Amaglia, la fille du Diable (Jules SÉVESTE - Louis-Émile VANDERBURCH)

Drame fantastique en cinq actes, mêlé de chant.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Montmartre, le 25 octobre 1836.

 

Personnages

 

AMAGLIA, fille du Diable

BELZÉBUTH, père d’Amaglia

ASTAROTH, lieutenant de Belzébuth

LE GÉNIE DE LA DESTINÉE

ZAMET

LE STADMAËSTRE

LORD BRIGTHON

LE CONTRÔLEUR DES FINANCES

LE BARON DE MONTFORT

LE COMTE DE SAINT-VALLIER

LE CHEVALIER DARTIGNY

LE GRAND RADJA DE BÉNARÈS

FITCHER, batelier

BOUSKIR, marchand d’esclaves

L’YMAN

OFFICIER DES GARDES

PREMIER MARCHAND

DEUXIÈME MARCHAND

DEUX PAGES

ZULMÉE

UNE JEUNE FILLE

PAYSANS

PAYSANNES

BATELIERS

HALLEBARDIERS

PEUPLE de Bénarès

OFFICIERS du Palais

GARDES du Radja

GRANDS DIGNITAIRES du royaume

FEMMES du sérail

DIABLES

ESPRITS INFERNAUX

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une grotte souterraine. Des trophées diaboliques sont si pendus çà et là. À droite de l’acteur, au deuxième plan, un rocher saillant dans lequel est pratiquée une ouverture en forme de portique. Au lever du rideau, les diables se livrent à différents jeux, et sont diversement groupés. Les uns se balancent sur des cordes de feu ; d’autres sur une espèce de trépied, boivent une liqueur enflammée.

 

 

Scène première

 

CHŒUR DES DÉMONS

 

Air nouveau de Muratet.

Amusons-nous joyeux sujets du diable,
Point de travail aujourd’hui dans ces lieux,
Enivrons-nous d’un nectar délectable,
C’est le plaisir des démons et des dieux.
Allons, buvons,
Chantons, dansons, Mettons-nous en goguette,
C’est grande fête,
Et grand gala ;
Le maître n’est pas là !
Amusons-nous,
etc.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ASTAROTH

 

UN DIABLE.

Ah ! ah ! voilà notre lieutenant Astaroth.

ASTAROTH.

Tiens, vous autres... vous êtes ici à vous divertir... vous faites un bruit d’enfer, et notre maître Belzébuth est là

Il indique le portique à droite.

dans ses méditations.

UN DIABLE.

Il médite donc toujours !... qui le savait si près de nous.

ASTAROTH.

Chut ! il se retire souvent dans cette grotte qui lui sert de cabinet, où personne n’a le droit d’entrer.

UN DIABLE.

Pourquoi faire ?

ASTAROTH.

Chut ! vous dis-je...

Ils s’approchent tous avec mystère.

je n’en sais rien et ça ne vous regarde pas... ce qu’il y a de certain... c’est qu’il cause des heures entières avec quelqu’un qui ne lui répond jamais... alors il soupire, se frappe la poitrine et ce que j’ai entendu de plus clair, c’est un cri prolongé et étouffé comme... ouf !

TOUS.

Ouf !

ASTAROTH.

N’allez pas trahir mon secret... d’ailleurs, n’avez-vous pas remarqué comme moi que lorsqu’il sort de ce cabinet mystérieux, il n’est pas le même... il est doux, affable, il est presque caressant ; on ne dirait jamais qu’il a les pieds fourchus, qu’il est vice-roi des Ténèbres, et colonel de la 12e légion des diables flamboyards.

UN DIABLE.

Laisse-nous donc tranquilles avec tes contes... Allons, mes amis, reprenons nos jeux.

Reprise du chœur, interrompu par l’entrée de Belzébuth ; en le voyant, ils se placent tous en rang comme pour lui rendre honneur.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, BELZÉBUTH

 

BELZÉBUTH.

Allez, mes enfants, votre joie m’importune en ce moment... je vous rappellerai plus tard.

Ils saluent tous.

Air de la Prison d’Édimbourg.

CHŒUR.

Quand le maître l’ordonne,
Partons... et respectons
Ici, dans sa personne,
Le premier des démons.

BELZÉBUTH.

Qu’on se retire...

