujourd’hui je frissonne.

DIANE.

Qu’il est doux de n’avoir à trembler pour personne !

LA DUCHESSE.

Bref, n’ayant pas un cœur au carnage endurci,

J’aime mieux le complot manqué que réussi.

DE PIENNE.

Mais il n’est qu’ajourné.

LA DUCHESSE.

Ne gâtez pas ma joie !

Si ce n’est pas fini, souffre que je le croie ;

Laissez-moi respirer, et remettez gaîment

Au fourreau votre épée, au feu ce testament.

DE PIENNE.

Quel testament ?

LA DUCHESSE, le lui remettant.

Le vôtre... hé ! oui, mademoiselle

L’a cru plus assuré dans mes mains que chez elle.

DE PIENNE.

Et vous l’avez ouvert ?

LA DUCHESSE.

J’ai commis cet abus :

Je croyais en avoir le droit... que je n’ai plus.

Loin de m’en excuser, je m’en applaudis presque :

Vous êtes si courtois et si chevaleresque

Que vous n’auriez jamais ose me révéler

Ce que ce testament vient de me dévoiler.

DE PIENNE

Je ne sais dans mon trouble...

LA DUCHESSE.

Ai-je l’air d’une femme

À qui sa découverte ait mis la mort dans l’âme ?

Il fut un temps sans doute où j’aurais moins bien pris

Ce secret malgré vous... et malgré moi surpris ;

Mais aujourd’hui, marquis, aujourd’hui, l’avouerai-je ?

La révélation autant que vous m’allègre.

Moi-même du chemin j’avais fait la moitié,

Et mon amour pour vous tournait à l’amitié.

N’ayez donc nul remords.

DE PIENNE.

Ah ! vous êtes un ange !

LA DUCHESSE.

Soyez heureux... Voilà comme un Rohan se venge,

Mais serais-je de trop, marquis ? qu’attendez-vous.

Pour faire vos aveux et tomber à genoux ?

De Pienne met un genou en terre devant Diane.

DIANE, effarée.

Monsieur ?

LA DUCHESSE.

C’est vous qu’il aime.

DIANE, à part.

Ô joie inattendue !

LA DUCHESSE.

Mais parlez donc, mon cher... Elle attend, éperdue

Dans un doute anxieux, que vous le dissipiez.

DE PIENNE.

Ce n’est pas de l’amour que je mets à vos pieds ;

C’est l’adoration qu’on a pour une sainte !

L’aveu qu’ici m’arrache une douce contrainte,

Ne me croyant pas digne encor de votre foi,

J’avais chargé la mort de le faire après moi...

LA DUCHESSE.

Ménagez-lui, mon cher, l’émotion trop forte ;

La pauvre enfant ! de joie elle est à demi morte.

Mais vous-même semblez d’émotion transi...

Ah ! vous n’aviez jamais aimé personne ainsi !

Et dire que sans moi, par sa faute ou la vôtre,

Vous passiez en silence a côté l’un de l’autre !

– Eh bien, pour couronner mon œuvre, un dernier mot :

Cet ange au cardinal a livré le complot.

Diane tressaille de tout son corps.

DE PIENNE.

Madame !

LA DUCHESSE.

Elle se tait, marquis ; elle est jugée.

Qu’en dites-vous, mon cher ? suis-je assez bien vengée ?

DE PIENNE.

Diane... répondez !

DIANE.

Je jure devant Dieu

Que j’ai sauvé la France en sauvant Richelieu !

Je vous estime assez pour jurer qu’à ma place

Au sublime vieillard vous-même eussiez fait grâce,

Si, comme moi, monsieur, vous eussiez entendu...

LA DUCHESSE.

Voilà bien des serments pour un complot vendu.

DIANE, bondissant vers elle.

Vendu ?

LA DUCHESSE.

J’ai dit vendu.

DIANE.

C’est une ignominie !

LA DUCHESSE, à de Pienne.

Elle reçu le prix du marché qu’elle nie.

DIANE.

Où sont-ils, s’ils vous plaît, les prix que j’ai reçus ?

La grâce de mon frère ?...

LA DUCHESSE.

Et trois cent mille écus !

DIANE, étonnée.

Trois cent mille ?...

Avec un grand air.

Grand Dieu ! la dot de Marguerite !

LA DUCHESSE.

Que votre frère doit à votre seul mérite.

DIANE, anéantie.

Oui, c’est vrai... malheureuse ! et je ne voyais pas !...

Oui, cette dot ressemble au denier de Judas !

Tout m’accuse, et m’accable, et j’ai l’air d’une infâme...

Vous me tuez... que Dieu vous pardonne, madame !

Elle tombe sur un fauteuil, la tête dans ses mains.

LA DUCHESSE.

Maintenant libre à vous, marquis, de t’épouser.

DE PIENNE.

