Artaxerxe (Jean MAGNON)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur l’illustre Théâtre, en 1644.
Personnages
ARTAXERXE, Roi des Perses
DARIE, son fils ainé
OCHUS, son second fils
AMESTRIS, sa fille
ASPASIE, Princesse de Lydie
TIRIBAZE, Favori d’Artaxerxe
TISSAPHERNE, Capitaine des Gardes
TROUPES DES GARDES
La scène est dans Pazagardes dans l’appartement du Roi.
À MONSEIGNEUR DE CHANDENIER
CONSEILLER DU ROI EN SES CONSEILS D’ÉTAT et Privé, Seigneur Temporel et Spirituel de Tournus, et Abbé du petit Cisteau
MONSEIGNEUR,
S’il est vrai que les lieux où nous naissons nous communiquent quelque chose de leurs bontés, je dois au lieu de ma naissance le peu de lumière que j’ai ; ce n’est pas que ce climat ait les aspects dont le Ciel regardait Athènes, tous n’y naissent pas savants : mais je puis dire à sa gloire qu’il apporte de grandes dispositions pour le devenir. Il semble à m’ouïr que j’aie quelque qualité particulière, et que j’honore beaucoup mon berceau, je ne prétends point à la gloire d’Homère dont la naissance fut disputée par trois Villes de la Grèce, il me rejaillit plus de gloire d’être sorti de Tournus qu’il n’en reçoit pour m’avoir produit. C’est un effet de ma reconnaissance, j’en ai Monseigneur, une seconde à vous faire, le Ciel me rend redevable de tous les côtés, Tournus se doit tout à vous, et par réflexion je participe aux dettes d’une Ville aussi impuissante que moi : Si vous vous contentez des vœux qu’elle fait pour vous, elle en pousse continuellement, et sans doute elle importunera le Ciel jusques à ce qu’il rende å votre mérite les emplois qu’il lui doit. Votre naissance encor lui demande quelque chose, il ne lui refusera rien : C’est en vous qu’il a mis l’achèvement de votre maison. Oui, Monseigneur, vous en serez l’ornement si l’on peut ajouter quelque chose à l’éclat d’une race qui tire beaucoup de lustre de celle des Rois. Quand à mon égard que pouvais- je moins que de vous dédier mon premier ouvrage, je le mets donc sous votre protection, Monseigneur, il est de votre générosité de défendre un sujet ; certes je ne murmure point contre le Ciel de ce qu’il m’a fait dépendre de votre autorité. Cette servitude est si douce que l’on s’y soumet volontairement, et le Ciel ne m’a fait être par devoir que ce que je vous aurais été par inclination en vous connaissant. Je vous assure, Monseigneur, de mon affection, elle ne sera point intéressée, et je vous honorerai toujours par un pur motif d’amour. Agréez donc les protestations que vous fait,
MONSEIGNEUR,
Le plus passionné, et le plus humble de vos serviteurs et sujets.
MAGNON.
ACTE I
Scène première
ARTAXERXE, AMESTRIS, ASPASIE
ARTAXERXE.
Hé bien, chère Amestris, et vous belle Aspasie,
Mes fils briguent toujours le trône de l’Asie,
Si ces impatients aspirent d’y monter,
Une contraire ardeur me porte à le quitter.
La fortune des Rois n’est pas la plus heureuse,
Quoi qu’un nom spécieux la rende si fameuse,
Elle est de ces beautés qui ne plaisent qu’aux yeux :
Je souhaite un Empire à tous mes envieux.
AMESTRIS.
Tous les Princes n’ont pas une même fortune,
Il est des Rois heureux.
ARTAXERXE.
Leur disgrâce est commune,
Un Prince n’est jamais sans l’un de ces dangers,
Ou d’avoir guerre ouverte avec les Étrangers,
Ou de sentir chez soi des factions publiques,
Ou de voir dans sa Cour des malheurs domestiques.
Dès mon couronnement jusqu’à l’âge où je suis
J’ai vécu par coutume au milieu des ennuis,
Et si mon mauvais sort eut cessé de me suivre,
Manque de déplaisirs j’aurais cessé de vivre.
Est-il un Prince au monde affligé comme moi,
Toujours persécuté, frère, fils, père, ou Roi ?
La Couronne autrefois se donnait au courage,
Mon père fut fait Roi par un commun suffrage :
La Perse me vit né dans le premier état,
Mon frère vit le jour dans ce nouvel éclat,
Parisate en tira l’avantage de Cire,
Qui sous cette couleur prétendit à l’Empire,
Qu’il était fils de Roi, moi celui d’un sujet.
Mes enfants aujourd’hui raniment ce projet,
Si Darie étant né du vivant de mon père
Le voit renouvelé du côté de mon frère,
Puis qu’Ochus qui m’est né depuis que je suis Roi
Forme le différent que Cire eut contre moi :
En fin de tous les maux ma vie est le théâtre,
Ma constance du moins n’a plus rien à combattre,
Et je ne prévois pas que le ciel fasse pis
Que de me susciter et frère, et mère et fils.
AMESTRIS.
Seigneur, au moindre arrêt cette brigue est détruite.
ARTAXERXE.
Non, non, ce différent prend une longue suite,
La querelle d’un règne a d’aveugles débats,
Et deux frères rivaux ne se connaissent pas :
La mort de Cire.
ASPASIE.
Hélas !
ARTAXERXE.
Que sa fortune est belle,
Vous me rendez jaloux du sort de ce rebelle.
ASPASIE.
Traitez-le de rebelle, et d’ennemi des siens,
Ce coupable à vos yeux est innocent aux miens,
Je ne recherche point le secret des affaires,
Ni quel motif arma la mère et les deux frères,
La retraite de Cire eut diverses couleurs,
Mon père à mon exemple ému de ses malheurs,
Résolut une guerre en faveur de ce Prince,
Il lui permit l’entrée en toute sa Province,
Et s’étant déclaré vit tout l’Empire uni
S’armer au nom de Cire, et d’un Prince banni.
J’appris par l’entretien du confident de Cire,
Comment l’un de vos grands gouvernait votre Empire,
Comme ayant éloigné vos meilleurs serviteurs,
Introduit dans la Cour un nombre de flatteurs,
Ce Ministre animait le fils contre la mère,
Et même avait causé la retraite du frère.
Mon frère sur ce bruit le reçut dans sa Cour,
C’est-là que ses malheurs formèrent notre amour,
J’aimai ce malheureux, je lui parus aimable,
J’abandonnai les miens pour suivre un misérable,
Heureuse ayant été compagne de son sort,
Malheureuse en cela de survivre à sa mort.
Je ne repasse point cette triste journée
Qui rompit ses projets comme notre hyménée,
Où ceux de son parti furent enveloppés,
Où ceux qui le servaient furent même trompés.
Ce grand secours des Grecs témoin de sa défaite,
Me laissa dans les fers en faisant sa retraite,
Ainsi je porte seule un juste châtiment,
Je vous venge des Grecs, d’un père et d’un Amant.
ARTAXERXE.
Les Grecs ont bien appris à toutes leurs Provinces
À ne se plus mêler du différent des Princes,
La mort de votre père enseigne à ses égaux
Cette fidélité que doivent les vassaux :
L’exemple de mon frère apprend aux mauvais frères
À ne jamais former des desseins téméraires.
Hélas ! c’est de ce sang d’où dérivent nos pleurs,
Et c’est de cette mort que naissent mes malheurs !
Jusqu’où va la fureur quand elle aveugle une âme ?
Ma mère par vengeance empoisonna ma femme,
Les mannes de mon frère étaient trop irrités,
Elle les satisfit par mille cruautés.
Cette forte amitié qu’elle eut toujours pour Cire
La fit après sa mort sortir de mon Empire,
Elle porta partout l’ardeur de se venger,
Et je lui vis choisir un séjour étranger,
Où sa mort me vengea de celle de mon frère,
Par qui je fus vengé de celle de ma mère.
Le Ciel les a punis par un malheur pareil,
L’un pour avoir trop cru, l’autre pour son conseil.
AMESTRIS.
Parisate était Reine, elle fut mère et femme,
Par là plus susceptible aux passions de l’âme :
Elle fut trop facile à croire les flatteurs,
Et trop bonne Maîtresse à ses faux serviteurs.
L’avancement d’un fils fut toute son envie,
Ces défauts n’ôtent rien aux vertus de sa vie.
ARTAXERXE.
L’Empire sur soi-même est le plus haut pouvoir,
En qualité de Reine elle devait l’avoir :
En qualité de femme elle a dû se connaître,
En qualité de mère elle dut la paraître,
Et les mères de Rois dans leurs mauvais projets
Se doivent regarder au nombre des sujets,
Et voir de ce haut rang où les met la naissance
Que leurs fils naissants Rois sortent de leur puissance :
Et que par un revers, qu’autorise la Loi,
De mère on est sujette, et de fils l’on est Roi.
AMESTRIS.
Les malheurs de la Perse ont une autre origine,
Sans doute Tiribaze en sera la ruine,
Il s’est facilité les moyens de régner,
Il en sait la leçon de ne rien épargner
Aux dépens de plusieurs il les met en pratique,
Et je vois les desseins de ce grand Politique,
Il les a commencé par la perte des Grands,
Il a sans cesse ému de nouveaux différends,
Et par là s’est rendu si craint et nécessaire
Qu’il vous coûte la mort d’un frère et d’une mère.
De tant de bons appuis l’État est affaibli
Que l’on voit malgré vous son Empire établi.
Votre trône est son port après de tels orages,
La brigue de vos fils est l’un de ses ouvrages,
Et leur dissension est un secret pour lui :
Ainsi se mêle un traître aux différends d’autrui,
Cet homme entreprenant se fonde sur leur perte,
L’on se doit défier d’une âme si couverte.
Les maximes qu’il donne ont des motifs secrets,
Cet artificieux cache ses intérêts,
Et son Prince lui-même aide à son artifice,
Vous même contre vous devenez son complice.
Contre vous il se sert de votre autorité,
Votre absolu pouvoir semble être limité,
Et dans ce grand crédit que fait son insolence
Il commande en effet, et vous en apparence.
Cette haute faveur ne l’a pas satisfait,
L’ambitieux joindra l’apparence à l’effet.
Amestris manque seule à sa grande fortune,
Et cet audacieux sans cesse m’importune :
Si j’osais vous parler avec liberté,
Seigneur, j’accuserais votre facilité
De souffrir si longtemps que cet homme en abuse.
ARTAXERXE.
Ses grandes actions méritent qu’on l’excuse,
Je me dois accuser de sa témérité,
Je le portai moi-même à cette vanité
Qu’une fille de Roi paierait son mérite :
Votre appréhension m’en fit prévoir la suite,
J’arrêtai là le cours de cette passion,
Et je mets cette borne à son ambition.
Si vous voulez savoir le secret de me plaire,
Et vous et tous mes fils, souffrez son ministère,
Mon trône tremblerait sans un si ferme appui
Si même mes enfants me sont moins chers que lui.
AMESTRIS.
Un esprit si rusé contrefait le fidèle,
Au point qu’on veut trahir l’on monstre plus de zèle,
Il entre.
ARTAXERXE.
Je sais bien ce qui l’amène ici.
AMESTRIS.
Il témoigne toujours quelque nouveau souci,
Nous vous laissons ensemble agiter cette affaire.
ARTAXERXE.
Non, non, votre présence y sera nécessaire.
Scène II
ARTAXERXE, AMESTRIS, ASPASIE et TIRIBAZE
TIRIBAZE.
Oserais-je interrompre un si doux entretien ?
ARTAXERXE.
Ton Roi sur ce rencontre avait besoin du tien.
TIRIBAZE.
Vous êtes informé de la brigue des Princes,
Leur querelle, Seigneur, menace vos Provinces,
Les plus Grands de l’Empire y sont intéressés,
Le peuple va revoir les désordres passés,
Et sur le bruit qu’a fait la brigue de deux frères,
Son appréhension rappelle ses misères.
Abolissez enfin tant de prétentions
Ordinaires sujets de nos dissensions,
Un lâche éviterait ce dangereux rencontre,
C’est dans l’occasion qu’un vrai sujet se montre,
Et le crime est plus grand qui tait la vérité
Que celui de parler avec liberté.
ARTAXERXE.
J’aime dans mes sujets cette noble franchise,
Je confondrai bientôt cette grande entreprise.
Qu’on les appelle. Et toi qui m’en as averti,
Dans leur dissension prends-tu quelque parti ?
TIRIBAZE.
Je n’en épouse point, et si l’un m’intéresse
Je me déclarerais en faveur de l’aînesse,
Ma voix est en cela le sentiment de tous.
ARTAXERXE.
Et pour quel intérêt vous déclareriez vous ?
ASPASIE.
Si j’osais incliner ou pour l’un ou pour l’autre
Le parti de l’aîné.
AMESTRIS.
Le mien n’est pas le vôtre,
Ochus.
ARTAXERXE.
Est conseillé par quelques mécontents,
Ce sont hommes de Cour qui font valoir le temps,
Des esprits aveuglés dans leurs propres affaires
Qui dans celles d’autrui se rendent nécessaires.
Je veux qu’après ma mort ce droit soit arrêté,
Et que ce vieil abus cesse d’être agité.
TIRIBAZE.
Vous auriez vu, Seigneur, tous vos États en guerre,
Tout l’Orient armé se jeter sur vos terres.
