Arlequin roi des Ogres (Jacques-Philippe D’ORNEVAL - Louis FUZELIER - Alain-René LESAGE)
Sous-titre : les bottes de sept lieues
Pièce en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Foire Saint-Germain, le 3 février 1720.
Personnages
ARLEQUIN
ADARIO, principal des Ogres
SASTARETSI, principal des Ogres
PIERROT, cuisinier du roi des Ogres
DEUX MARMITONS
LE POURVOYEUR
UNE FRANÇAISE
UNE CIRCASSIENNE
SCARAMOUCHE
PLUSIEURS GRIVOIS
TROUPE D’OGRES et D’OGRESSES
DANSEURS et DANSEUSES de l’Opéra de Paris
UN CHAT SAUVAGE
La scène est dans une île habitée par des Ogres.
Le théâtre représente une Île, des rochers et des arbres dans les ailes, et dans le fond une Mer agitée, dans laquelle on voit Arlequin qui s’efforce de gagner le rivage, à l’aide d’une planche qu’il tient.
Scène première
ARLEQUIN, seul
Il prend terre et après s’être secoué comme un barbet qui sort de l’eau, il dit.
Grâces au Ciel, me voici échappé du naufrage. J’ai été plus heureux que mon ami Scaramouche, qui aura sans doute été englouti dans les flots. Mais que dis-je ? plus heureux ! Je suis peut-être dans une Île déserte, où je vais périr par la faim, si quelque Bête féroce ne la prévient en me dévorant.
Il regarde avec inquiétude de tous côtés.
Hoïmé ! Il me semble que j’en vois courir là-bas quelques-unes.
Il jette les yeux sur une peau de Chat sauvage qui est étendue sur un arbrisseau, ce qui lui fait faire quelques pas en arrière.
Ahi ! ahi ! ahi ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Voyons un peu.
Il se rapproche en tremblant, prend la peau et l’examine.
Je crois que c’est la peau d’un Tigre ou d’un Chat sauvage. Parbleu ! Cela m’inspire une bonne idée. J’ai envie de me couvrir de cette peau. Les Animaux me prendront pour un Animal ; et comme ce ne sont pas des hommes, ils respecteront leur semblable.
Il se couvre de la peau.
Scène II
ARLEQUIN, UN CHAT SAUVAGE
À peine Arlequin s’est-il revêtu de la peau, qu’il voit descendre du haut d’un rocher un gros Chat sauvage qui, l’apercevant aussi, vient à lui.
ARLEQUIN, effrayé.
O poveretto mi !
LE CHAT.
Miaou, miaou, miaou.
ARLEQUIN, bas.
Il faut que je le flatte.
Il va au-devant du Chat et lui dit d’une voix caressante.
Mini, mini, mini.
LE CHAT, caressant Arlequin.
Miaou, miaou.
ARLEQUIN.
Ah, morbleu ! C’est apparemment une Chatte en chaleur qui me prend pour son mâle.
Haut.
Vous vous adressez mal, ma pauvre Minette.
Le Chat flaire Arlequin, qui le flatte en lui passant la main sur la tête et sur le dos. La Bête dresse la queue comme font les Chats en pareille occasion. Elle fait ensuite quelques cabrioles qu’Arlequin imite. Après quoi, ils grimpent tous deux sur un grand arbre, où ils font plusieurs tours de passe-passe.
Scène III
ARLEQUIN, LE CHAT, ADARIO, SASTARETSI, OGRES armés de fusils
ADARIO, à demi-voix.
Le Chat sauvage que nous poursuivons doit être ici.
LE CHAT.
Miaou, miaou.
SASTARETSI, bas.
Je l’entends.
ADARIO.
En voilà deux. Tire sur celui qui est le plus élevé, moi je vais tuer l’autre.
Les deux Ogres couchent en joue l’un le Chat, et l’autre Arlequin.
ARLEQUIN, les apercevant.
Attendez, attendez. Ne tirez point !
SASTARETSI.
Quel prodige ! Des Chats qui parlent !
ADARIO.
Ne tirons pas.
Arlequin descend de l’arbre, et vient caresser les Ogres. Le Chat saute à terre et se sauve.
Scène IV
ARLEQUIN, ADARIO, SASTARETSI
ADARIO.
L’aimable Bête ! Elle est tout apprivoisée.
SASTARETSI.
Parbleu, voilà un joli animal !
ARLEQUIN, se dressant sur ses jambes.
Animal vous-même. Apprenez que je ne suis Chat que par bénéfice d’inventaire.