De quoi qu’une rivale ose vous accuser,

Diane, relevez la tête sous l’orage.

LA DUCHESSE.

Hé quoi ?...

DE PIENNE.

Nous serons deux à repousser l’outrage ;

Car je jure a mon tour qu’aucune lâcheté

N’a germé sous ce front empreint de loyauté.

DIANE, à part.

Ô noble, noble ami !

LA DUCHESSE.

Touchante confiance !

C’est trop d’aveuglement de nier l’évidence.

DE PIENNE.

L’évidence n’a rien que de trouble et d’obscur.

Auprès de la clarté de ce regard si pur.

Que le cardinal l’ait ou non récompensée,

Son action fut haute et haute sa pensée.

Dieu sait qui s’est trompé, d’ailleurs, d’elle ou de nous !

Si c’est elle, l’erreur est noble et je l’absous ;

Et qui donc l’oserait ranger parmi les traîtres

Quand je la couvre, moi, du non de mes ancêtres ?

UN LAQUAIS, annonçant.

Monsieur de Laffemas.

DIANE.

Ô ciel !

LA DUCHESSE, à Diane.

Quelles terreurs ?...

Laffemas parait sur la porte.

DIANE, bas, à la duchesse.

Richelieu sait que j’aime un des conspirateurs.

 

 

Scène VI

 

DIANE, LA DUCHESSE, DE PIENNE, LAFFEMAS

 

LA DUCHESSE.

Que voulez-vous, monsieur ?

LAFFEMAS.

Vous offrir mon hommage,

Madame ; m’acquitter ensuite d’un message.

C’est monsieur le marquis que je viens chercher.

DE PIENNE.

Moi ?

LAFFEMAS.

Oui, vous êtes requis au service du roi ;

Il s’agit de partir sur-le-champ pour l’armée

Avec la mission sous ce pli renfermée.

DE PIENNE.

Quoi ! sur-le-champ ?

LAFFEMAS.

À moins d’empêchement réel,

Monsieur.

DE PIENNE.

Un mariage est-il compté pour tel ?

LAFFEMAS.

Certes.

DE PIENNE.

Eh bien, je venais de faire une demande

Quand vous êtes entré.

LAFFEMAS.

Fort bien ! Pienne et Mirmande...

Beaux noms. Mes compliments, monsieur.

LA DUCHESSE, à part.

Il est perdu !

DIANE.

Mais, moi, je n’avais pas encore répondu,

Et je voudrais encor retarder ma réponse

Devant l’honneur auquel ma loyauté renonce.

– J’aime quelqu’un.

LA DUCHESSE, à part.

Pauvre âme !

DE PIENNE.

Ô mon espoir déçu !

DIANE.

Si vous m’aimiez, monsieur, c’était à mon insu.

Je ne crois pas avoir de reproche à me faire,

Et ne vous ai jamais traité que comme un frère.

DE PIENNE.

C’est vrai.

LAFFEMAS, à part.

Ce n’est pas lui.

DIANE.

Ne soyez pas jaloux,

Pourtant. Je suis aussi malheureuse que vous.

Celui qui pour toujours occupe ma pensée

Ignore pour toujours cette amour insensée ;

Je passerai ma vie à prier Dieu pour lui,

Sans qu’il en sache rien jamais plus qu’aujourd’hui.

DE PIENNE.

Priez aussi pour moi qui vous ai tant aimée.

À Laffemas.

Vous pouvez dire au roi que je pars pour l’armée.

Adieu, duchesse.

LA DUCHESSE.

Hélas !

De Pienne sort.

LAFFEMAS, saluant.

Mesdames...

À part, en sortant.

Buisson creux !

C’est à recommencer... je ne suis pas chanceux.

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE, DIANE

 

Diane tombe dans un fauteuil, éclatant en sanglots.

LA DUCHESSE, à genoux près d’elle et l’entourant de ses bras.

Diane ! ô dévouement !... ô vertu d’un autre âge !

Du courage !

DIANE.

Ah ! je viens d’en avoir, du courage !

Je n’en ai plus... d’ailleurs, ou pourrais-je eu trouver ?

Je n’ai plus rien à perdre et plus rien à sauver ?

LA DUCHESSE.

Il reviendra celui dont vous seule êtes digne.

À le voir votre époux un jour, je me résigne.

Il saura tout... par moi.

DIANE.

Non, qu’il ne sache rien,

Madame ! je ne puis unir mon sort au sien

Tant que le cardinal sera là... Qu’il m’oublie,

Et qu’en mou triste amour je reste ensevelie.

Mon sacrifice est fait.

LA DUCHESSE.

Pour tant de dévouement

Dieu vous doit...

DIANE, lui montrant avec un sourire mélancolique Paul et Marguerite qui paraissent au fond appuyés l’un sur l’autre.

Regardez : Dieu s’acquitte autrement.

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