TOUS.

Comme il soupire.
Quand le maître l’ordonne,
etc.

 

 

Scène IV

 

BELZÉBUTH, ASTAROTH

 

BELZÉBUTH.

Demeure Astaroth... j’ai besoin de te parler... à toi seul.

ASTAROTH.

À vos ordres, maître.

BELZÉBUTH.

Tu es le meilleur de la bande, Astaroth... J’ai besoin d’épancher mes chagrins dans le cœur d’un ami... Astaroth...

ASTAROTH.

Vous, des chagrins, noble Belzébuth !... vous...

BELZÉBUTH.

Écoute.

ASTAROTH.

Vous m’effrayez.

BELZÉBUTH.

Tu ne sais pas ce que j’ai là ?

ASTAROTH.

Mais je crois que, comme moi, vous n’avez rien...

BELZÉBUTH.

Détrompe-toi... j’ai un cœur qui me rend accessible à mille sentiments jusqu’alors inconnus pour moi.

ASTAROTH.

Est-il possible ?

BELZÉBUTH.

J’ai expié bien chèrement quelques erreurs de jeunesse... mais l’instant est venu de t’avouer tout, à toi, mon ami, mon confident, mon lieutenant fidèle... Tu sauras ce fatal secret qui dévore mon cœur, et qui le nourrit d’amertume depuis quinze années.

ASTAROTH.

Parlez, je suis digne de votre confiance.

BELZÉBUTH.

Eh bien ! apprends donc qu’il y a quinze ans, parmi toutes les femmes que je tentai et qui se donnèrent à moi... il se trouva une fille des airs... qu’elle était belle !... qu’elle fut malheureuse !... J’employai tous les moyens diaboliques pour la séduire... et je fus moi-même séduit par sa grâce toute aérienne. et sa bonté si touchante ! oh ! oui, si je l’avais pu alors, pour l’obtenir, je me serais fait ermite. Mais le grand Lucifer, notre général en chef, s’y opposa formellement. Pauvre Nubea, en vain son bon génie la protégea-t-il, elle ne put se soustraire aux pièges que je lui tendis... elle fut à moi...

ASTAROTH.

Et, comme tant d’honnêtes femmes, elle se donna au diable.

BELZÉBUTH.

Dès lors, elle perdit son immortalité... Mais, hélas ! il y eut un fruit de cette alliance si disproportionnée ; et en mettant au monde un enfant, Nubea mourut, priant le ciel de me ramener à lui... ce qui serait arrivé, Astaroth, si je n’avais seulement été diable qu’au 3e degré ; mais au 68e, il n’y avait pas de remède.

ASTAROTH.

Eh bien, qu’en arriva-t-il ?

BELZÉBUTH.

Cet enfant du ciel et de l’enfer, était, comme tu le penses bien, du sexe féminin. Oui, c’était une fille... Ma fille ! qu’elle était jolie !... mais une puissance suprême frappa cet enfant à sa naissance. Elle était belle, mais c’était un beau marbre qui ne devait prendre d’existence qu’à sa quinzième année... C’était ainsi que l’avait décidé, celui de qui nous dépendons tous... Depuis ce temps, je vois chaque jour, chaque mois, chaque année, ses membres prendre un développement gracieux... ses petites mains deviennent plus jolies, ses yeux grandissent... sa bouche s’entr’ouvre... mais ces membres n’ont aucune existence ; cette jolie main est froide... ces yeux n’ont aucune expression, et cette bouche ne saurait donner un baiser à son père qui l’attend depuis quinze ans... Elle est bien belle, ma fille ! mais, comme l’œuvre de Prométhée, elle attend qu’un souffle du destin vienne animer la statue. C’est aujourd’hui qu’elle atteint sa quinzième année ; aujourd’hui elle recevra une destinée, et avec cette destinée, l’existence !... Unissons donc tous nos efforts... Vas rejoindre tes camarades... et venez ensuite en ces lieux faire vos grandes conjurations... Mettez-y tous vos soins... songez qu’il y va du sort de ma fille, du repos et du bonheur de ma vie entière.

ASTAROTH.

Il suffit, seigneur... je cours les réunir tous... et vous pouvez compter sur le zèle de vos fidèles serviteurs.

BELZÉBUTH et ASTAROTH.