Les Perses auraient vu des peuples triomphants
Arracher à vos yeux le sceptre à vos enfants :
Et les Grecs animez par cette jalousie
Se seraient enrichis du débris de l’Asie,
Le peuple va jouir d’une éternelle paix.
ARTAXERXE.
Ni les Perses ni moi ne la verrons jamais :
Un ancien Oracle a fait souvent paraître
Que nous devons tomber aux mains d’un nouveau Maître,
L’on verra quelque jour mon Empire soumis,
Et les Mèdes vengés par d’autres ennemis.
Les personnes des Rois ne sont pas immortelles,
Ni les Principautés ne sont pas éternelles.
C’est une vérité qui touche les esprits
De voir que toute chose approche du débris :
La Perse a dévoré tous les États du monde,
Les Dieux ont ordonné que mon siècle en réponde,
Et quelque autre verra nos superbes Tyrans
Être donnés en proie à d’autres Conquérants.
Ce désordre s’approche, on n’y voit point d’obstacle,
Tout incline au succès que nous prédit l’Oracle,
Cette dissension va servir d’instrument,
Et de fatale entrée à ce grand changement.
Ô Dieux, de mon vivant suspendez cet orage !
TIRIBAZE.
L’Empire est éternel, malgré ce vain présage
Nous aurons cette paix.
ARTAXERXE.
Je la souhaite ainsi,
Je ne la verrai pas ni mes fils.
TIRIBAZE.
Les voici.
Scène III
ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, ASPASIE, TIRIBAZE
ARTAXERXE.
L’Empire n’a-t-il pas de quoi vous satisfaire ?
Pourquoi le briguez-vous s’il est héréditaire ?
La maxime qui dit qu’on fait tout pour régner
Tient que l’ambition ne doit rien épargner.
Sans plus considérer, ni père ni personne,
Par de sanglants degrés montés à la Couronne.
DARIE.
Je vous fais un aveu digne de votre fils,
Que je mépriserais tout l’éclat des Sophis,
Et toutes les grandeurs que le commun estime,
Si leur possession s’acquerrait par un crime.
Je vous demande en fils un sceptre qui m’est dû,
La Perse offre pour moi le sang qu’elle a perdu,
Et rougissant encor des révoltes de Cire,
Semble s’intéresser pour l’aîné de l’Empire,
Qu’on repasse les temps jusqu’au plus éloigné,
L’aîné de siècle en siècle aura toujours régné,
Les peuples sont d’accord que cette préférence,
Fut toujours attachée aux droits de la naissance.
C’est par là que les Rois semblent Dieux en ce point,
En ce que comme Dieux les Rois ne meurent point.
C’est l’éternel appui d’une race infinie,
La chute des Tyrans, et de la tyrannie.
Mon frère est fils de Roi, je le suis bien aussi,
Quelle inégalité trouve-t-il en ceci ?
Que mon père était Roi quand il lui donna l’être,
Qu’il n’était que sujet au temps qu’il me vit naître,
Qu’ôte ce changement aux droits de premier né ?
Mon droit est éternel, le Ciel me l’a donné.
Quoi, Seigneur, vos grandeurs seraient donc mes disgrâces,
Et de tels changements en feraient-ils aux races ?
Nous sommes même sang, vous est-il plus que moi ?
Cessez-vous d’être père en devenant mon Roi ?
Me méconnaissez-vous dessous un diadème,
Et quoi que vous changiez ne suis-je pas le même ?
Qu’ai-je donc entrepris qui répugne au devoir
Contre les sentiments qu’un vrai fils doit avoir,
Et qui me puisse rendre indigne de ce titre ?
Un Roi le doit juger, un père est mon arbitre,
J’ai suivi votre sort dans un état privé,
J’aspire au même honneur qui vous est arrivé,
J’attends de vos bontés cette reconnaissance.
OCHUS.
Vous venez d’alléguer un vieux droit de naissance,
Et vous vous prévalez d’une commune loi
Dont la suite a traîné des trônes après soi,
La cause du débris des États Monarchiques,
Et l’ordinaire erreur des plus grands Politiques.
Abus pernicieux, lâche nécessité,
Que d’établir des lois contre sa liberté.
L’élection d’un Roi doit être volontaire,
Un État se détruit s’il est héréditaire,
Et dès que nous perdons la liberté du choix
Un Roi parle bien haut, et son peuple est sans voix.
Il faut même adorer une puissance inique,
Demander la longueur d’un règne tyrannique,
Et si de bons sujets se laissent asservir
Il abuse d’un droit qu’on ne lui peut ravir :
Le peuple en retenant une puissance égale
Contre pèse l’excès de la grandeur royale :
Si le Prince Électif modère son pouvoir
Son peuple en l’imitant se tient dans le devoir,
Toutes leurs volontés n’ont qu’un même génie,
Leur union observe une étroite harmonie,
Par cet égal amour qui les unit aux lois
Un monde se compose à l’exemple des Rois.
Je ne veux rien donner à ce noble avantage,
Je l’ôte à la vertu pour le donner à l’âge,
J’appelle les aînés à cet illustre rang,
Mon aveu n’ôte rien aux vrais Princes du sang.
Les Dieux seuls sont sur nous dans le rang où nous sommes,
Et de nous seuls dépend la fortune des hommes.
Excusez, Monseigneur, mon indiscrétion
De rechercher mes droits dans votre extraction,
Je sors d’un rang Royal, un Monarque est mon père,
Et l’on a vu sujet le père de mon frère.
Dépouillez-vous, Seigneur, de ces vieux mouvements,
Un Roi doit épouser de nouveaux sentiments,
Et des sujets faits Rois d’une tige commune
Doivent changer de cœurs en changeants de fortune.
ARTAXERXE.
Vous formez des partis moi vivant à mes yeux :
Où va ce différent, esprits séditieux,
Jusqu’à renouveler une vieille querelle ?
Songez moins aux desseins qu’à la mort d’un rebelle,
Que de mêmes projets ont pareils accidents :
Vous Ochus, vous Darie, et vous fils imprudents,
Puissiez-vous éprouver si le sceptre a des charmes
OCHUS.
Cire le contesta par la force des armes,
Je ne le disputai que par celle des lois :
Est-ce crime, Seigneur, de défendre ses droits ?
DARIE.
Le Roi par mes raisons hérita de l’Empire,
Pourquoi renouveler la querelle de Cire ?
OCHUS.
L’on trouve deux desseins dans un même intérêt,
Un combat le jugea, je n’attends qu’un arrêt
ARTAXERXE.
Mes fils, je me promets de votre obéissance
Que vous vous remettrez en bonne intelligence :
C’est ton frère Darie, Ochus, voilà ton Roi,
Rendez nos Dieux témoins d’une éternelle foi.
OCHUS.
J’attache à ce serment mon honneur et ma vie.
DARIE.
De ma part j’exécute une si belle envie.
ARTAXERXE.
Si vous la conservez tous mes vœux sont finis,
Je mourrai trop heureux si vous vivez unis.
Tu succèdes, mon fils, aux droits de nos Monarques,
Et je t’en veux donner les nécessaires marques.
Que la Cour se dispose à la solennité,
Et pour ne point troubler cette félicité
Qu’un entretien suffise à réunir deux frères :
Mes fils oublions tout.
DARIE.
Nos aigreurs sont légères,
Sans doute un entretien pourra tout réparer.
Scène IV
DARIE, OCHUS
OCHUS.
Mon Prince.
DARIE.
Mon frère, un trône a pu nous séparer,
Évitez l’entretien d’une foule de traîtres,
Hommes à profiter du malheur de leurs Maîtres,
Qui dans les changements recherchent un appui
Font servir à leur sort la fortune d’autrui,
Qui dans l’âme des Grands inspirent des ombrages,
Et qui pour subsister élèvent mille orages.
OCHUS.
Vous employez un homme assez pernicieux,
Fourbe, esprit remuant, ministre ambitieux :
Le Roi préoccupé de ses belles maximes
A cru s’éterniser par tant d’illustres crimes :
De là sont procédés ces éternels soupçons,
Et les facilités à suivre ses leçons,
Sans le noircir des noms d’âme double, et d’ingrate,
Et sans lui reprocher la mort de Parisate,
Suffit qu’à mes dépens il ait fait sa grandeur.
DARIE.
Vous en parlez, mon frère, avecque trop d’ardeur,
Vous vous imprimez trop tout ce qu’on vous inspire,
Le Roi le croit utile au bien de son Empire,
Même à ce que j’apprends vous vous servez de lui.
OCHUS.
Ma faveur ne dépend que du crédit d’autrui,
Au moins si je ne l’aime, il faut que je le craigne.
DARIE.
Souffrons sa tyrannie un jour viendra mon règne.
OCHUS.
Si j’osais employer votre premier pouvoir.
DARIE.
Expliquez-vous, mon frère, oui faites-moi valoir,
Employez mon crédit, exercez ma puissance,
Ou je suis impuissant dans votre défiance,
Ou vous vous défiez des offres que je fais :
Acceptez en cher frère et l’offre et les effets.
OCHUS.
Ha ! c’est trop me confondre.
DARIE.
Ha ! c’est trop me suspendre,
S’il est dans mon pouvoir vous pouvez tout prétendre.
OCHUS.
La Princesse Aspasie est l’objet de mes vœux,
Et sa possession fait tout ce que je veux.
DARIE.
Vous voulez la Princesse ?
OCHUS.
Oui, je veux Aspasie,
Avec cette faveur je renonce à l’Asie,
Ma brigue est un effet de cette passion,
Et mon secret motif n’est pas l’ambition.
Les lois vous appelaient à l’Empire des Perses,
Je ne vous suscitai de si faibles traverses
Que pour vous exciter à défendre vos droits,
Et pour donner sujet à la faveur des lois ;
Vous savez leur pouvoir, vous savez ma demande,
Procurez-moi de grâce une faveur si grande.
DARIE.
Arrêtons-là, mon frère, et suivons la douceur,
Je ne me prévaux point des droits du successeur,
Nous irritons le Roi par un tel artifice
Que l’un soit son rival, que l’autre le trahisse.
OCHUS.
Vous vous désavouez.
DARIE.
Oui, je tiendrai ma foi,
Et je vais m’attirer la colère du Roi,
La honte d’un refus.
OCHUS.
C’est moi seul qui hasarde.
DARIE.
Autant ou plus que vous ce refus me regarde,
Pour vous visiblement je m’expose au refus.
OCHUS.
Après cette faveur je m’en vais tout confus.
Scène V
DARIE, seul
En mêmes lieux que moi nouvelle jalousie,
Nous vîmes du même œil Aspasie et l’Asie,
Amant ambitieux, j’ai toujours un rival,
Que ce secret rapport me semble bien fatal.
Trahir un imprudent est moins crime qu’adresse,
Si près d’en avoir l’une ayons l’autre Maîtresse.
Régner sans Aspasie, et l’aimer sans régner
Sont deux biens imparfaits qu’on ne peut éloigner.
Je la préférerais même au choix de l’Empire.
Ô lâche sentiment que l’intérêt m’inspire !
Tous deux ambitieux, et tous deux amoureux,
Par tout entreprenons un combat généreux.
ACTE II
Scène première
ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, TIRIBAZE
ARTAXERXE.
Cette succession t’est en fin assurée,
Et que ma volonté soit par tout déclarée,
Tiribaze a ce soin.
TIRIBAZE.
Il reçoit cet emploi.
ARTAXERXE.
Mon fils, souffre avec cœur ce qu’ordonne la loi,
Je te fais gouverneur des côtes de l’Empire,
Gouvernement qui fut l’apanage de Cire,
Témoigne-toi fidèle en ce gouvernement.
Toi, mon cher successeur, demande librement,
La loi te le permet, la coutume l’ordonne,
Je ne refuse rien donnant une couronne
J’accorde tout, demande, et j’engage ma foi,
La parole d’un père, et le serment d’un Roi.
DARIE.
Seigneur, sa passion vous demande Aspasie,
Ce don réparerait la perte de l’Asie :
C’est toute la faveur que j’ose demander.
ARTAXERXE.
Et c’est cette faveur qu’on ne peut accorder.
OCHUS.
Seigneur, examinez ce que je me propose,
Cire arma contre vous pour l’appui de sa cause,
Et n’ayant pu forcer l’équité de nos lois,
Il employa la force à rassurer ses droits ;
Comme il avait choisi cette sanglante voie
Sa retraite exposa toute la Perse en proie,
Il vint accompagné de nos vieux ennemis
Qui se flattaient déjà de nous avoir soumis,
De remplir notre Oracle, et dont la jalousie
Dévorait par l’espoir la conquête d’Asie.
Un ordre plus puissant différa ce revers,
Tout l’Empire aujourd’hui se verrait dans les fers
Si le Ciel par sa mort n’en eut borné la suite :
C’est ce vieux différent que mon amour suscite,
Oui, Seigneur, mon motif n’était pas de régner,
Ma prompte déférence a dû le témoigner,
Ce vieil abus mourait, si je l’ai fait renaître
L’amour m’y porta plus que le vœu d’être maître,
Et par ce même arrêt à qui j’ai dû céder,
Seigneur, reconnaissez si je veux commander,
J’aurais imité Cire, et dans tous mes refuges
J’aurais par l’intérêt ébranlé tous mes Juges,
Par l’espoir du butin qui flatte les Tyrans
Les Grecs viendraient juger de tous nos différents.