ADARIO.
Ah, c’est un homme !
ARLEQUIN.
Dame oui, je suis homme, et homme d’un rude appétit.
SASTARETSI.
Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Et par quelle aventure vous trouvez-vous dans notre Île ?
ARLEQUIN.
Je m’appelle Arlequin, Chevalier d’industrie. Je viens de Paris. J’en étais parti avec deux cents jeunes gens d’élite, tant mâles que femelles, que la police avait choisis par prédilection pour aller fonder d’honnêtes familles au Mississippi. On nous avait embarqués à la Rochelle ; et il y avait un mois que nous voguions à souhait, lorsqu’il s’est tout à coup élevé un vent de tous les cinq cent mille diables,
Il imite le sifflement des vents.
qui a renversé notre vaisseau cul par-dessus tête. Quand j’ai vu cela, j’ai vite empoigné une planche...
Il se jette sur Adario et le serre étroitement.
ADARIO.
Ahi ! ahi ! vous me faites mal.
ARLEQUIN.
Je vous demande pardon, Monsieur, c’est que j’avais peur de manquer la planche.
SASTARETSI.
Hé bien ?
ARLEQUIN.
Je me suis donc saisi de cette planche ; je me suis mis à califourchon dessus, et aussitôt me voilà à piquer des deux.
Il imite un Écuyer qui excite un Cheval à galoper.
Cette chienne de monture faisait des courbettes comme un Cheval de l’Académie, et avait un dos tranchant qui m’a tout écorché certain endroit...
ADARIO, riant.
Ha, ha, ha, ha !
SASTARETSI, riant aussi.
Hé, hé, hé, hé !
ARLEQUIN.
Ho, ho, ho, ho ! Vous n’y êtes pas ! Ma plus grande peine a été de me défendre contre des monstres marins qui sont venus m’insulter sur la route. Je voyais de gros Merlans qui me voulaient manger les jambes ; mais à grands coups de batte, je vous les coupais en deux : Paf, paf !
En même temps, il donne des coups de batte sur l’estomac des Ogres.
ADARIO.
Tout beau, tout beau !
SASTARETSI.
Doucement, s’il vous plaît ! Je ne suis pas un merlan.
ARLEQUIN.
Excusez, Messieurs, je croyais y être encore. Enfin, après avoir lutté plus de vingt-quatre heures contre la Mer et les poissons, j’ai pris terre en cet endroit, où j’ai trouvé cette peau que j’ai endossée, pour me mettre à couvert de la dent meurtrière des Bêtes.
ADARIO.
Nous sommes ravis, Seigneur Arlequin, que vous soyez hors de péril.
ARLEQUIN.
J’ai satisfait votre curiosité, je vous prie de contenter la mienne. Dans quel pays suis-je ici ?
ADARIO.
Dans le royaume d’Ogrelie. Et vous ne pouviez y arriver plus à propos.
ARLEQUIN.
Pourquoi cela ?
ADARIO.
Je vais vous le dire. Nous avons perdu notre roi. Les Principaux de la Nation se sont disputé la Couronne ; et pour les accorder et pour prévenir une guerre civile, il a été arrêté dans une assemblée du Peuple que l’on mettra sur le Trône le premier Étranger qui abordera ici. Par conséquent, c’est vous qui devez être notre roi.
ARLEQUIN.
Oui-dà. Prenons toujours cela, en attendant mieux.
ADARIO, à Sastarestsi.
Sastarestsi, courez vite aux cabanes. Publiez que nous avons un Étranger, et que chacun se prépare à le recevoir.
ARLEQUIN.
Ne perdez point de temps.
Sastarestsi sort.
Scène V
ARLEQUIN, ADARIO
ADARIO.
Vous allez voir avec quelle pompe et quelle cérémonie on va vous élever à l’Empire.
ARLEQUIN.
J’aimerais mieux qu’on ne fît pas tant de façons, et qu’on me donnât vite à manger.
ADARIO.
C’est par où nous commencerons.
ARLEQUIN.
Vous ferez fort bien, car les cérémonies sont mortelles dans l’état où je suis.
ADARIO.
Vous ne mourrez pas de faim dans un pays où l’on ne vit que pour bien manger et bien boire.
ARLEQUIN.
Cela est de mon goût. Je vous proteste que vous aurez en moi un Souverain digne de ses Sujets.
ADARIO.
Je juge à votre air que vous ne pouviez mieux tomber.
ARLEQUIN.
Mais, dites-moi un peu, comment s’appellent ici les hommes ?