Air : Ô Troupe fantastique.

À la voix de { mon maître
                     { ton
Hâte-toi          } d’obéir,
Hâtons-nous }
A   } chacun   { fais connaître
Et  }                { va
L’objet de  { mon désir.
                  { son

ASTAROTH.

Comptez sur nos efforts, vous dis-je,
Pour remplir vos intentions,
Et vous aurez un vrai prodige
En fait de conjurations.
À la voix,
etc.

 

 

Scène V

 

BELZÉBUTH, seul

 

Le voilà donc arrivé ce moment que j’ai tant désiré et que je voudrais éloigner maintenant... plus l’instant approche, et plus je sens battre mon pauvre cœur de père... Oui, j’ai peur que cet objet de ma tendresse ne soit destiné à peupler les lieux que nous habitons... et dès-lors, je frémis quand j’y pense ; son visage noircira... ses mains si blanches deviendront couleur de feu... Génie des destinées ! toi qui nous gouvernes tous, détournes de moi et de ma fille un semblable malheur... Ma fille ! ah ! que je la voie encore avant ce fatal moment... Les voici... allons...

Il entre dans le portique à droite.

 

 

Scène VI

 

ASTAROTH, TROUPE DE DIABLES

 

CHŒUR, arrangé par M. Muratet.

Quand le devoir nous presse ;
Nous voilà tous, plus de repos ;
Allons, enfants, point de paresse ;
Reprenons nos travaux :
Ici, tu nous vois
Soumis à ta voix.
Quand le devoir,
etc.

ASTAROTH.

Que chacun prenne sa place habituelle dans nos cérémonies infernales... attention... je vais commencer la ronde du sabbat.

Air : Ronde du Revenant.

Le maître commande
Grand feu, grand éclat ;
Qu’au loin on entende
Le chant du sabbat.
Tra la, la, la, la, la.

Le chœur reprend le refrain.

ASTAROTH.

Hélas ! en ce moment même
Une puissance suprême,
De cette fille qu’il aime,
Enchaîne encor le destin ;
Pour qu’elle ait une existence,
Invoquons cette puissance.
Enfants, le moment s’avance,
Répétez tous mon refrain :
Le maître commande,
etc.

Le chœur reprend en faisant des conjurations.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, BELZÉBUTH

 

BELZÉBUTH.

Bien, mes frères... merci de votre zèle à me servir ; je n’attendais pas moins de votre dévouement... C’est aujourd’hui surtout que j’ai besoin de vos efforts réunis, et si ce n’est pas assez de l’attachement que vous portez à votre chef, vous allez voir celle pour qui nous invoquons les puissances supérieures.

Il fait quelques conjurations, et frappe de son trident le rocher qui s’écroule et laisse voir sur un lit gothique, une jeune fille couchée presque nue... tout son corps a la blancheur du marbre.

CHŒUR DES DIABLES.

Air : De M. Muratet.

Ah ! quelle beauté surprenante !
Et que sa forme est ravissante !

BELZÉBUTH.

En ces lieux, tous à la fois,
Célébrons le grand mystère,
Jusqu’au séjour du tonnerre,
Ensemble élevons la voix.

CHŒUR GÉNÉRAL.

On fait plusieurs conjurations.

Grand Génie !
Donne-lui la vie !
Parais ! parais ! nous t’invoquons !
Viens l’animer de tes rayons.

Le tonnerre gronde... et au milieu d’une gloire, descend le Génie de la destinée portant à la main un carreau étincelant ; tous se prosternent le visage contre terre.

LE GÉNIE.

Fille du ciel et de l’enfer, la terre va devenir ta demeure. Pendant cinq ans, ta mission sera de séduire le monde. Tes charmes seront ton seul talisman... Femme, aucune puissance surnaturelle ne pourra te garantir des faiblesses de la femme. Si tu sors triomphante de cette épreuve de cinq années, tu reprendras dans les airs la place de ta mère ; mais si tu succombais, si tu te laissais séduire à ton tour, condamnée au néant, tu reprendrais à l’instant ta forme première... tel est l’arrêt du destin.

Le génie dirige sur la statue un rayon lumineux qui l’anime. La gloire remonte et laisse apercevoir dans le lointain, au milieu des rochers entr’ouverts, le commencement de la terre.