Je n’ai point récusé le jugement d’un père,
Je contestais en frère, en fils je vous défère ;
Pour me récompenser d’un si grand intérêt
Partagez vos faveurs par ce second arrêt,
Que si vous condamnez ce nouveau stratagème,
Que ne peut entreprendre un homme quand il aime ?
C’était le seul secret qui put me l’acquérir,
Je m’en serais servi s’il eut fallu mourir.
ARTAXERXE.
Non ne te promets rien de ce rare artifice,
Je me rendrai parjure avec trop de justice,
Toi qui t’es honoré d’un si mauvais emploi,
Sais-tu jusqu’où s’étend la force de la loi
Que même sa rigueur exprime la personne ?
Et tu veux pour autrui ce que la loi te donne,
Elle est en ta faveur, demande et fais un choix,
Je suis prêt de vouloir ce que veulent les lois.
DARIE.
Après tant de faveurs que faut-il qu’un fils fasse ?
Vous dois-je importuner d’une seconde grâce ?
Non, non, plus de bienfaits, je suis déjà confus,
Pour punir ma demande il lui faut un refus,
Je me suis fait justice, et c’est par mon silence
Que je réparerai ce qu’a fait ma licence.
Je ne demande rien.
ARTAXERXE.
Mon fils découvre-toi,
Je te le jure encor par cette double foi,
J’en jure par le jour, foi la plus adorable
Que la religion a fait irrévocable.
DARIE.
Je demande Aspasie, et vous dont tous les vœux
Cherchent à s’opposer à tout ce que je veux,
Condamnés un amant dans ce combat extrême
Qui s’est pour vous servir armé contre soi-même,
Et que le sentiment qui fait les généreux
Mettait dans un péril de se voir malheureux.
Contre mon propre amour je servais votre flamme,
Et dans les mouvements dont j’étais combattu
Je le fis amoureux d’une fausse vertu,
Et malgré cette erreur que l’on doit tout aux nôtres
Contre mes intérêts je soutenais les vôtres.
Souffrez que je me serve, et qu’agissant pour moi
Je contente l’amour, satisfasse la foi,
Que l’on puisse douter de ce que je préfère
Ou du frère à l’amour, ou de l’amour au frère,
Et lequel je servais avec plus de regret.
L’incident de l’Empire est donc notre secret,
L’amour ne s’est servi du dessin sur l’Asie
Que comme d’un moyen pour avoir Aspasie.
Régnez, régnez, mon frère, et ne me l’ôtez pas,
Le Sceptre n’a pour moi que de faibles appas,
Qu’on me réduise au choix ou d’elle ou de l’Empire,
En elle j’ai trouvé tout ce que je désire.
ARTAXERXE.
Qu’on appelle Aspasie. Ha ! cruels, vos désirs
En veulent sans respect jusques à mes plaisirs !
Imprudence d’aveugle, ô serment téméraire !
Insolente coutume, idole du vulgaire !
DARIE.
Seigneur !
ARTAXERXE.
Et vous encor, tous deux sont mes rivaux
Savant ordre qui fais la suite de mes maux
Que tu composes bien une fâcheuse vie,
Insatiables fils, jusqu’où va votre envie,
Dans cette avidité voulez-vous m’arracher
Vous dirai-je la vie, ou ce qui m’est plus cher ?
Régnez, régnez, ingrats, et partagez l’Asie.
Toi perfide, mon fils, rends-moi mon Aspasie,
Dispense-moi cruel du serment que j’ai fait
Il est de ton pouvoir d’en suspendre l’effet.
DARIE.
C’est l’intérêt des Dieux, lui seul nous en dispense.
ARTAXERXE.
Non, je me servirai de ma propre puissance.
DARIE.
Violes un serment, j’en appelle à la loi,
Et violes nos lois j’en fais juge la foi,
Que si vous évitez la justice des hommes
Les Dieux en connaîtront au rencontre où nous sommes.
ARTAXERXE.
Ce fantôme assemblé de loi, de foi, de Dieux,
Que l’on fait effroyable à l’âme comme aux yeux,
N’est qu’un léger remord qui touche une faible âme.
Chimère qui consiste en la crainte du blâme,
Qui de soi produisant un scrupule d’honneur :
Ce caprice en effet n’est qu’une aveugle estime
Qui fait vertu le vice, et fait la vertu crime,
Que s’il est quelques Dieux vengeurs des faux serments
Ils contrefont les sourds sur celui des amants.
DARIE.
Seigneur, c’est faire aux Dieux une seconde injure.
ARTAXERXE.
Voici ce bel objet pour qui je suis parjure,
Et si de ses beaux yeux l’un ou l’autre est touché
Qu’il donne au criminel le pardon du pêché.
Scène II
ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, ASPASIE, TIRIBAZE
ARTAXERXE.
Jugez du différent, équitable Princesse.
Doit-on exécuter une aveugle promesse ?
ASPASIE.
L’imprudence à soi seule impute un accident,
L’on n’est pas moins parjure en étant imprudent.
ARTAXERXE.
Le vulgaire a ses lois, les Grands ont leurs maximes.
ASPASIE.
Cette diversité n’en met pas dans les crimes,
Les Rois peuvent faillir.
ARTAXERXE.
Du moins impunément.
ASPASIE.
Le Ciel s’est réservé ce juste châtiment,
Quoi qu’un plus beau motif doive régler notre âme
Nous conservons l’honneur par la honte du blâme,
La crainte du supplice y traîne les sujets
Un Roi s’y doit porter par de nobles objets,
Et rechercher en lui par une pure estime
Ce que produit en eux le châtiment du crime.
ARTAXERXE.
Ô vertu trop contrainte ! ô trop sévère loi !
ASPASIE.
Qu’est-il de moins forcé que la prendre de soi ?
La promesse en est libre.
ARTAXERXE.
Et l’effet nécessaire.
ASPASIE.
Par le consentement rendez le volontaire.
Ne pouvant rappeler ce que vous avez fait
D’une libre action, faites un libre effet.
ARTAXERXE.
C’est à vous d’accomplir ma promesse et la vôtre.
ASPASIE.
La volonté d’autrui ne peut rien sur la nôtre,
C’est un droit que le Ciel ne s’est pas réservé,
Et que mille secrets ont toujours conservé.
ARTAXERXE.
Vous en disposerez, votre soupçon m’offense,
Je n’abuserai point de ma toute-puissance :
C’est de vous que dépend l’effet de mon arrêt.
ASPASIE.
Puisque j’y prends, Seigneur, un si grand intérêt
Vous devriez m’éclaircir d’un secret qui me touche.
ARTAXERXE.
Vos yeux ont déjà fait l’office de ma bouche,
Je tiendrai ma parole, Amants unissez-vous,
J’usurpe sur votre âme un empire bien doux.
Que Darie est heureux, son bonheur est extrême !
ASPASIE.
Je ne rougirai point d’avouer que je l’aime,
Et que pour lui l’amour trahit mon premier vœu,
La mémoire de l’oncle agit pour le neveu.
Si l’on croit que j’en veuille à l’éloge de Reine
Mes malheurs m’ont laissé le nom de Souveraine,
Et grâce à vos bontés le rang qu’ici je tiens
M’a dû faire oublier la fortune des miens.
Seigneur, je suis ingrate, et les Dieux peu propices
M’ont ôté les moyens d’égaler vos services,
Si ce n’est que les vœux approchent du bienfait,
Les miens en ce rencontre ont déjà satisfait.
S’il en faut de nouveaux que rien ne vous traverse,
Mon amour prit parti dans les guerres de Perse,
Et dans ce grand désordre où les peuples armés
Virent devant leurs rangs deux frères animés
Avecque cette ardeur de se vouloir détruire :
Lors, dis-je, que les Dieux décidaient de l’Empire,
Et que pour satisfaire à leur sanglant courroux
Leur arrêt exigea la mort de l’un de vous :
Je commençais à peine à répandre des larmes,
À vouloir condamner l’aveuglement des armes,
Que je me vis aimée et du père et du fils,
L’amour voulut venger la perte que je fis,
Et sembla disposer la beauté d’Aspasie
À servir d’instrument aux malheurs de l’Asie.
Enfin j’aimai le fils, et nous voyons ce jour
Que m’a toujours fait craindre un si fatal amour,
Marqué par le destin pour un jour si funeste
Qu’à ce commencement j’en présage le reste.
C’est ce que produiront ces secondes amours,
Par mon éloignement arrêtez-en le cours,
Seigneurs, considérez que je suis Étrangère,
Et si mon peu d’appas avait de quoi vous plaire
Que ce peu de beauté n’est pas de la valeur
À se voir acheter par un si grand malheur.
Que si vous vous plaignez d’une si longue feinte
Le respect a tenu nos amours en contrainte,
Notre conseil était de ne rien découvrir
Jusqu’à ce qu’un bonheur vint lui-même s’offrir.
ARTAXERXE.
Madame, il s’offre à vous, l’occasion est belle,
Et je veux couronner une amour si fidèle,
Tant d’entretiens secrets témoins de cet amour
Ont prescrit des longtemps ce favorable jour.
ASPASIE.
Seigneur.
ARTAXERXE.
Vivez heureux je n’y mets point d’obstacles,
Ochus même y consent.
OCHUS.
Vous êtes mes oracles,
Aspasie, et mon Roi sont mes divinités,
Seigneur, contribuons à leurs félicités,
Pour moi je faits ces vœux avec un cœur de frère
Qu’un bonheur éternel s’étudie à leur plaire.
ARTAXERXE.
Princesse, vous perdez dans cet éloignement.
AMESTRIS.
Je donne ce malheur à leur contentement,
Et ce sont en amour d’extrêmes tyrannies
De vouloir séparer deux âmes bien unies.
TIRIBAZE.
Si c’est être tyran, juges-en Amestris.
ARTAXERXE.
Mon pouvoir ne va pas jusques sur les esprits,
Mon fils je vous la donne, emmenez votre épouse.
AMESTRIS.
Et votre Majesté n’est-elle point jalouse ?
ARTAXERXE.
L’on doit quitter un bien qu’on ne peut posséder,
Je la donne à mon fils ne la pouvant garder,
Je fais une vertu d’une action forcée,
Et l’ingrate Aspasie est hors de ma pensée.
DARIE.
Je suis seul criminel.
ARTAXERXE.
Jouis de ton amour,
Audacieux.
TIRIBAZE.
Seigneur, dans ce bienheureux jour,
Dans ce jour de faveurs, puis-je en espérer une ?
ARTAXERXE.
À moins que de régner que voudrait ta fortune ?
Veut-elle mon Empire, et peut-il t’assouvir ?
TIRIBAZE.
Seigneur, je me connais, je suis né pour servir,
Votre bonté m’a fait le plus grand de l’Empire,
Et me fit aspirer à ce que je désire
La Princesse Amestris.
ARTAXERXE.
Tu sais ma volonté,
En fin n’abuse point d’un excès de bonté,
Amestris est ma fille, au moins que sa naissance
Entre un sujet et moi mette une différence.
Scène III
AMESTRIS, TIRIBAZE
TIRIBAZE.
Si c’est être tyran que de les désunir,
Juges-en Amestris.
AMESTRIS.
Perdons ce souvenir,
Et si vous conservez quelque reste de flamme,
Achevez d’effacer Amestris de votre âme.
TIRIBAZE.
Je suis trop prévenu de la foi d’Amestris,
Et ce beau sentiment m’a jusque-là surpris,
Que loin de concevoir qu’elle fut criminelle
J’engagerais ma foi pour une âme si belle :
Si ma constance osait s’éclaircir sur sa foi
L’amour à son secours s’armerait contre moi,
Le reproche sied mal à des hommes vulgaires,
Et l’on doit mépriser des amours téméraires ;
J’en porte malheureux un juste châtiment,
Et mon respect me force à souffrir en amant.
Ma naissance, Madame, était trop inégale,
J’aurais déshonoré l’alliance Royale,
Le peuple aurait blâmé l’aveuglement du Roi
De mettre dans l’éclat un homme tel que moi :
Je me connaissais mieux, et bien loin d’y prétendre
Je reçus un honneur que je n’osais attendre.
Dans ce moment heureux je vis récompensés,
Je dois dire oubliés, mes services passés,
Si le même moment me vit dans la disgrâce
Je me vis foudroyé d’une prompte menace,
Et du commandement de sortir de la Cour
Moins criminel d’État, que criminel d’amour ;
Même j’ignore encor la cause de ma chute,
Dés ce fatal moment mon sort me persécute,
Je suis bien aujourd’hui, demain je serai mal,
Je suis heureux un jour, et l’autre m’est fatal,
Je vois avec mépris ma fortune présente,
Je reçois ses faveurs comme d’une inconstante,
Mon sort humilié me demande la paix,
Que ce lâche démon ne l’attende jamais
Qu’en rendant Amestris.
AMESTRIS.
Je souffre avec contrainte
Ces reproches honteux, et cette injuste plainte :
Quel éclat auriez-vous sans la faveur du Roi ?
Votre témérité jeta les yeux sur moi,
Et sans considérer votre vile bassesse
Vous crûtes mériter l’amour d’une Princesse.
J’aurais mieux conservé la dignité du sang
Que de mettre le trône avec un si bas rang,
Vous possédiez mon père, et vous crûtes peut-être
Qu’un père exercerait l’autorité d’un Maître,
Et qu’en votre faveur l’on changerait des droits
Que la douceur exige, et garde tant de fois.