ADARIO.
Ogres.
ARLEQUIN.
Voilà un mot bien baroque. Et les femmes ?
ADARIO.
Ogresses.
ARLEQUIN.
Ogresses ! Les vilains noms ! Mais à cela près, sont-elles jolies ?
ADARIO.
Toutes charmantes.
ARLEQUIN.
Nous verrons cela tantôt.
En cet endroit, on entend un son de fifres et de tambours de basque, mêlé de cris de joie et des paroles suivantes, chantées par plusieurs Ogres.
OGRES, qu’on ne voit point.
Holà, lala, leraguïou !
Holà, lala, leraguïou !
ARLEQUIN.
Qu’entends-je ? Je crois, Dieu me pardonne, qu’ils crient des ragoûts.
ADARIO.
Ce sont vos Peuples qui viennent vous reconnaître pour leur roi.
Scène VI
ARLEQUIN, ADARIO, TROUPE D’OGRES
Ils arrivent tous en dansant et en chantant.
CHŒUR D’OGRES.
Holà, lala, leraguïou !
Holà, leraguïé !
Holà, lala, leraguïou !
Holà, lala, leraguïou !
ARLEQUIN, les contrefaisant.
Holà, lala, leraguïou !
Les Ogres se prosternent devant Arlequin. Ensuite ils se rangent en deux files, accroupis, ayant les coudes sur les genoux, et les deux poings sous le menton. Un Vieillard s’avance et présente à genoux une Couronne à Arlequin, qui fait ses lazzis.
LE VIEUX OGRE.
Nimackoaula, Kir Okima !
CHŒUR.
Nimackoaulamin, Kir Okima !
ARLEQUIN.
Kir Okima. Que diable est-ce que cela signifie ?
ADARIO.
Cela veut dire : Nous te saluons, Roi.
ARLEQUIN.
Oh ! Messieurs mes Sujets, je suis bien votre serviteur.
ADARIO, aux Ogres.
Chichinta, nimita.
Tous les Ogres se lèvent, et dansent autour d’Arlequin en chantant plusieurs fois ces deux mots.
CHŒUR.
Chichinta, nimita.
ARLEQUIN, les imitant.
Chichinta, nimita.
Après quoi, il lève sa batte et dit.
En voilà assez, en voilà assez. Allons dîner à cette heure.
Les Ogres prennent Arlequin et le mettent sur un brancard porté par quatre hommes. L’Orchestre joue une Marche, les Ogres défilent deux à deux en poussant de grands cris de joie. La Marche est fermée par des Ogres qui portent des massues.
Le Théâtre change, et représente une Campagne où il y a plusieurs cabanes entourées d’arbres étrangers.
Scène VII
PIERROT, en Cuisinier, DEUX MARMITONS
PIERROT, à un des marmitons.
Ho çà, Fouille-au-pot, allez avertir le Pourvoyeur que nous avons un nouveau roi qu’il faut régaler. Dites-lui qu’il graisse ses bottes, et se prépare à aller chercher de la chair fraîche.
PREMIER MARMITON.
Où voulez-vous qu’il aille à la provision ? En Espagne ?
PIERROT.
Non. Je n’ai pas été content de l’Espagnolette qu’il apporta l’autre jour. Elle sentait trop l’ail et la ciboule.
SECOND MARMITON.
Ira-t-il en Hollande ?
PIERROT.
La chair y est trop molle.
PREMIER MARMITON.
En France ?
PIERROT.
La marchandise y est bien mêlée. Et il y a longtemps que nous n’avons rien mangé de bon de ce pays-là.
SECOND MARMITON.
Cela est vrai.
PIERROT.
La chair n’y est pas mauvaise quand on sait la choisir ; mais nous avons un Pourvoyeur qui n’y entend rien.
PREMIER MARMITON.
Il croyait pourtant vous donner un friand morceau, quand il vous apporta dernièrement ce Petit-Maître.
PIERROT.
Il n’avait que la peau et les os. Il était si sec que je le pris d’abord pour un Poète.
SECOND MARMITON.
Et cette grosse Parisienne qui pesait six cents ?
PIERROT.
C’était une Baleine dont nous n’avons pu tirer que de l’huile.
PREMIER MARMITON.
Vous souvenez-vous de ce Procureur que vous mîtes à la daube ?
PIERROT.
Le diable de ragoût ! Il était si dur, qu’après avoir bouilli deux fois vingt-quatre heures, quatre Chasseurs affamés n’en purent tirer parti.
SECOND MARMITON.