BELZÉBUTH.

Elle vivra... non pour son père... mais elle vivra du moins... Ma fille... son teint de marbre se colore... elle s’agite... elle se lève... elle existe.

La jeune fille s’essaie à marcher, se hasarde de plus en plus et finit par courir ; elle regarde avec étonnement tout ce qui l’environne ; sa vue s’arrête sur un diable hideux ; elle témoigne de l’effroi. En détournant la tête, elle aperçoit ses traits réfléchis dans un bouclier d’acier ; elle paraît flattée de ce qu’elle voit et arrange sa coiffure.

CHŒUR.

D’une épreuve surnaturelle,
Avec gloire elle sortira.
Quel feu dans ses yeux étincelle,
Ah ! son regard séduit déjà.

La coquetterie est son premier instinct. Elle cherche un ornement pour placer sur son front ; elle aperçoit une torche dont la flamme brillante fixe son attention, veut la saisir, se brûle et jette un cri. Belzébuth frappe de son épée la flamme qui se change en un bouquet de roses que la jeune fille veut prendre ; mais une nouvelle douleur lui fait jeter le bouquet. Astaroth s’en empare, et, le lui faisant sentir, lui fait faire quelques pas et l’attire ainsi jusque dans les bras de son père.

CHŒUR.

D’une épreuve surnaturelle,
Avec gloire elle sortira.
Quel feu dans ses yeux étincelle,
Tout en elle séduit déjà.

ASTAROTH.

Air : De Psyché.

Maintenant, monseigneur,
Il nous faudrait entendre
Si sa voix douce et tendre
Arrive jusqu’au cœur.

BELZÉBUTH, à sa fille.

Toi que l’on doit aimer,
Désormais sur la terre,
Dis-nous que vas-tu faire ?

LA JEUNE FILLE.

Charmer.

Reprise du chœur.

BELZÉBUTH.

Il faut donc m’en séparer ? Astaroth, c’est à toi que je confie ma fille bien-aimée ; quitte ces lieux avec elle... veille bien sur ce dépôt si cher, et n’oublie pas surtout les dernières paroles du destin.

ASTAROTH.

Seigneur, comptez sur mon dévouement.

BELZÉBUTH.

Et toi, mon enfant !

Air : Du Roi Martyr.

Ta destinée est de séduire,
Attraits, beauté, grâce, maintien,
Tendres regards et doux sourire,
Pour plaire, il ne te manque rien ;
De ta voix touchante et légère
Coulent des paroles de miel.
Pendant cinq ans vas sur la terre,
Cela te rapproche du ciel.

CHŒUR.

Que ton bonheur soit éternel.

Deuxième Couplet.

Enfant, te voilà sous les armes,
Pour triompher vole au combat ;
Mais en te servant de tes charmes,
Songé à bien remplir ton mandat.
Que ton cœur soit toujours de pierre,
Suis bien cet avis paternel.
Pendant cinq ans vas sur la terre !...

LA JEUNE FILLE.

Et puis... tu me promets le ciel ?

TOUS.

Que ton bonheur soit éternel.

CHŒUR DE DÉMONS.

Air : Des Huguenots.

Noirs démons à table,
Danse et cris joyeux,
La fille du diable
Va gagner les cieux.

Un nuage s’élève de terre et emporte la jeune fille et Astaroth du côté où le Génie a disparu. Belzébuth, les mains élevées vers son enfant, fait des vœux pour le succès de sa mission. Les diables se livrent aux danses les plus animées. Le rideau baisse sur ce tableau.

 

 

ACTE II

 

Le Scène se passe à Bingen, en Allemagne, sur les bords du Rhin. Le Théâtre représente une place de la ville. Le Rhin au fond.

 

 

Scène première

 

Tableau d’une fête allemande, tir à l’arc, FITCHER, BATELIERS occupés à boire, PLUSIEURS MARCHANDS, ZAMET, couché au fond du théâtre, ne prenant aucune part à la joie de ses camarades

 

CHŒUR.

Air : Introduction du 3e acte du Pré aux Clercs.