J’étais et fille et libre, on vit l’obéissance,
L’on aurait vu l’effet de ma propre puissance,
Et des marques en moi de cette liberté
À qui l’on voit céder toute autre volonté,
Tous vos grands coups d’État, l’exil de Parisate,
La retraite du fils, la mort de Mœsabate,
Et mille autres attentats qui nous sont odieux
Étaient-ils des objets à divertir mes yeux ?
La fortune d’un homme en est elle éclatante
Quand mille assassinats la font toute sanglante ?
Le rang où l’on s’élève en abaissant autrui
Sur le débris d’un autre en a-t-il plus d’appui ?
Êtes-vous en repos quand mille autres se plaignent ?
Êtes-vous plus aimé quand les peuples vous craignent ?
Qu’ils nomment votre empire un divin châtiment,
Qu’ils imputent aux Dieux votre gouvernement,
Et moins au choix du Roi qu’à ses ordres sinistres
Que le Ciel fait valoir par de pareils Ministres ?
Vous les fléaux de la terre à qui tout est permis,
La haine des mortels, les communs ennemis,
Qui ne voulez avoir qu’une grandeur profonde,
Et voulez l’établir sur le débris du monde.
Vous ressouvenez-vous des lieux d’où vous sortez,
Que vous pouvez descendre au lieu que vous montez,
Que la main qui vous fit a droit de vous détruire,
De remettre au néant le premier de l’Empire,
Et vous osez prétendre à des filles de Roi ?
TIRIBAZE.
Où te faut-il trouver inaccessible foi ?
Qu’on me rende Amestris, qu’on m’ôte tout le reste,
Ou qu’on me laisse vivre en ce pouvoir funeste
Jusqu’à ce qu’un malheur jaloux d’un si long sort
Donne à mes envieux le plaisir de ma mort.
Je vois bien que mon Roi m’ôte de sa mémoire,
Qu’il ne se souvient plus de me devoir sa gloire,
Qu’il se laisse conduire à de nouveaux flatteurs,
Qu’il va m’abandonner à mes persécuteurs,
Qu’il donnera ma vie à la moindre imposture,
Le Roi peut à son gré perdre sa créature,
Du moins dans mes malheurs malgré ces mécontents
Je me consolerai d’avoir régné longtemps :
Mais qu’à mes ennemis ma Princesse se donne,
Est-il quelque assurance aux serments de personne ?
AMESTRIS.
Les vôtres sont gardés avec grande rigueur,
Combien de fois la langue a démenti le cœur ?
Combien a-t-elle fait d’inutiles promesses ?
Un esprit si rusé n’a pas manqué d’adresses,
Et vous avez montré par ce secret courroux
Qu’il était dangereux de s’attaquer à vous,
Les miens ont essuyé vos premières maximes,
Jouissez en repos du fruit de tant de crimes,
Il est de votre gloire à conserver ce rang,
Pour vous y maintenir versez encor du sang :
Mais ne vous fondez point dessus mon alliance
Je vous ôte de moi jusques à l’espérance.
Adieu, dites au Roi ce cruel traitement.
Scène IV
TIRIBAZE, seul
Il est temps d’éclater, juste ressentiment,
Pourrais-je résister contre tant de complices ?
Mon Prince, Amour, État, rendez moi mes services.
Amants, sujets, voyez pour la dernière fois
La suite des faveurs de ce sexe et des Rois.
Nous voyons tôt ou tard nos attentes détruites,
Nos services chez eux perdent tous leurs mérites,
Et notre âme est si lâche après tant de mépris
Que de son infortune elle s’en fait un pris.
Nous tramons auprès d’eux une fâcheuse vie,
De quelle indignité n’est-elle point suivie ?
Cette ardeur de leur plaire a bien pu nous ravir
Jusqu’à nommer nos fers l’honneur de les servir.
Esclaves éternels, âmes de servitude,
Qui souffrez par coutume un traitement si rude,
Vengez votre faiblesse, et sans plus lui céder
Après avoir servi songez à commander,
Qu’un exemple si beau vous anime à me suivre,
Lâches excitez-vous, quittez le soin de vivre
Si vous vous ressentez de tant d’affronts soufferts,
Vengez en les brisant la honte de vos fers,
Montrez à vos tyrans que leur pouvoir ne dure,
Et ne se fait souffrir qu’autant que l’on l’endure.
Si vous ne pouvez prendre un si noble courroux
Je m’en vais soutenir la querelle de tous.
Ambition, amour, je suivrai votre envie,
Ennemis impuissants, considérez ma vie,
Ma mort vous va montrer de l’air dont j’ai vécu,
Et que même en mourant mon démon a vaincu.
ACTE III
Scène première
ARTAXERXE, TIRIBAZE
TIRIBAZE.
Seigneur, son action me semble bien hardie,
Vous vous devriez venger de cette perfidie,
Et vous montrer jaloux de votre autorité,
Ce mépris fera naître une autre indignité.
ARTAXERXE.
J’excuse son amour, et par cette indulgence,
TIRIBAZE.
Un fils a-t-il pour vous la même complaisance,
L’exemple dans l’amour est moins comparaison
Qu’il ne semble paraître une juste raison.
ARTAXERXE.
La raison de l’amour me semble illégitime,
J’en veux une qui fasse une vertu d’un crime,
Et puisque mon amour me veut voir criminel
Que l’apparence m’ôte un dépit éternel,
Et la honte qui suit ces insignes faiblesses
Qui contraignent les Rois à rompre leurs promesses.
TIRIBAZE.
L’autorité des Grands se dispense des lois,
Quand ils les veulent suivre ils font le meilleur choix,
La loi la plus inique est en eux la justice,
Comme il est ordonné que tout leur obéisse,
Il faut que cette loi qui prescrit d’obéir
Soit sujette elle-même, et jusques à se trahir,
Jusqu’à souffrir qu’un Prince à son plaisir l’explique,
Et jusqu’à recevoir le sens d’un Politique :
Les lois vous engageaient de lui tout accorder,
Les lois lui défendaient de vous tout demander,
Ce respect bien séant qui veut que l’on préfère
À ce que l’on pourrait ce que l’on devrait faire :
Nommés sa passion un nuisible attentat,
Un amour dangereux au bien de votre État
L’alliance étrangère est défendue en Perse,
Et les fils de nos Rois doivent fuir ce commerce
Par un si beau prétexte on ôte tous soupçons.
ARTAXERXE.
Je me lasse d’ouïr tes trompeuses leçons,
Tes violents desseins m’ont mis dans l’infamie,
J’ai rendu la nature à soi-même ennemie,
Contre la voix du sang j’écoutai tes avis,
Si je te dis l’effet de les avoir suivis,
Me voudras-tu nommer un conseil salutaire
La perte de mon frère, et celle de ma mère,
Sans cette défiance où tu les avais mis
Se seraient-ils ligués avec mes ennemis ?
Tu m’as perdu d’honneur pour avoir de la gloire,
Tu t’es fais des combats pour gagner la victoire.
TIRIBAZE.
Ciel qui vois dans nos cœurs toutes nos actions
Tu vis la pureté de mes intentions,
Sans me justifier de la perte de Cire,
Ni de tant de malheurs qu’on a vu dans l’Empire.
J’ai toujours cru le sang un utile appareil,
Souvent la violence est le meilleur conseil,
La force a ses raisons, la douceur a sa voie
Selon les accidents que le Ciel nous envoie,
Aux affaires d’État tout demande l’excès,
Et les extrémités ont un heureux succès.
Darie est criminel, choisissez le remède,
La force ou la douceur que l’un ou l’autre cède :
Mais sitôt qu’à l’un d’eux l’âme a pu consentir,
C’est une lâcheté que de se démentir.
ARTAXERXE.
Quel est ton sentiment ?
TIRIBAZE.
Je choisirais la force.
ARTAXERXE.
Tes conseils, Tiribaze, ont une forte amorce,
Quelque doux sentiment qu’ait notre naturel,
Qu’il est bien doux de suivre un mouvement cruel,
Toutes nos passions joignent leurs violences,
Et semblent se confondre en autant de vengeances :
L’amour se change en haine, et notre esprit léger
Donne tous ses désirs aux soins de se venger :
C’est ce ressentiment qui règne dans mon âme,
Que mon peuple l’approuve, ou que ma Cour le blâme,
Mon repos en dépend, intérêt j’obéis,
Quoi, seul m’être fidèle après être trahi.
Je suivrai ton conseil, j’approuve ta maxime,
Un peu de violence est la terreur du crime,
Et quand un Roi punit il nous donne à penser,
L’on n’est pas si souvent si prompt à l’offenser.
Mon peuple te blâmait, j’ai voulu lui complaire,
Je ne condamne plus ton juste Ministère,
J’impose à tous silence, et je n’ai point de loi
Que celle que tu crois nécessaire à ton Roi.
TIRIBAZE.
Le peuple est ignorant, ne sait ce qu’il demande,
Que le peuple obéisse, et que le Roi commande,
C’est un abaissement de rendre à ses sujets
Un compte rigoureux de ses moindres projets,
C’est servir en régnant ; laissons-là son caprice,
Punissez votre fils par le même supplice,
Ravissez lui ce bien qu’il a pu vous ôter.
ARTAXERXE.
Que de peine à résoudre au point d’exécuter.
TIRIBAZE.
Le scrupule sied mal dans un pareil rencontre,
C’est là que la faiblesse ou la force se montre.
ARTAXERXE.
Va la lui demander, qu’il épreuve à son tour
Les déplaisirs qu’apporte un malheureux amour,
C’est un allègement, s’il faut que je la cède,
De pouvoir empêcher qu’un autre la possède.
Dis-lui.
TIRIBAZE.
Seigneur, Ochus est plus propre que moi,
Et verrait ses amours vengés par cet emploi.
ARTAXERXE.
Je lui vais commander d’en porter la nouvelle,
Cher Tiribaze, adieu, sois moi toujours fidèle.
TIRIBAZE.
Au point que vos faveurs ont daigné me ravir
Je voudrais ce seul bien pouvoir toujours servir.
Scène II
TIRIBAZE, seul
Sois moi toujours fidèle, et toi-même infidèle
En le reconnaissant égale au moins mon zèle :
Te faut-il reprocher un nombre de bienfaits ?
La défaite de Cire est l’un de mes effets,
Mille autres actions te parlent de ma vie,
Et je me suis acquis une commune envie,
La haine de ton peuple, et pour toi, Prince ingrat,
N’en as-tu pas le fruit si j’ai fait le combat,
Ton règne est assuré, j’ai calmé la tempête,
Diverti les périls qui menaçaient ta tête,
Prince méconnaissant, infidèle Amestris,
Méritais-je de vous un si sanglant mépris ?
Que la vengeance est belle alors qu’elle est offerte.
Périsse ce Tyran, qu’un fils aide à sa perte,
Que si ce grand dessein ne répond à l’espoir
Montrons en nous perdant quel est notre pouvoir.
Appelons tous les Grecs au débris de la Perse,
Que ce fameux Colosse à mes yeux se renverse,
Et si l’Oracle est vrai qu’il doive succomber
Au moins que ma main serve à le faire tomber :
Il faudra que ma chute entraîne tout l’Empire,
Un homme qui se venge avec plaisir expire,
Et se croît ranimé sur le point de mourir
Quand il voit en mourant ses ennemis périr.
Scène III
TIRIBAZE, DARIE, ASPASIE
DARIE.
Hé bien, que dit le Roi ? jusqu’où va sa colère ?
TIRIBAZE.
Jusqu’où pourrait aller la colère d’un père ?
Bien qu’elle soit extrême elle meurt en naissant,
Seigneur, soyez heureux votre père y consent.
DARIE.
Que je suis redevable à de si grands services,
Que Darie est ingrat après de tels offices.
TIRIBAZE.
Si le pouvoir du Ciel faisait ce que je veux
Votre contentement satisferait mes vœux.
Scène IV
DARIE, ASPASIE
ASPASIE.
Mon Prince, qui l’eut cru ?
DARIE.
Qui l’eut prévu, Madame ?
ASPASIE.
Toujours quelque soupçon vient ressaisir mon âme.
DARIE.
S’il est encore amant la honte du jaloux
Rend l’amour plus parfait, et le plaisir plus doux :
Mais vous m’aviez caché les amours de mon frère,
Entre deux vrais amants est-il quelque mystère?
ASPASIE.
Vous même informez moi de ce même secret.
DARIE.
Il avait donc pour vous un amour bien discret,
Le Roi n’eut pas plutôt décidé de l’Empire
Qu’il me vint découvrir ce qu’il n’osait vous dire,
Nous fûmes imprudents, lui pour m’avoir trop dit,
Moi pour m’être engagé d’employer mon crédit :
Il me dit son secret, c’était notre artifice
Après avoir cent fois admiré ce caprice,
Dans cette obscurité recherché quelque jour,
Comme l’ambition avait servi l’amour
Je l’ai voulu servir dedans cette entreprise,
J’ai rendu mon amour jaloux de ma franchise.
ASPASIE.
La générosité sied bien entre ennemis,
Mais entre les amants l’artifice est permis,
Souffrez ce doux reproche, Aspasie étant vôtre
Pourquoi l’exposiez-vous aux demandes d’un autre ?
DARIE.
L’auriez-vous accepté ?