Quel bruit est-ce que j’entends ?
PIERROT.
C’est sans doute le Roi qui arrive. Courez vite au Pourvoyeur. Qu’il vienne ici. Sa Majesté Ogrienne lui dira elle-même ce qu’elle veut manger.
Scène VIII
PIERROT, ARLEQUIN, ADARIO, TROUPE D’OGRES
ADARIO.
Seigneur, voilà votre Cuisinier. Vous n’avez qu’à lui ordonner ce qu’il vous plaira.
ARLEQUIN, à Pierrot.
Qu’as-tu à me donner à dîner, mon ami ?
PIERROT.
Je n’ai, ma foi, rien du tout.
ARLEQUIN.
Bonne chienne de Cuisine ! Hé, va-t’en dans le Poulailler, Animal. Fais main basse sur tout ce que tu trouveras. Prépare vite une matelote de dindons, mets-moi un cochon de lait à la crapaudine.
ADARIO.
Nous voulons vous donner quelque chose de meilleur. Votre Grand Pourvoyeur va se rendre ici.
ARLEQUIN.
Qu’est-ce que c’est que ce Pourvoyeur ?
ADARIO.
C’est le premier Officier de la Couronne.
PIERROT.
Le voici.
Scène IX
ARLEQUIN, PIERROT, ADARIO, TROUPE D’OGRES, LE POURVOYEUR
Le Pourvoyeur est un Géant qui a deux grandes bottes de sept pieds de haut. Il passe précipitamment par-dessus la tête d’Arlequin, qui tombe d’effroi.
ARLEQUIN.
Miséricorde ! Je suis perdu !
PIERROT.
Qu’avez-vous ?
ARLEQUIN, se relevant.
Quel diable d’Escogriffe !
PIERROT.
C’est un grand dépendeur d’andouilles que ce Drôle-là.
ADARIO.
Grand Pourvoyeur, allez vite chercher pour le roi quelque morceau qui soit digne de sa bouche.
LE POURVOYEUR.
Mi.
PIERROT.
Que ça soit bien délicat.
LE POURVOYEUR.
Oui.
ADARIO.
Quelque chose de frais et de dodu.
LE POURVOYEUR.
Ita.
PIERROT.
Qui soit jeune et tendre.
LE POURVOYEUR.
Ja.
PIERROT.
Que Sa Majesté en puisse lécher ses doigts.
LE POURVOYEUR.
Outôs.
ARLEQUIN.
Et dépêchez-vous surtout.
LE POURVOYEUR.
Signor, si.
ADARIO.
Qu’ordonnez-vous qu’il apporte ?
ARLEQUIN.
Hé, morbleu§ qu’il apporte ce qu’il voudra. Je mange de tout. Mais qu’il ne perde point de temps.
ADARIO.
Allez-vous-en promptement en Europe et revenez chargé de provisions.
Le Pourvoyeur part subitement. Pierrot le suit.
Scène X
ARLEQUIN, ADARIO, TROUPE D’OGRES
ARLEQUIN.
Que le Diable vous emporte avec votre Pourvoyeur. Aller chercher mon dîner en Europe !
ADARIO, souriant.
Là, là, Seigneur. Ne vous impatientez pas.
ARLEQUIN, tapant du pied.
Mais, ventrebleu ! je serai mille fois mort de faim avant qu’il soit revenu !
ADARIO.
Oh ! que non. Vous ne connaissez pas encore le mérite de votre Pourvoyeur. Il a les bottes de sept lieues.
ARLEQUIN.
Qu’appelez-vous les bottes de sept lieues ?
ADARIO.
Ce sont ces fameuses bottes dont il est fait mention dans l’histoire des Fées.
ARLEQUIN.
Comment donc ?
ADARIO.
Votre Pourvoyeur fait avec ces bottes-là sept lieues par enjambées, et franchit d’un saut la Mer la plus large.
ARLEQUIN.
Cela n’est pas possible !
ADARIO.
Pardonnez-moi. Il parcourt les quatre parties du Monde trois ou quatre fois par jour ; aussi parle-t-il toutes sortes de langues.
ARLEQUIN.
Malepeste ! la bonne paire de bottes !
ADARIO.
Elles nous sont fort nécessaires, puisque, par leur moyen, ce Géant, qui est doué d’une force extraordinaire, nous apporte toutes les choses dont nous avons besoin.
ARLEQUIN.
Rien n’est plus commode.
ADARIO.
Tenez. Le voilà déjà de retour.
Scène XI
ARLEQUIN, ADARIO, TROUPE D’OGRES, PIERROT, LE POURVOYEUR, UNE JEUNE FRANÇAISE
LE POURVOYEUR, amenant la jeune Française.
Chair fraîche ! Chair fraîche !
ARLEQUIN.
Ha-ha ! Peste ! quel Voyageur ! Mais que m’apportes-tu là ?
LE POURVOYEUR.
C’est une jeune fille que je viens de prendre à Paris.
ARLEQUIN.
Elle est, ma foi, toute mignonne. Tu as commencé par le moins pressé, mon ami, mais n’importe. Avancez, ma Poulette.
LA FRANÇAISE, pleurant.
Ah ! ah ! ah !
ARLEQUIN.
Ne pleurez pas, ma Petite. Je ne suis pas si diable que je suis noir.
LA FRANÇAISE.
Ma chère Mère !
ARLEQUIN.
Taisez-vous, mon Trognon. Vous la reverrez bientôt. En attendant, nous vous ferons bonne chère, nous vous donnerons des bonbons.
PIERROT.
Hé bien, seigneur, voulez-vous qu’on vous l’habille tout à l’heure ?
ARLEQUIN.
Hé, n’est-elle pas habillée, benêt ?
À Adario.
Elle est à manger.
ADARIO.
Cela sera exquis.
PIERROT.
À quelle sauce souhaitez-vous que je vous la mette ?
ARLEQUIN.
Belle demande !
PIERROT.
Vous la servirai-je à la croque au sel ? L’aimerez-vous mieux au bleu, au basilic, à la broche ?
ARLEQUIN, le frappant de sa batte.
Tais-toi, impertinent. Je t’apprendrai à rire avec ton Maître !
ADARIO.
Il vous parle fort sérieusement. Il a cru que vous seriez bien aise de la manger.
ARLEQUIN.
Le Butor !
ADARIO.
Votre Majesté ne sait peut-être pas que le roi et les Ogres de distinction ne vivent ici que de chair fraîche.
ARLEQUIN.
De chair fraîche ! Ah ! l’horrible chose !
LA FRANÇAISE, à part.
Malheureuse que je suis !
PIERROT.
Vous êtes bien dégoûté ! Que diantre vous faut-il donc ?
ARLEQUIN.
Il me faut de bons aloyaux, des gigots, des andouilles, des cervelas, du jambon.
PIERROT.
Vous n’y pensez pas ! Vous demandez là les mets des petites gens d’Ogrelie.
ARLEQUIN.
Hé, je veux vivre comme les petites gens, moi ; manger une échinée de cochon et du bœuf à la mode.
PIERROT, à part.
Nous v’là bien tombés.
LA FRANÇAISE, à Arlequin.
Eh ! Seigneur, renvoyez-moi. Je vais mourir de frayeur ici.
ARLEQUIN.
Soit. Aussi bien, je pourrais quelque jour sans le savoir vous manger en salmis.
Au Pourvoyeur.
Allons, Pourvoyeur. Ramenez-la tout présentement chez elle.
Le Pourvoyeur part avec elle. Arlequin dit ensuite à Pierrot.
Et toi, Cuisinier de malheur, envoie-moi chercher de quoi faire un bon haricot et afin que je sois sûr de la viande que tu y mettras, fais apporter ici la marmite. Je veux l’avoir sous mes yeux.
Pierrot se retire, et tous les Ogres le suivent.
Scène XII
ARLEQUIN, ADARIO
ADARIO.
Seigneur, vous ne devriez point mépriser ainsi la chair fraîche. La politique vous le demande, et si vous saviez d’ailleurs combien elle est excellente...
ARLEQUIN.
Ne me parlez point de cela. Que vous êtes barbares !
ADARIO.
Moins que les autres hommes.
ARLEQUIN.
Manger son semblable ! Quelle cruauté !
ADARIO.
Hé, n’en faites-vous pas paraître davantage, vous autres, lorsque vous égorgez d’innocentes Bêtes pour vous nourrir de leur chair, après qu’elles ont labouré vos champs, après qu’elles vous ont donné leurs toisons pour vous couvrir ? Nous, en mangeant des hommes, nous pensons en même temps purger la Terre de mauvais Animaux, de Monstres pleins de malice, qui ne songent qu’à nous nuire.
ARLEQUIN.
La Terre, à votre compte, vous a bien de l’obligation !
ADARIO.