ASPASIE.
Vous faites le jaloux,
Et conservez si mal un bien qui n’est qu’à vous.
DARIE.
Ô bien !
ASPASIE.
Qui quelque jour vous coûtera des armes.
DARIE.
Mon âme, méprisons ces trompeuses alarmes,
Du moins si nos malheurs pouvaient nous séparer,
Jurés par nos amours comme je vais jurer,
Dieux, si vous prévoyez que j’y fasse une injure,
Punissez un perfide avant qu’il soit parjure,
Osai-je me flatter.
ASPASIE.
Par ces mêmes amours.
J’étais, je suis à vous, et j’y serai toujours.
DARIE.
Qui l’eut cru, ma Princesse, en fin je vous possède,
Mon bonheur est-il vrai.
ASPASIE.
Le malheur lui succède,
Et vous nommez un bien ce que j’appelle un mal.
Scène V
DARIE, ASPASIE, OCHUS
OCHUS.
Recevriez-vous, Seigneur, l’entretien d’un rival ?
DARIE.
Mon cher Ochus, des yeux dont je vous considère
Je vois mes deux rivaux ne paraître qu’un frère.
OCHUS.
Oui, je suis sans amour, et sans ambition :
Mais comme l’on n’est pas sans quelque passion
Celle de vous servir doit succéder aux autres.
DARIE.
Après ces sentiments je dois répondre aux vôtres :
Ô générosité qui confond un jaloux !
Je possède des biens qui n’étaient dus qu’à vous.
OCHUS.
Vous faites votre sort digne de jalousie,
Ainsi les passions dont une âme est saisie
Se figurent un bien qu’elles ne trouvent pas,
Et le font consister en quelques faux appas.
L’amour l’a rencontré dans les yeux d’Aspasie,
L’ambition le trouve en régnant sur l’Asie.
Ainsi des passions chacune a son objet,
Et la félicité loge en ce seul sujet,
De ce bien apparent une âme possédée
Le croit aussi réel qu’il est dans son idée :
Que si de ce peu d’ombre on peut par fois jouir
Cette possession le fait évanouir ;
L’âme n’y trouvant pas le bonheur qu’elle y pense
Apaise ses ardeurs après la jouissance :
Ainsi le goût s’en perd, et nos sens assouvis
Méprisent des appas dont ils étaient ravis.
DARIE.
Je ne vois point de sort digne de mon envie,
Je possède moi seul tous les biens de la vie,
Et sans rien demander à mon ambition
Je mets le vrai bonheur dans sa possession.
OCHUS.
Le grand attachement qu’on a pour ce qu’on aime,
Fait qu’en l’abandonnant l’on s’arrache à soi-même,
L’on se doit acquérir par un digne mépris,
Ce que l’on sait trop bien après l’avoir appris :
Si quelque grand revers vous mettait dans la chaîne,
Si l’amour d’Aspasie était changée en haine,
Et que vous vous vissiez souffrir également
Comme Roi malheureux, et malheureux Amant,
Ces malheurs imprévus vous seraient si sensibles
Que vos justes douleurs deviendraient invincibles,
Vous ne consulteriez dans ces extrémités
Que la grandeur des biens qu’on vous aurait ôtés.
Il est de la prudence à ne se pas surprendre,
Il est de la constance à ne se jamais rendre,
Et l’âme du héros ne paraît jamais mieux
Qu’en cette fermeté qui fait frémir les Dieux :
Les Dieux à cet objet s’examinent eux-mêmes,
Et croiraient succomber sous ces malheurs extrêmes.
DARIE.
Quelque bien que l’on trouve en celui de régner,
Si j’étais dans les fers je sais m’y résigner,
Prendre des sentiments dignes de la rencontre.
OCHUS.
Dans ces divins efforts toute une âme se montre,
Et c’est ce que l’on nomme un cœur vraiment égal,
Peut être nos leçons se pratiqueraient mal,
Et nous nous enseignons une haute science.
DARIE.
Que tous les accidents éprouvent ma constance,
Je me suis préparé, j’y serai résolu.
OCHUS.
Qui sur ses mouvements se peut rendre absolu ?
Ne vous animez plus d’un sentiment si ferme,
Je mets par ce malheur la constance à son terme,
Si vous ne succombiez sous un si grand effort
Je verrais à vous voir même pâlir la mort.
DARIE.
Le Roi veut-il m’ôter les marques de l’Empire ?
OCHUS.
Je vous ai réservé quelque chose de pire :
Le Roi veut Aspasie.
DARIE.
Ha ! ce coup me surprend,
M’aurait-on pu toucher par un malheur plus grand ?
M’arrive le premier je demeure insensible,
Trop austère vertu mon faible t’est visible,
Que tu me punis bien d’avoir trop présumé,
Oui, je serais égal si j’avais moins aimé.
OCHUS.
La constance.
DARIE.
Est faiblesse alors qu’elle est contrainte,
Laissés-moi le plaisir qu’on reçoit dans la plainte,
L’on console aisément, et quand il faut souffrir
L’on refuse pour soi ce qu’on vient nous offrir.
OCHUS.
Si je vous avouais qu’il n’est point de remède
En de tels déplaisirs dont la vertu ne cède,
Voudriez-vous bien choisir un remède fatal,
Et bien plus dangereux que la force du mal ?
Je puis blâmer un père en m’ôtant ma maîtresse,
Et le ressentiment est alors sans faiblesse,
L’on ose plus qu’un fils.
DARIE.
L’on fait moins qu’un amant,
Accordez une grâce à mon ressentiment,
Souffrez qu’il me combatte, et que par sa défaite
Je rende en ce péril ma constance parfaite,
Et que l’ayant réduit jusqu’au dernier soupir
Je donne à ma vertu ce sévère plaisir.
Elle vaincra sans doute, et je sens sa victoire,
Mais souffrez qu’à soi seule elle en doive la gloire,
Que si dans ce danger je suis trop combattu
Je souffre qu’Aspasie y joigne sa vertu.
OCHUS.
Je la dois emmener, mon ordre le commande.
DARIE.
Secret ressentiment, qu’est-ce que j’appréhende ?
Mon soupçon est trop juste, et je n’en puis douter,
Le Roi te l’a donnée, et tu viens me l’ôter,
L’on m’enlève Aspasie et de la part d’un père,
L’on m’enlève Aspasie et par la main d’un frère.
Exécute, perfide, un ordre si fatal,
Des yeux dont je te vois je revois mon rival.
OCHUS.
Madame, voudriez-vous accepter ma conduite ?
DARIE.
Ha ! traître, à cet objet ma colère s’irrite,
Lâche, n’éprouve point un dernier désespoir,
Qu’Aspasie y consente, et je le pourrais voir,
Souffrirait-elle en moi le soupçon de ce crime ?
ASPASIE.
Prince, par ce beau nom, par cette belle estime,
Cédez à mon malheur, cherchez un meilleur sort,
N’irritez pas le Roi, sauvez-vous par ma mort,
Exposez Aspasie à sa triste fortune,
Les Dieux ne veulent plus qu’elle vous soit commune.
Montrez tout le respect que le Ciel veut de vous,
Et laissez accomplir son éternel courroux.
N’imputez point au Roi ce que les Dieux ordonnent,
Les Dieux ont soin de nous, les Dieux nous abandonnent,
Ils nous mènent souvent par des chemins cachés
Comme l’on voit les biens et les maux attachés :
Peut être mon malheur cache une heureuse suite
Plus cet ordre est pressé moins il se précipite,
Et semble s’obstiner contre notre désir,
N’irritons point les Dieux, attendons leur loisir.
DARIE.
Ô lâche patience autant qu’elle est contrainte !
Dieux, Père, à qui de vous dois-je faire ma plainte ?
Qui de vous est coupable, ou qui le plus cruel
Étant le malheureux je suis le criminel ?
C’est moi seul que j’accuse, et votre tyrannie
Veut être légitime aussi bien qu’impunie.
Et toi, lâche rival, jouis de ton conseil,
Puisses-tu recevoir un traitement pareil,
Perfide, irrite toi, je n’ai plus rien à craindre,
Si l’on ne me ravit le seul bien de me plaindre.
OCHUS.
Ma vertu m’est nuisible, et j’apprendrai que c’est
De n’avoir pour motif que son seul intérêt.
ASPASIE.
Seigneurs, unissez-vous par la mort d’Aspasie,
Éteignez dans son sang le flambeau de l’Asie.
Seigneurs elle n’est plus qu’un spectacle odieux,
La haine de la terre aussi bien que des cieux :
Son sang réunirait les fils avec le père,
Sa mort réunirait le frère avec le frère,
Aspasie en mourant serait votre lien,
Heureuse en ses malheurs de vous causer ce bien
Vous qu’une forte amour attachait avec elle :
C’est assez s’obstiner, vous m’êtes trop fidèle,
Je suis trop malheureuse, et vous trop généreux,
C’est presque un désespoir de suivre un malheureux,
Les Dieux sont offensés du secours qu’on lui donne,
Et leur juste rigueur veut que l’on abandonne,
L’on les semble choquer quand on veut secourir
Ceux que leur providence a voulu voir périr.
Scène VI
DARIE, ASPASIE, AMESTRIS
DARIE.
Ha ! ma sœur, notre amour s’accorde avec le vôtre.
AMESTRIS.
L’on est mal consolé par l’exemple d’un autre,
Et malgré cette erreur qu’ont tous les malheureux
L’infortune d’autrui n’est pas bonheur pour eux,
Toutefois en ce point notre injure diffère
Que la vôtre est sensible, et la mienne légère :
Si vous considériez d’où vous vient votre mal,
Et si vous connaissez quel est votre rival
Ce grand ressentiment perdra sa violence,
Et vous ne parlerez que par la patience,
C’est l’unique remède au mal que vous souffrez,
Votre douleur croîtra si vous ne l’endurez,
C’est mettre au désespoir une chose possible,
Pour le mieux émouvoir soyez vous insensible,
Reconnaissez l’Auteur.
DARIE.
Je n’ai plus de respect,
Et pour dire mon faible un frère m’est suspect.
AMESTRIS.
Son ordre vient du Roi.
DARIE.
Et bien qu’il exécute,
Je n’y résiste plus si tout me persécute,
C’est en votre constance où je mets mon espoir,
Ai-je encore Aspasie.
ASPASIE.
Allons, allons, le voir,
En vain il se promet de me pouvoir réduire,
Ma liberté, Seigneur, n’est pas de son Empire,
Je suis toujours Princesse, et ce nom m’est resté
Je le conserverai dans ma captivité.
DARIE.
Ma Princesse.
ASPASIE.
Mon Prince.
AMESTRIS.
Ô fermeté sensible !
Un père à cet objet serait-il invincible,
Seigneur, allons tous trois nous mettre aux pieds du Roi.
Cette belle constance assurerait sa foi.
ASPASIE.
Seigneur, résignez-vous.
DARIE.
Ma sœur, je vous la laisse,
Et j’appréhenderais d’y montrer ma faiblesse.
Scène VII
DARIE, seul
Désordre de mon âme où m’abandonnes-tu ?
Dieux, venez au secours d’une faible vertu,
Ce n’est qu’avec langueur que ma vertu s’excite,
Je suis si délaissé qu’elle-même me quitte.
À peine je ressens une secrète horreur
Qu’un plus doux mouvement vient flatter ma fureur,
Mon amour qui voudrait surprendre ma colère,
Déguise en ennemis et mon père et mon frère.
S’il faut, ma passion, que je perde l’un d’eux
Suspens pour un moment cet arrêt hasardeux,
Sépare l’innocent d’avecque le coupable.
Ô fureur aveuglée aussi bien qu’implacable !
Ne peux-tu discerner qui d’eux me la ravit ?
Un double parricide à peine t’assouvit,
Accorde à ma vertu l’une de ces victimes,
Je ne me puis résoudre à faire tant de crimes,
Je t’immole mon père, accepte cette mort :
Te promettre son sang, ô rigoureux accort !
Il vivra, non, qu’il meure : il mourra, non, qu’il vive.
Qui des deux, justes Dieux, voulez-vous que je suive ?
C’est vous qui nous donnez de si cruels desseins,
Et vos exécuteurs n’y prêtent que leurs mains,
Digne corruption des siècles où nous sommes
Qu’il me faille être fils, et qu’on cesse d’être hommes :
Amour, réponds au sang, et réponds au devoir
Qu’à des pères sans foi l’on n’en doit point avoir.
Le moindre siècle a vu mille et mille perfides,
Tous les siècles ensemble ont ils des parricides ?
Calme-toi ma fureur, arrête, je me rends,
Plutôt, plutôt ma mort que ce que j’entreprends :
Sans répandre du sang servons ma jalousie
Aux yeux de mes rivaux enlevons Aspasie.
ACTE IV
Scène première
TIRIBAZE, OCHUS
TIRIBAZE.
J’approuverai toujours votre ressentiment,
Et je ne prétends pas d’adoucir un amant
La perte d’Aspasie est un sensible outrage.
OCHUS.
Celle d’une Couronne afflige davantage,
Si la perte de l’une a fait un malheureux
Je le suis doublement en les perdant tous deux.
Ô générosité trop mal récompensée !
Et qui ne peux souffrir une âme intéressée,
En faveur d’un ingrat que me répondras-tu ?
Quel fruit peux-tu nous rendre, infertile vertu ?