Vous, qui pensez avoir en partage toute l’humanité, comment en usez-vous les uns avec les autres ? Vous vous querellez, vous vous chicanez, vous vous pillez ; chez vous, le plus fort ôte au plus faible sa subsistance : cela ne s’appelle-t-il pas se manger ? Et les Ogres vous en doivent-ils beaucoup de reste ?
ARLEQUIN.
Vous direz tout ce qu’il vous plaira ; mais je ne veux point de chair fraîche.
Scène XIII
ARLEQUIN, ADARIO, PIERROT, QUATRE OGRES
Les quatre Ogres apportent une grande marmite, qu’ils mettent au milieu de la Place avec du feu dessous.
PIERROT.
Voilà la marmite toute prête.
ARLEQUIN.
Et où est la viande ?
PIERROT.
Vous l’allez bientôt voir ?
Scène XIV
LES MÊMES, TROUPE D’OGRES et D’OGRESSES
Tous ces Ogres et Ogresses viennent se présenter devant leur Roi, lèvent les mains, et crient.
LES OGRES et LES OGRESSES.
Ni sakiamin okima !
ARLEQUIN.
Quel baragouin !
LES OGRES et LES OGRESSES.
Ni sakiamin okima !
ARLEQUIN.
Qu’est-ce que vous dites ?
ADARIO.
Ils vous disent en langue Algonkine qu’ils vous aiment.
ARLEQUIN, les saluant.
Je vous suis bien obligé, mes enfants.
LES OGRES et LES OGRESSES.
Ni ouischmin ou ouissin.
ARLEQUIN.
Ils me disent encore apparemment quelque douceur en langue Alcoquine.
ADARIO.
Oui vraiment, ils disent qu’ils veulent vous manger.
ARLEQUIN, étonné.
Plaît-il ?
ADARIO.
Ils vous affectionnent à tel point qu’ils ont résolu de faire un festin de vos membres chéris.
ARLEQUIN.
Miséricorde !
ADARIO.
Ils n’en démordront pas.
ARLEQUIN.
Mais, mais, des Sujets, manger leur roi, cela se fait-il ?
ADARIO.
C’est par distinction. Ils n’ont pas fait cela pour tous leurs rois.
ARLEQUIN.
Je les quitte de cet honneur-là. Je ne veux point être distingué de mes prédécesseurs.
OGRES, se jetant sur Arlequin.
Aouissinta, aouissinta !
ARLEQUIN.
Au guet ! Au guet !
ADARIO.
Allons, allons, recevez cela en souverain.
ARLEQUIN, lui donnant un soufflet.
Et toi, reçois cela en sujet.
Les Ogres l’enlèvent pour le jeter dans la marmite. Il leur dit en se débattant.
Arrêtez donc ! Arrêtez donc ! Mais, Messieurs, songez que je suis trop maigre. Vous n’aurez point de plaisir à me manger. Engraissez-moi auparavant.
ADARIO.
Dépêchons !
On jette Arlequin dans la marmite.
ARLEQUIN.
Ah ! pauvre Arlequin, te voilà cuit !
Il pousse de grands cris et se désespère. Pendant que les Ogres se baissent pour attiser le feu, il leur donne des coups de batte sur le dos. Il dit ensuite.
Ahi, ahi, ahi ! Je sens l’eau qui s’échauffe.
Scène XV
LES MÊMES, SASTARETSI, tout essoufflé
SASTARETSI.
Takouchinouak Nantobalitchik !
ADARIO.
Il arrive ici des Ennemis ! Aux armes, Camarades, aux armes ! Nissata, nibata !
ARLEQUIN.
À la bonne heure. Il ne peut m’arriver pis.
ADARIO.
Ah ! Les voici qui tombent sur nous !
Tous les Ogres s’enfuient. On entend une décharge de mousqueterie. Arlequin ne laisse pas de s’en inquiéter, et de s’agenouiller dans la marmite, pour se mieux cacher. Il paraît aussitôt trois hommes, l’épée à la main.
Scène XVI
ARLEQUIN, TROIS GRIVOIS armés
PREMIER GRIVOIS.
Je vois la tête d’un qui se cache dans une marmite.
DEUXIÈME GRIVOIS.
Je vais la faire sauter d’un coup de sabre.
En même temps, il veut couper la tête d’Arlequin, qui esquive le coup en faisant le plongeon. Ce lazzi se répète trois ou quatre fois.
TROISIÈME GRIVOIS.
Il faut le tirer de là !
Les trois Grivois commencent à le tirer de la marmite, dans le temps que Scaramouche arrive.
Scène XVII
ARLEQUIN, LES GRIVOIS, SCARAMOUCHE
ARLEQUIN.
Eh ! Messieurs, je ne suis pas un Ogre !
SCARAMOUCHE.
Halte-là, Camarades. C’est Arlequin !
ARLEQUIN, sautant de la marmite au cou de Scaramouche.
Ah ! c’est Scaramouche qui vient à mon secours ! Sans toi, mon ami, j’étais fricassé... Comment donc ? Je te croyais dans le ventre de quelque marsouin.
SCARAMOUCHE.
Je me suis sauvé dans la Chaloupe avec ces braves Garçons. Mais dis-moi, que diable faisais-tu donc dans cette marmite ?
ARLEQUIN.
Eh ! mon enfant, ce sont les Ogres qui m’y avaient mis. Ils m’avaient choisi pour leur Roi, et ils voulaient après cela me manger au gros sel.
SCARAMOUCHE.
Les Traîtres ! Il faut les passer tous au fil de l’épée.
ARLEQUIN.
Je demande quartier pour le Pourvoyeur, à cause de ses bottes.
SCARAMOUCHE.
Qu’est-ce que c’est que ses bottes ?
ARLEQUIN.
Tu le sauras, mon ami.
Scène XVIII
ARLEQUIN, SCARAMOUCHE, TROUPE D’OGRES et D’OGRESSES, ADARIO, SASTARETSI, PLUSIEURS GRIVOIS, LE POURVOYEUR, enchaîné
ARLEQUIN.
Quoi donc, Pourvoyeur ? tu t’es laissé prendre !
LE POURVOYEUR.
C’est que mes bottes n’ont de vertu que pour exécuter les ordres de mon Maître.
ARLEQUIN.
Tant mieux, ma foi.
OGRES et OGRESSES, se jetant à genoux.
Grâce ! grâce !
SCARAMOUCHE.
Non, non, vous êtes des Misérables.
ARLEQUIN.
Il n’y a de grâce que pour mon ami le Pourvoyeur et pour ses bottes.
ADARIO.
Messieurs, ayez pitié de nous. Nous nous rendons vos Esclaves. Laissez-nous la vie.
SCARAMOUCHE.
C’est à votre Roi à ordonner.
ARLEQUIN.
Je veux bien leur pardonner ; mais à condition qu’ils enverront la chair fraîche à tous les diables. Je veux établir ici l’humanité.
SASTARETSI.
Vous êtes le Maître.
ARLEQUIN.
Écoutez, Messieurs les Ogres et Mesdames les Ogresses. Je prétends que vous changiez de nourriture. Il faut vous accoutumer, s’il vous plaît, aux poulardes, aux perdrix, aux saucissons de Boulogne.
ADARIO.
On suivra vos volontés.
ARLEQUIN, à Scaramouche et aux Grivois.
Ho çà, mes Enfants, puisque le Ciel vous a fait arriver ici heureusement, je vous conseille de vous y établir avec moi. Toi, Scaramouche, je te fais mon Collègue dans le Gouvernement, et donne les premières Charges à ces Messieurs.
SCARAMOUCHE.
Très volontiers, mon ami.
ARLEQUIN.
Il faudrait, ce me semble, commencer par nous marier.
SCARAMOUCHE.
C’est bien pensé. Voilà des Mignonnes qui ne sont pas tant déchirées.
Plusieurs Ogresses viennent caresser Arlequin et lui baiser les mains, qu’elles mordent un peu.
ARLEQUIN, retirant ses mains.
Ahi, ahi ! Vous avez là des quenottes bien aiguës. Si ces Messieurs vous trouvent à leur gré, à la bonne heure. Pour moi, je ne veux point pour femme de fille qui ait mis dans son corps de la chair humaine.
SCARAMOUCHE.
Moi, je ne suis pas si difficile, je prends celle-ci.
Les Grivois choisissent chacun la leur.
ARLEQUIN.
Bottes de sept lieues, mon cher Pourvoyeur in utroque, va-t’en me chercher tout à l’heure quelque Beauté Asiatique, là... de ces friands morceaux de Sultan.
LE POURVOYEUR, sortant.
Vous serez servi.
Scène XIX
ARLEQUIN, SCARAMOUCHE, LES GRIVOIS, OGRES et OGRESSES
SARAMOUCHE, riant.
Ha, ha, ha ! Envoyer chercher une femme en Asie ! Ma foi, mon pauvre Arlequin, vous avez besoin de patience.
ARLEQUIN.
Pas tant que vous croyez.
SCARAMOUCHE.