De quelque prix caché dont ta gloire nous flatte
Obligeant des ingrats tu nous deviens ingrate.
La générosité sied mal aux malheureux,
Et l’on nomme impuissants de pareils généreux :
Je lui cède un Empire, et quitte une Maîtresse,
Ce rival insolent l’impute à ma faiblesse,
Je ne me promets rien du meilleur traitement,
Je suis sans récompense, et crains le châtiment.
TIRIBAZE.
Quel est votre dessein ?
OCHUS.
De vouloir Aspasie,
Et de prétendre encore au trône de l’Asie :
Je m’en vais chez les Grecs.
TIRIBAZE.
Chez un peuple Étranger,
Un ennemi juré, jaloux, traître et léger.
OCHUS.
Que cette Nation soit la plus infidèle,
Qu’elle m’ôte la vie en vengeant ma querelle,
Et que mes protecteurs deviennent mes tyrans,
Ma mort seule est la fin de tous nos différents.
TIRIBAZE.
Vous facilitez mal cette belle entreprise,
Ne vous gouvernez point que par mon entremise,
Votre retraite en Grèce est un tardif secours
Je veux vous couronner par des moyens plus cours,
Par la perte du Roi.
OCHUS.
C’est là que je m’arrête,
Et je n’attaque point une si chère tête.
TIRIBAZE.
Considérez un trône, et voyez ce haut rang,
Avant que d’y monter l’on répand bien du sang.
OCHUS.
Un sang si précieux ferait rougir ma vie,
Et s’il le faut verser c’est ma dernière envie.
TIRIBAZE.
La perte de Darie.
OCHUS.
Oui, mon amour la veut,
L’ambition encore y joint ce qu’elle y peut,
Un trône te plaît-il acquis par ces deux causes.
TIRIBAZE.
L’on n’y peut pas monter par des chemins de roses,
Puis que vous y mettez votre félicité
Le bonheur de régner est toujours acheté,
Le sang en est le prix, le Ciel nous le veut vendre,
Le sang ne coûte rien à qui l’ose répandre,
C’est un Royal spectacle à plaire aux conquérants
Qu’une Couronne teinte au sang de nos parents,
Et quand l’ordre des Dieux dispose des Couronnes
Ils ne discernent point quelles sont les personnes,
Font pour ce changement toute sorte de choix.
Le fils l’arrache au père, et les sujets aux Rois,
Tout semble exécuter ces volontés suprêmes :
Mais comme dans leurs Cours ces moyens sont extrêmes,
L’on ne s’en doit servir que dans l’extrémité
Le Ciel a châtié cette témérité,
A puni si souvent l’auteur et les complices
Que si l’on voit un trône on voit cent précipices,
Mille se sont perdus à ce que vous osez,
Je sais pour y monter des chemins plus aisés.
OCHUS.
Quelle est donc ta conduite, et quelle est cette voie ?
TIRIBAZE.
Il semble à ce hasard que le ciel nous l’envoie,
La perte d’Aspasie est l’unique secret,
Jugés de sa douleur par votre seul regret :
Entre Artaxerxe et lui soulevons un orage,
Vous à couvert du port regardez son naufrage,
Ainsi vous vous vengez par sa propre douleur :
C’est ainsi que l’on sait profiter d’un malheur,
Et même sans soupçon.
OCHUS.
L’artifice est facile :
Mais il n’est pas honnête.
TIRIBAZE.
Il en est plus utile,
Toute action est belle à qui l’on offre un prix,
Aspasie est le vôtre.
OCHUS.
Et le tien Amestris :
Unissons-nous toujours au nom de nos Maîtresses,
Et rendons ces beaux noms garants de nos promesses :
Joignons nos intérêts.
TIRIBAZE.
C’est toute mon ardeur,
Je ne respire plus que pour votre grandeur,
Amestris pour ma part est un noble avantage,
Commençons aujourd’hui cet important ouvrage.
Je gouverne à mon gré les volontés du Roi,
Les plus Grands de la Cour prennent l’ordre de moi.
Et vous, mettez le Roi dans quelque défiance,
Un amant soupçonneux juge par l’apparence,
Il perdra votre aîné sur le moindre soupçon :
Il entre, servez-vous d’une telle leçon.
Scène II
ARTAXERXE, OCHUS, TIRIBAZE
ARTAXERXE.
Que dit notre insensé, je crois que sa colère
N’aura pas respecté ni le Ciel ni son père,
Je sais bien le pouvoir qu’elle prend sur les sens,
Et comme un criminel choque mille innocents,
Ce sont des mouvements que l’on ne peut contraindre.
OCHUS.
Croyez-vous qu’un grand cœur se consomme à se plaindre ?
En fin il détermine, et dans deux mouvements
Éclate ou dissimule en ces ressentiments :
Ces suites de raison où l’affligé s’engage
Affaiblissent la plainte autant que le courage,
En ce que se plaignant sans se vouloir venger
Il n’a de ses malheurs qu’un sentiment léger.
S’il ose se venger, c’est lors que sa faiblesse
Convertit en soupirs cette ardeur qui le presse,
Et semble en soupirant attendre ce moment
Qui lui fait oublier tout son ressentiment :
Mais un impatient cherche de l’allégeance,
Et trouve ce remède en la prompte vengeance :
Que s’il peut modérer sa première fureur,
S’il en perd la chaleur il en retient l’aigreur,
Il vous regardera comme Amant d’Aspasie,
Pourra-t-il raisonner contre sa jalousie ?
Et dans ces grands efforts d’amant et de jaloux,
Un fils si partagé pourra-t-il être à vous ?
Sa prompte déférence est un mauvais augure,
Et ce dissimulé vengera cette injure.
ARTAXERXE.
Tu conserves ton fiel, et tu juges de lui
Comme on juge par soi du naturel d’autrui.
Toi, tu veux sa ruine, et lui celle d’un père,
Je le crois meilleur fils, et te crois meilleur frère :
Traitons ce malheureux avec quelque douceur.
OCHUS.
Nous devons sa défaite au secours de ma sœur.
Voici votre Aspasie, elle même l’amène.
ARTAXERXE.
Cet heureux a l’amour, nous n’aurons que la haine.
Scène III
ARTAXERXE, OCHUS, TIRIBAZE, AMESTRIS, ASPASIE
AMESTRIS.
Je vous remets, Seigneur, ce qu’on m’a confié,
Tout nous semble suspect dès qu’on s’est défié,
Il soupçonnait votre ordre entre les mains d’un frère,
C’est assez au second qu’un amant se modère.
ARTAXERXE.
Madame, mon conseil me fait rompre ma foi.
ASPASIE.
Seigneur, un Roi peut tout, son plaisir est sa loi,
Son sceptre l’autorise, et c’est une maxime
Qu’en faveur de l’État le Roi peut faire un crime.
L’Hymen d’une Princesse est donc mal assorti,
Et pour l’aîné de Perse un inégal parti,
Mes parents sont sortis du sang de vos Monarques,
La maison de Lydie en porte encor les marques.
ARTAXERXE.
Je veux que nos aïeuls sortent d’un même sang
L’Empire de tout temps s’est conservé son rang,
La maison de Lydie en est un apanage,
Et tous vos souverains sont sujets à l’hommage.
Votre père pour Cire arma contre son Roi,
J’avais droit de punir ce manquement de foi
Et sans être blâmé d’aucune tyrannie
D’entrer dans sa province après sa félonie,
Loin d’être ravagée, il l’eut en nouveau don,
Il eut trois fois rebelle un général pardon,
Ma bonté lui laissa les moyens de me nuire,
Et votre père est mort ennemi de l’Empire.
ASPASIE.
Punissez en sa fille un rebelle vassal,
Donnez à vos voisins cet exemple fatal,
Ruinez sa maison, perdez son héritière,
Elle est votre sujette, et votre prisonnière :
Montrez en la perdant le pouvoir d’un vainqueur.
ARTAXERXE.
Vous l’exercez, Madame, en captivant mon cœur,
Au moins à mon exemple usez de la victoire,
L’on trouve en cet usage une seconde gloire :
Reprenez, reprenez, tout ce que j’ai conquis,
Et conservez un cœur que vous avez acquis.
ASPASIE.
Un Hymen étranger nuirait à la Couronne.
ARTAXERXE.
Cette cruelle loi réserve ma personne :
Que s’il m’est ordonné de ne plus espérer
J’aurai ce doux plaisir que de vous séparer.
ASPASIE.
Seigneur, la tyrannie est-elle un privilège ?
ARTAXERXE.
En vous désunissant ma passion s’allège,
En fin vous choisirez ou d’Ochus ou de moi.
OCHUS.
Je ne nuirai jamais aux amours de mon Roi :
Oserai-je bâtir dessus cette ruine.
ASPASIE.
Seigneur, ce n’est qu’en vain que votre amour s’obstine.
Et vous, frère infidèle autant qu’un rival l’est,
Dont le peu d’amitié le cède à l’intérêt :
Donnez plus de prétexte à votre jalousie,
Vous seriez satisfait en possédant l’Asie.
OCHUS.
Lui seul possède tout, rival ou généreux,
Je suis dans mes souhaits coupable ou malheureux.
Quoi, faudra-t-il qu’Ochus parle encor pour Darie ?
Qu’en faveur d’un rival un autre rival prie,
Qu’un malheureux travaille à faire son bonheur ?
Oui, sur mon intérêt tu l’emportes honneur,
Je vais vous faire voir à quel point je vous aime :
Seigneur, l’empire est beau que l’on prend sur soi-même,
C’est là le vrai pouvoir que de se commander
Dans de pareils combats il est beau de céder,
Surmontons notre amour, gagnons cette victoire,
Comme au plus courageux je vous laisse la gloire,
La part que j’y prétends est de lui témoigner
Qu’Ochus sans un Empire avait de quoi régner,
Et le triste plaisir qu’un amant en espère
Qu’il rechercha toujours les moyens de lui plaire,
Rejoignez à son tout cette chère moitié.
AMESTRIS.
Ô prodige d’amour autant que d’amitié !
Je joins mes vœux aux siens, exaucez nos prières,
La vertu n’eut jamais de plus belles matières,
La conquête d’un monde aurait bien moins d’éclat,
Une gloire éternelle est le prix du combat,
La Perse le regarde, elle en attend l’issue,
Et sur cette action demeure suspendue,
La victoire est facile à qui fait quelque effort.
Scène IV
ARTAXERXE, OCHUS, AMESTRIS, ASPASIE, DARIE, TIRIBAZE
DARIE.
Je vous viens demander Aspasie, ou la mort,
Que je meure, Seigneur, s’il faut que je la quitte
Tout autre attachement a trop peu de mérite,
L’assurance d’un règne a d’impuissants appas
Sans elle vos grandeurs ne me charmeraient pas :
Je n’ai plus de plaisirs si vous m’êtes ravie,
Et rien en vous perdant ne m’attache à la vie.
ASPASIE.
Le malheur d’Aspasie est trop contagieux,
Avec un misérable on devient malheureux.
DARIE.
Tous les bonheurs sans vous me seraient des supplices,
Les malheurs avec vous me seront des délices.
ASPASIE.
Le Ciel veut que je souffre.
DARIE.
Et c’est sa volonté
Que nous accomplissions cette nécessité,
Le Ciel nous associe, et puis qu’il nous assemble
Couronnons nos malheurs, vivons, mourons ensemble,
Que si vous refusez d’en souffrir la moitié
Je n’exige de vous qu’une simple pitié,
Telle qu’un malheureux l’attend du plus barbare.
ASPASIE.
J’éprouve les douleurs de ceux que l’on sépare
Si l’on peut diviser ce que l’amour unit.
DARIE.
Non, non, vivez heureuse, et mon malheur finit,
Ma présence est funeste, il faut que l’on l’évite
Fuyez un malheureux que tout le monde quitte.
ASPASIE.
Seigneur, votre Aspasie est de votre côté.
DARIE.
Adorable constance !
ASPASIE.
Ha ! fatale beauté.
AMESTRIS.
Ha ! Seigneur, c’est ici qu’il faut rendre les armes,
Et votre cœur n’est point à l’épreuve des larmes,
Surmontez une amour dont vous seriez blâmé,
C’est martyre d’aimer, et n’être point aimé,
Que nos neveux un jour en nommant Artaxerxe
L’appellent hautement le héros de la Perse,
Qu’en se représentant le modèle des Rois
Cette belle action leur serve enfin de choix,
Qu’après avoir tout vu leur siècle vous contemple
Au nom de nos neveux donnez leur cet exemple,
Que votre passion le cède à leurs amours.
OCHUS.
Si vous vous obstinez je me joins au secours.
ARTAXERXE.
La mort de votre amant dépend de me déplaire,
Adieu, vous résoudrez ce que vous devez faire,
Conduisez la ma fille en son appartement :
Je te laisse éclater dans ton ressentiment.
Scène V
DARIE, TIRIBAZE
DARIE.
Hélas !
TIRIBAZE.
Sans Aspasie il n’est donc point de joie,
Un Roi n’est pas heureux.
DARIE.
De quel œil qu’on nous voie
Les peuples à nous voir font de faux jugements,
Ils possèdent en eux les vrais contentements,
Le repos bien souvent se trouve où l’on l’ignore,
Et la félicité n’est pas où l’on l’adore,
Comme on ne voit les grands que par les yeux du corps
Ces faux estimateurs s’attachent au dehors,
Le simple éclat des Rois leur donne dans la vue,
Et nous sommes contents dans une âme déçue,
L’apparence et les yeux sont de mauvais témoins.
TIRIBAZE.
Si l’on les croit contents les Rois en souffrent moins,
Les plus grands déplaisirs cessent d’être sensibles
Lorsqu’un trône les cache ou les rends moins visibles,
Et de quelques malheurs dont ils soient affligés
Ce faux bonheur les rend à demi soulagés,
L’ennui n’est plus ennui s’il ne se fait paraître,
Et pour être content le paraître c’est l’être.
DARIE.
Qu’il m’est bien plus sensible en l’état où je suis
De voir qu’un peuple heureux ignore mes ennuis.
TIRIBAZE.
C’est trop se consommer en d’inutiles plaintes,
Vous montrez des douleurs ou légères ou feintes,
Pour premier sentiment je donne aux affligés
Un soupir, pour second celui d’être vengés,
Je veux que cette ardeur possède sa pensée,
À force de raisons notre âme est insensée,
Trop de raisonnement empêche un beau dessein,
Tel échappe aujourd’hui qui préviendra demain.
DARIE.
Et combien de projets par trop de promptitude.
TIRIBAZE.
Ce n’est que le moyen qui fait l’incertitude,
Le seul moyen avance ou recule un effet.
DARIE.
Que dit-on à la cour de l’affront qu’on me fait ?
TIRIBAZE.
Qu’on vous traite en sujet.
DARIE.
Que veut-on qu’un fils fasse ?
TIRIBAZE.
Aux yeux de tous les fils venger votre disgrâce,
La vengeance est soufferte entre deux ennemis,
C’est un droit naturel que les Dieux ont permis,
Une première loi qui veut qu’on se préfère,
Et qui veut que le fils s’aime mieux que son père,
Quand vous mettriez en eux une égale amitié
Si l’un s’en rend indigne il arme sa moitié,
Il oblige par là l’autre de se défendre ;
Enfin par son exemple on peut tout entreprendre.
Le crime, et non le sang se doit considérer,
Et dans son propre père on le doit abhorrer.
DARIE.
Et non pas le punir, sa personne est sacrée,
Et dans toutes nos lois elle est considérée,
Jusqu’à son injustice on doit tout révérer,
Aux pères comme aux Rois l’on doit tout déférer,
Se résigner en fils à toutes leurs colères,
Les pères sont nos Rois, et les Rois sont nos pères,
Nous devons respecter tout ce qui part du sang,
Nous devons adorer tous ceux de ce haut rang,
Et quoi que nous inspire un rebelle génie
Souffrir de leur pouvoir jusqu’à la tyrannie,
Le Ciel ne consent pas à ces hardis desseins,
Lui qui tient les tyrans, et les Rois sous ses mains,
Lui qui s’est réservé de châtier leurs crimes.
TIRIBAZE.
Vous vous en remettez à de lentes maximes.
DARIE.
Si l’on voit dans ce cours un tyran impuni
La mesure du crime approche à l’infini,
Et le moment viendra que la bonté lassée
Enfin verra régner la justice offensée,
Un jour il doit répondre à mes ressentiments.
TIRIBAZE.
La colère du Ciel a divers instruments,
Quand l’on le voit si lent au châtiment du vice
C’est qu’il diffère encor de choisir son complice,
Sa vengeance, et ses yeux cherchent partout des mains,
Et des exécuteurs dignes des ses desseins,
Il ne les remet point à quelques mains profanes
Il se sait préparer de glorieux organes,
Il destine des fils à punir les parents,
Et les meilleurs sujets à perdre les tyrans.
Le Ciel vous a choisi pour la commune injure
Sans doute que les Dieux font naître ce parjure,
Que c’est son dernier crime, et qu’un ordre caché
Y tenait dès longtemps son supplice attaché,
Ce moment est venu, le Ciel enfin s’irrite :
Écoutez, et suivez la voix qui vous incite.
DARIE.
Détestable conseil.
TIRIBAZE.
Tout odieux qu’il est
Il vous est nécessaire.
DARIE.
Et pour ton intérêt.
Ma sœur n’est-elle point complice de ce crime ?
TIRIBAZE.
Votre seul intérêt est tout ce qui m’anime.
DARIE.
Comme nos intérêts ont eu quelque rapport
Tu me veux engager dans ce commun effort,
C’est de cette façon qu’elle prend part au crime,
Et que mon intérêt est tout ce qui t’anime,
Le tien avec le mien est par là confondu
Que je perde mon père.
TIRIBAZE.
Ou vous êtes perdu,
Le temps est précieux prévenez son envie,
Sa vie est votre mort, sa mort est votre vie.
DARIE.
Ô méchant, oses-tu m’inspirer ces soupçons,
Va, je n’écoute plus tes tragiques leçons,
S’il en faut déférer à tes fausses maximes
Le Ciel m’aurait choisi pour châtier tes crimes,
L’organe est trop illustre il lui faut d’autres mains,
Et celle des bourreaux est propre à ses desseins,
C’est le bras qu’il destine après ta perfidie,
Tes pareils apprendraient de cette tragédie.
TIRIBAZE.
Mes services, Seigneur.
DARIE.
Perdent tout leur éclat,
Mon charme se dissipe après cet attentat,
Je ne te saurais voir à travers cette envie,
Et je juge par là du reste de ta vie,
Ce lâche procédé m’en instruit pleinement,
Si je ne modérais ce grand ressentiment
Que tu veux apaiser par le sang de mon père,
Ta mort assouvirait ma première colère,
Si les Dieux n’excusaient ce premier mouvement
Ils m’auraient dû punir de t’entendre un moment,
Pour m’en justifier, et pour te mieux confondre
Je te refuse même un moment pour répondre.
Scène VI
TIRIBAZE, seul
Ingrat, et lâche Prince, on verra qui de nous
Se sait mieux faire craindre en son premier courroux,
Si ne te vengeant pas de tes propres disgrâces
Tu peux avoir le cœur d’achever tes menaces :
Il est temps ma vengeance, achevons mes malheurs,
Et ne témoignons plus d’impuissantes douleurs
Entre les sentiments dont l’âme est affligée
Choisis ma passion celui d’être vengée :
C’est peu pour mon amour que tout ce que je fis,
Il faut que je m’immole et le père et le fils,
Perdons l’un par la fourbe, et l’autre à force ouverte,
Intéressons Ochus dans cette double perte,
Un esprit remuant est capable de tout,
Qui fait le premier pas doit aller jusqu’au bout.
Ruinons même Ochus après cet artifice,
Ainsi le criminel doit perdre son complice,
Par ce fameux désordre autant qu’il est fatal,
Voyons en eux la fin de tout le sang Royal.
ACTE V
Scène première
DARIE, OCHUS
DARIE.
Non, non, si je la perds c’est par mon imprudence,
Si j’eusse différé j’aurais quelque espérance,
Cet artifice, Ochus, était trop hasardeux,
Regarde où ce secret nous a porté tous deux.
OCHUS.
Je vais faire un miracle en faisant l’impossible.
DARIE.
Tu te flattes, Ochus, en le croyant sensible.
OCHUS.
Je m’en vais hasarder un second entretien,
J’en espère du fruit.
DARIE.
Je ne m’en promets rien,
Je n’attends que la mort.
Scène II
DARIE, OCHUS, TISSAPHERNE
TISSAPHERNE.
Seigneur, rendez l’épée.
DARIE.
Mon attente, grands Dieux, ne s’était pas trompée,
Qu’est ceci Tissapherne ?
TISSAPHERNE.
Un ordre rigoureux.
DARIE.
Parle, faut-il mourir ? et suis-je assez heureux ?
Cette pitié stupide en est un témoignage,
Faut-il qu’un malheureux te donne du courage ?
Adieu, cher frère, Adieu, ta générosité
Obtiendra quelque jour ce qu’elle a mérité.
Je m’en vais à la mort, et ma mort va t’apprendre
Quelles sont les grandeurs où tu voulais prétendre,
Que ces grandeurs ne sont que vanités que vent,
Mon malheur t’en fait voir un exemple vivant.
Et sans en consulter une histoire étrangère
Tu profiteras mieux dans celle de ton frère :
Si jamais le malheur accompagnait ton sort,
Apprends par ma constance à défier la mort,
L’exemple opère mieux que ne font les paroles,
Et l’on devient savant dans ces tristes écoles,
Que le plus heureux sache en sa félicité
Que la mort jugera si nous l’avons été :
Considère aujourd’hui quel est l’éclat d’un règne.
OCHUS.
Faut-il pour le savoir qu’un frère me l’enseigne,
Et que son inconstance ait choisi ce sujet.
DARIE.
Tiens toujours à tes yeux ce déplorable objet,
Ce sont-là des appas dont l’âme est possédée,
Si les ambitieux s’en conservaient l’idée
Ils se modéreraient dans cette aveugle ardeur
Qu’ils ont à rechercher une fausse grandeur
Souveraine grandeur que tout le monde envie
Dont le goût ne se perd qu’au sortir de la vie.
Malheureux est celui qui s’y laisse toucher,
Heureux, vraiment heureux, qui s’en peut détacher,
Qui par un beau mépris veut prévenir tes suites,
Et qui te peut quitter avant que tu le quittes,
Inconstance du sort tu me vois résigné,
Juge par ce mépris qui de nous a régné ?
Tu m’enlèves un bien que je te voulais rendre,
Et je tombe d’un rang d’où je voulais descendre.
Éclat trompeur qui fais l’aveuglement des Rois,
Vérité d’inconstance, apprends leur par ma voix
Que leur félicité n’est pas la souveraine,
Un même jour m’a vu sur le trône, en la chaîne,
L’idole et le mépris de mes adorateurs,
C’est jusques au danger que suivent les flatteurs.
Insolente fortune, immortelle ennemie,
Tu veux à mes malheurs joindre encor l’infamie :
Infidèle, reprends ce dangereux bonheur,
Je ne veux rien de toi, mais laisse moi l’honneur,
Tu te dois contenter que je sois misérable
Sans être ingénieux à me rendre coupable.
Souffre, fatal amour, que je meure innocent,
Et même sans me plaindre Aspasie y consent.
OCHUS.
Quoi, Seigneur, pourrait-on vous condamner sans crime ?
DARIE.
Puisque mon Roi la veut ma mort est légitime.
Scène III
DARIE, OCHUS, AMESTRIS, TISSAPHERNE
DARIE.
Mon génie et vos yeux présagent mon malheur,
Je ne méritais pas cette vive douleur,
Ma chère sœur, adieu, la mort a quelques charmes,
Puisque je suis pleuré par de si belles larmes.
AMESTRIS.
Le sujet en est grand, il est temps de pleurer.
DARIE.
Prononcez mon arrêt, je meurs sans soupirer :
Console toi, cher frère, adieu, que je t’embrasse,
Adieu, ma sœur.
AMESTRIS.
Le sang nous promet votre grâce.
DARIE.
Je nomme ces pardons un foudre suspendu
Au premier changement je me verrais perdu.
Scène IV
ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, TISSAPHERNE
ARTAXERXE.
M’assassiner, perfide, et tu m’oses attendre.
OCHUS.
Grâces, grâce, Seigneur.
ARTAXERXE.
Et tu l’oses défendre :
Ciel, termine mes maux, c’est assez m’éprouver,
Il y va de ta gloire à les voir achever,
Nous approchons tous deux de cette fin dernière,
Nous nous sommes lassez à faute de matière,
Ma constance est au bout, ta rage est à sa fin,
Consomme par ma mort ce malheureux destin :
S’il faut que ta rigueur recommence à me suivre
Redonne-moi des maux pour me faire revivre,
Et je te veux apprendre à me faire souffrir
Aux langueurs où je suis laisse-moi sans mourir.
Ma vie est une chaîne où tous les maux se suivent,
Grands Dieux, n’est-ce qu’aux Rois que ces malheurs arrivent ?
Et si par leurs grands soins vous êtes soulagés
Vous divertissez-vous à les voir affligés ?
Ciel, que ta providence est sanglante et sévère,
Le fils est-il le juge et le bourreau du père ?
Je méritais la mort, juste persécuteur,
Mais fallait-il qu’un fils fût ton exécuteur ?
AMESTRIS.
Que votre majesté s’en rende mieux instruite,
La crédule vengeance est d’une longue suite,
Et fut-il criminel j’implore vos bontés,
Les Dieux...
ARTAXERXE.
Blâment en nous telles impunités,
Les Dieux en pardonnant peuvent changer les hommes,
Et si nous pardonnons, impuissants que nous sommes,
Nous sommes au péril d’un second attentat,
D’un ennemi mortel nous faisons un ingrat.
OCHUS.
Le frère pour son frère, et le fils prie un père.
AMESTRIS.
La fille prie un père, et la sœur pour son frère,
Et si ces noms sacrez ne touchent qu’à demi
J’ose vous en prier par le nom d’ennemi,
Par le ressentiment qui porte à la vengeance,
C’est de ce grand effort que se fait la clémence,
La victoire du sang n’a pas un tel éclat
Si la gloire s’accroît d’autant plus qu’on combat.
Nos neveux quelque jour.
ARTAXERXE.