Nous aurons des Enfants que vous n’aurez pas encore de femme.
ARLEQUIN.
Vous ne savez pas de quel bois se chauffe mon Pourvoyeur. Il ne lui faut qu’une minute pour aller, et autant pour revenir.
SCARAMOUCHE.
Tarare !
ARLEQUIN.
Tenez. Le voyez-vous ? Il a déjà fait sa commission.
Scène XX
LES MÊMES, LE POURVOYEUR, UNE JEUNE CIRCASSIENNE
LE POURVOYEUR, à Arlequin.
Voilà, Seigneur, une jeune Circassienne que j’ai l’honneur de vous présenter.
SCARAMOUCHE.
Comment diable ! Mais voilà un admirable homme !
ARLEQUIN.
N’est-ce pas ?
SCARAMOUCHE.
Mercure auprès de lui n’est qu’une Tortue.
ARLEQUIN, à la Circassienne.
Venez, ma bouchonne, venez. Qu’elle est aimable !
La Circassienne lui fait la révérence.
LE POURVOYEUR.
Ma foi, je suis arrivé bien à temps à Constantinople. Je l’ai prise comme elle allait entrer dans le Sérail du Grand Seigneur. C’est une fille toute fine neuve.
ARLEQUIN, au Pourvoyeur, après avoir caressé la Circassienne.
Çà, mon Brave. Il faut songer à faire nos provisions de Noce, tant pour la panse que pour la danse. Va-t’en à Paris de ce pas. Tu passeras d’abord dans la rue de la Huchette. Tu y prendras quarante Dindons tout cuits.
LE POURVOYEUR, voulant partir.
Oui.
ARLEQUIN, l’arrêtant.
Attendez, attendez. Trente Oies.
LE POURVOYEUR, voulant toujours s’en aller.
Fort bien.
ARLEQUIN.
Attendez donc. Vingt cochons de lait.
LE POURVOYEUR.
Je n’y manquerai pas.
ARLEQUIN.
Un moment, un moment. Tu iras ensuite à la Halle au Vin. Tu te chargeras d’un bon muid de Bourgogne.
LE POURVOYEUR.
Cela vaut fait.
ARLEQUIN.
Ce n’est pas tout. Que diable, vous êtes bien vif ! Tu te rendras de là à l’Opéra, et tu y prendras trois danseurs et trois Danseuses. C’est pour commencer à établir ici l’humanité. Marche à cette heure, marche.
Scène XXI
ARLEQUIN, SCARAMOUCHE, LES GRIVOIS, LA CIRCASSIENNE, OGRES et OGRESSES
SCARAMOUCHE.
Morbleu ! mon cher, que vous savez bien commander !
ARLEQUIN.
C’est que cela est bien plus aisé que d’obéir.
SCARAMOUCHE.
Si notre Courrier n’est pas plus longtemps à ce voyage-ci qu’à l’autre, nous serons bientôt à table.
ARLEQUIN.
Vous pouvez compter là-dessus. Ainsi, qu’on mette promptement le couvert. J’ai grand besoin de remonter ma pendule.
SCARAMOUCHE.
Et moi de même.
ARLEQUIN, à la Circassienne.
Hé bien, petite Circassienne, ne serez-vous pas plus aise d’être à moi qu’à ces vilains Marabouts de Sultans ?
LA CIRCASSIENNE.
Sans doute.
ARLEQUIN.
Vous m’aimerez donc bien ?
LA CIRCASSIENNE.
De tout mon cœur.
ARLEQUIN.
Là, caressez-moi un peu.
Elle lui passe la main sous le menton. Arlequin fait ses lazzis, et dit.
La petite Chatte ! Elle est déjà aussi apprivoisée que si elle avait par-devers elle deux ans de Sérail.
Scène XXII
LES MÊMES, LE POURVOYEUR amenant TROIS DANSEURS et TROIS DANSEUSES de l’Opéra
SCARAMOUCHE.
Ah ! quel Abatteur de quilles que ce drôle-là !
ARLEQUIN.
Bonjour, mesdemoiselles de l’Opéra. Soyez les bienvenues dans le Pays des Ogres.
LES DANSEUSES, effrayées.
Ah !
ARLEQUIN.
Ne craignez rien, mes Déesses ; les Ogres n’en veulent qu’à la chair fraîche.
SCARAMOUCHE.
Allons manger un morceau, pendant que ces gens-ci vont répéter leurs danses.
ARLEQUIN.
Oui, Courons au plus pressé.
On danse, et la Pièce finit.