Sauront que je préfère
L’Éloge de vrai Prince à celui de bon père,
L’on paraît insensible à moins de s’animer,
Les maximes d’un Roi sont de se faire aimer,
Et celles d’un Tyran de faire qu’on le craigne,
Que l’avenir approuve ou condamne mon règne,
J’aime mieux approcher du Tyran que du Roi,
Un Roi trop indulgent ne règne pas pour soi,
La clémence usurpant les droits de la justice
Sauvant un criminel s’en ferait protectrice,
Cette seule vertu qui fait les Rois des Dieux
Par cette impunité les rendrait odieux,
Sa mort.
AMESTRIS.
Votre bonté s’y peut elle résoudre ?
ARTAXERXE.
La justice consiste à ne pouvoir absoudre,
Point de pitié pour lui s’il en est convaincu.
OCHUS.
Ôtez ce seul moment il aura bien vécu,
En accuseriez-vous une âme infortunée,
Nous sommes instruments de notre destinée,
Nous nous portons au mal avec aveuglement,
Et l’on ne se connaît qu’après l’événement.
ARTAXERXE.
Ce destin n’est en nous qu’un concours ordinaire,
Notre action est libre, et toute volontaire,
C’est faiblesse d’esprit d’avouer qu’on ne peut,
La volonté se mène à tout ce qu’elle veut,
Le Ciel est innocent de cette tyrannie,
Ce n’est que liberté ce qu’on nomme génie,
Et le mauvais démon qu’on appelle fatal
N’est que la volonté qui s’abandonne au mal.
OCHUS.
Il est bien malaisé qu’une âme se possède.
ARTAXERXE.
Se vouloir posséder en est le seul remède :
Perfide, tu te tais après un tel forfait,
Parle dénaturé, réponds, que t’ai-je fait ?
Oses-tu soutenir, ou n’oses-tu défendre
L’éclatante action que tu viens d’entreprendre ?
Traître, cruel, ingrat, peux-tu m’envisager,
Je suis le même enfin que tu veux égorger ?
Non, je ne le suis plus, il n’est pas trop étrange
Qu’un père soit changé lors que son fils se change :
Ce n’est pas le remords qui te rend si pensif,
Qui t’arrache de l’âme un sentiment si vif.
Je perce plus avant dans une âme surprise,
C’est d’avoir pu faillir cette illustre entreprise,
Comme l’on se promet tout ce qu’on entreprend,
Ton malheur t’étourdit, le succès te surprend,
Avec trop de regret un repentir s’arrache,
Et la honte du crime approche trop du lâche,
C’est le dernier essai d’un traître malheureux
De faire voir un cœur égal et généreux.
Défends, défends ton crime avec cette constance
Ou si tu le pouvais montre ton innocence.
DARIE.
Seigneur.
Scène V
ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, TISSAPHERNE, ASPASIE
ASPASIE.
Je viens mourir, accordez-moi ce don
Que mon sang pour le sien impètre le pardon,
Apaisez-vous l’État par la mort d’Aspasie,
Et vengez-vous sur moi des malheurs de l’Asie,
Le Ciel s’est moins servi d’un fils que d’un amant,
Son amour n’est encor qu’un second instrument,
J’en étais le premier, j’ai choisi ce complice,
Ainsi je dois mourir avec plus de justice,
De l’imputer aux Dieux leur juste volonté
Se sait justifier par notre liberté,
De condamner un fils son crime diminue.
Ainsi j’ai tout le crime, et j’en attends l’issue
Qui n’est que cette mort que je viens demander,
Par vos mêmes rigueurs daignez me l’accorder,
C’est tout ce que pourra le sang d’une Étrangère
Que de pouvoir unir le fils avec le père :
Au moins s’il doit mourir, accordés moi son sort,
Unissez deux amants par une même mort,
En vivants, en mourants, nous jurons de nous suivre,
Nous sommes trop unis pour nous pouvoir survivre,
Mourir c’est la faveur que j’espère aujourd’hui,
Et qu’il m’accordera de mourir avec lui.
DARIE.
Vivez belle innocente, et je mourrai coupable,
Tout homme est criminel dès qu’il est misérable,
Dés qu’un Roi le soupçonne il se doit défier,
Et négliger les soins de se justifier :
Mais puisque mon malheur me ravit Aspasie,
Pourrai-je en disposer malgré ma jalousie ?
J’ose la conjurer par cette même foi,
Par un serment si beau d’être toujours à moi,
De vouloir agréer l’amant que je lui donne,
Les Dieux firent ce choix, et son bonheur l’ordonne.
Il se sert de ma mort comme d’un instrument
Trop heureux qu’elle serve à ce contentement.
ARTAXERXE.
L’innocent généreux, tu fais le magnanime,
L’on verra de quel front tu soutiendras ton crime.
Appelez Tiribaze.
DARIE.
Ô Dieux, quel imposteur !
ARTAXERXE.
Tu répondras, perfide, à cet accusateur.
DARIE.
Tiribaze m’accuse, ô juste providence !
Dieux, montrez aux méchants quel est votre puissance,
Et par la mort d’un traître étonnez ses pareils.
Lui m’y persuadait par des sanglants conseils,
Et ce séditieux qui s’offrait pour complice
Invente pour me perdre un étrange artifice,
Et ne pouvant sur vous exercer sa fureur
Met pour perdre ce fils le père dans l’erreur.
Quoi, se laisser séduire au rapport d’un perfide,
Sur un simple soupçon croire un fils parricide,
Et que pourrait de plus le jugement des yeux,
Un fils est-il moins cru qu’un esprit factieux ?
Ha ! Seigneur, c’est ici que son zèle vous trompe,
Votre facilité souffre qu’on la corrompe.
Je complaisais au choix que vous en aviez fait,
L’un et l’autre, Seigneur, nous en verrons l’effet
Je prévois que le Ciel va montrer l’artifice,
Il veut que qui trahit lui même se trahisse.
OCHUS.
Il commence par moi de se manifester,
Et cette perfidie est au point d’éclater :
Ô juste providence autant qu’épouvantable !
Un traître malgré soi se déclare coupable.
Méchants qui ressentez ces secrets mouvements
Reconnaissez les Dieux à de tels jugements.
Dieux, j’adore en tremblant votre sainte justice,
Perdez l’auteur du crime avant que le complice,
Que j’apprenne en mourant qu’un traître est déjà mort.
Il est temps, justes Dieux, de se faire un effort,
De retirer le fléau de cette Monarchie,
Mes vœux sont écoutez, la Perse est affranchie,
Tu vas servir d’exemple à ces grands criminels
Qui pensent échapper à des yeux éternels :
Enfin l’heure est venue où tu dois rendre compte,
Le supplice pourra ce que n’a pu la honte.
Cruel, songe au dessein de perdre encor le fils,
Et repasse en mourant tous les maux que tu fis,
Il n’est plus de détours ton âme va paraître,
Le Ciel va découvrir tous les secrets d’un traître,
Les Dieux n’auront pas eu l’aveuglement du Roi.
TISSAPHERNE, de retour.
Seigneur, ce traître est mort.
ARTAXERXE.
Dieux, éclaircissez-moi,
Et si vous travaillez à révéler les crimes,
Montrez si mes soupçons sont faux ou légitimes.
TISSAPHERNE.
Seigneur, cet accident vous ouvrira les yeux,
L’on y voit la justice et la bonté des Dieux,
Je l’ai trouvé mourant avec si peu de vie
Qu’à peine il m’informa de sa damnable envie,
Mille convulsions dont il fut excité
Montraient sur le dehors le dedans agité
Je reconnus le Ciel à ce triste spectacle,
Lui-même fut forcé d’avouer ce miracle,
Et contraignant son âme à quelque repentir,
S’écria, Justes Dieux, vous vous faites sentir,
Et me dit d’un accent à me rendre sensible :
Par ma tragique fin mon crime t’est visible,
En vain je voudrais taire un crime si connu,
La mesure est comblée, et le moment venu,
Ma vie était cachée elle se manifeste,
J’emploie à cet effet tout le temps qui me reste,
Puisque je suis forcé par un tourment nouveau
D’être mon délateur, mon juge, et mon bourreau.
Tu vois en moi l’auteur des malheurs de la Perse,
Celui qui diffama le règne d’Artaxerxe,
Et qui se prévalant du souverain emploi
Abusa si longtemps des faveurs de son Roi.
Le même dont la vie est si plaine de crimes
Qu’il fit autant de maux qu’il avait de maximes.
Te redirai-je en fin les desseins que je fis
De perdre et mère et frère, et le père et les fils,
De vouloir ruiner toute cette famille,
Et d’usurper l’Empire en épousant la fille.
Celui qui si longtemps a vu régner son sort
Sans obstacle en sa vie en trouve dans sa mort.
Le Ciel par mon trépas soulage ma patrie,
Et de ma violence a délivré Darie.
Ochus m’a découvert, éclaircis-moi ce point,
Tu ne le dis que trop en le disant point.
Je sais sa perfidie avant même ta vue,
Et ma mort avancée en est la juste issue.
Je confirme en mourant tout ce qu’il aura dit,
Il fallait que ma mort lui donnât du crédit.
Je meurs, va dire au Roi que j’ai fait mon supplice,
Que je vais rendre compte à quelque autre justice,
Son fils est innocent : à ce mot indigné
Que pour le proférer le Ciel l’eut épargné,
Il cacha ce remords qui lui venait de naître,
Et par un second coup voulut mourir en traître.
Le Ciel ne permit pas qu’il en fut convaincu,
Et voulait qu’il mourût comme il avait vécu.
OCHUS.
La justice du Ciel connaîtra de son crime,
Cette même équité vous laisse une victime,
Sa providence ainsi ne vous dérobe rien,
Et de deux criminels le Ciel choisit le sien.
Il semble vous remettre en la mort du complice
De quoi faire éclater une égale justice,
Montrez à votre tour qu’on ne vous peut tromper,
Qu’aux Rois non plus qu’aux Dieux rien ne peut échapper.
Mettons, mettons au jour ce tragique mystère,
Qu’on apprenne qu’Ochus a voulu perdre un frère :
Ce traître avait prévu mon mécontentement,
Il me vint confirmer dans ce ressentiment,
Il m’offrit la Couronne au prix d’un parricide,
Mon âme à ce dessein lui parut trop timide,
Je vis sa défiance, il en vit le danger ;
Et sans montrer sa crainte offrit de me venger,
La suite a témoigné quelle était sa malice.
DARIE.
Et ce qu’il attendait de ce double artifice,
Ce traître me jugea plus propre à son dessein,
Et voulait s’assurer d’une seconde main,
Il trouva dedans moi la même répugnance,
Enfin je fus l’objet de toute sa vengeance,
Et j’attirai sur moi le châtiment de tous,
Trop heureux en mourant d’être immolé pour vous.
AMESTRIS.
Ce grand aveuglement se dissipe et se lève,
Seigneur, ouvrés les yeux l’enchantement s’achève :
Ce traître que le Ciel n’eut pu faire tomber
Sous sa propre ruine a voulu succomber.
ARTAXERXE.
Oui, le charme se lève, et je revois sa vie,
Elle me paraît toute en sa dernière envie,
Peine mal compensée, ha ! favorable sort,
Ce traître m’assura que tu voulais ma mort,
Et pour mieux appuyer ce funeste artifice
Il osa soutenir qu’il était ton complice,
Et que par sa prudence il était du dessein,
Craignant que ta fureur ne prît une autre main,
Je pris aveuglement la première apparence
Comme Amant je te cru capable de vengeance.
J’étais si prévenu de sa fidélité
Que je m’étonne encor de t’avoir écouté.
Mon généreux Darie, accorde moi ma grâce,
Ton innocence attend que je lui satisfasse :
Nomme quelques faveurs qui valent ce pardon,
Que ne peut mériter la force de ce don,
Je te rends Aspasie, elle doit satisfaire.
DARIE.
C’est à moi d’implorer cette grâce d’un père.
ARTAXERXE.
Notre amour fut injuste en son commencement,
Nous étions bien punis par cet événement,
Tous deux nous méritons qu’on nous fît cette injure,
Toi pour l’avoir aimée, et moi pour mon parjure :
Mais le Ciel a fait voir qu’il agissait pour vous,
Reprends ton Aspasie, et vous ce cher époux.
ASPASIE.
Seigneur, j’ai toujours cru que le Ciel en dispose,
Et qu’il change à son gré ce que l’homme propose,
Que c’était un Hymen que le Ciel avait fait,
Et dont l’homme ne peut qu’en suspendre l’effet.
ARTAXERXE.
Ochus, je te pardonne, et vous faites lui grâce.
ASPASIE.
J’en conjure mon Prince.
DARIE.
Il faut que je l’embrasse.
OCHUS.
Ha ! de grâce, Seigneur, révoqués un tel don,
La faute accable moins que ne fait le pardon.
DARIE.
Le Roi veut oublier l’intérêt de Darie.
OCHUS.
Ciel, après cette grâce il faut que je te prie,
Ordinaire secours de tous les impuissants,
Qui prodigue tes biens pour quelque peu d’encens :
Accorde à ces Amants la plus heureuse vie,
Et de tant de plaisirs éloignes-en l’envie.
DARIE.
Vous généreuse sœur, que pourrai-je pour vous ?
AMESTRIS.
Ochus a fait des vœux dont les miens sont jaloux,
Si mes vœux s’attachaient à sa même prière,
Et j’ose me flatter que j’étais la première
Si le Ciel doit répondre à mes seconds souhaits
Qu’il jure à vos amours une éternelle paix.