À rire qu’on s’apprête ;
Nous voilà réunis :
C’est aujourd’hui la fête
De notre bon pays ;
Que la gaieté nous gagne ;
Buvons,
Chantons.
Pour mieux nous divertir,
Prouvons qu’en Allemagne
Nous savons réunir
Les ris, les jeux, la bière et le plaisir !
À chanter qu’on s’apprête,
Nous voilà réunis ;
C’est aujourd’hui la fête
De notre bon pays.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE STADMAËSTRE et des hommes d’armes qui le suivent

 

FITCHER.

Ici, messieurs, faisons silence,
C’est le Stadmaëstre qui s’avance.

CHŒUR.

Suspendons nos chants joyeux.
Du silence
En sa présence.
Et songeons bien qu’en ces lieux
Tout lui doit obéissance.

LE STADMAËSTRE.

Fort bien... fort bien... mes chers amis,
Se divertir en ces lieux est permis.
Mais surtout qu’il vous en souvienne ;
Ne laissez pas venir, en ce pays,
Bohémien ou Bohémienne ;
Comme les Juifs ils sont maudits,
Et de la ville ils sont proscrits.

CHŒUR.

Comptez sur nous.

LE STADMAËSTRE.

Fort bien... fort bien.

CHŒUR.

Bohémienne ni Bohémien
Ne seront admis à la fête.
À rire qu’on s’apprête,
Nous voilà réunis.

Le Stadmaëstre sort par la droite, suivi de ses hommes d’armes. Les paysans se dispersent de différents côtés.

 

 

Scène III

 

FITCHER, occupé à boire avec quelques BATELIERS, ZAMET, toujours seul au fond du théâtre

 

FITCHER.

Bonne joie à notre sévère Stadmaëstre... Nous avons bien affaire de Bohémiens et de Juifs... Leurs gambades ne valent pas un verre de notre bon vin du Rhin...

UN BATELIER.

Bien dit Fitcher, verse plein.

FITCHER.

Et toi Zamet... est-ce que tu ne trinques pas avec nous à la gloire de notre gracieux empereur Maximilien II ?

ZAMET.

Je n’ai pas soif.

FITCHER.

La belle raison ! on boit toujours... les jours de fête ne sont faits que pour çà... pourquoi ne te mêles-tu pas à nos plaisirs ?

ZAMET.

Vos plaisirs ne sont pas les miens.

FITCHER.

Nos filles sont pourtant jolies.

ZAMET.

Pour vous, c’est possible, non pour moi.

FITCHER.

Mais d’où te vient aujourd’hui cette humeur ?... As-tu rencontré par hasard le fantôme de Rinsfeld ?

ZAMET.

Un fantôme ! non... non... mais...

TOUS.

Eh bien !

ZAMET.

Au fait, à vous mes camarades, les seuls qui ayez accueilli parmi vous le pauvre exilé de Grenade... pourquoi ne vous dirais-je pas ce qui m’occupe ?... Écoutez !

TOUS, s’approchant avec curiosité.

Voyons... voyons...

ZAMET.

Hier... après le dernier couvre-feu, n’ayant pas même gagné de quoi fournir aux dépenses de la journée, je me dis en me jetant sur mon grabat, ah !... puisque le ciel m’abandonne, il y aurait vraiment de quoi se donner au diable... Je m’endormis sur ma natte de paille, la tête pleine de cette idée bizarre, et le ventre creux.

TOUS.

Pauvre Zamet !

ZAMET.

Tout à coup, j’ai vu comme dans un nuage de feu... une jeune fille... que sais-je ? un ange... Elle était si belle !... Tu veux te donner au diable, me dit-elle, eh bien !... plutôt te donner à moi... tu auras fortune, richesses, tu toucheras même au trône... Une sueur brûlante inondait mon visage... Je me précipite vers elle pour la saisir dans mes bras... et je ne trouve plus qu’un fantôme qui s’éloigne et semble rire de ma surprise et de mon désespoir.

TOUS.

Ah ! ah ! ah !

FITCHER.

Te voilà bien avec ton imagination exaltée.

Ils se remettent à table.

ZAMET.

Oh ! cette femme, je l’ai vue, vous dis-je... moi j’aurais des trésors... je toucherais au trône... moi, chassé comme infidèle de notre belle ville de Grenade... exilé... réduit chez l’étranger à l’état de mendiant et de pécheur.

FITCHER.

Et par Saint-Stéphane de Mayence, laisse-là ta chimère et tes rêves... une cruche de vin, voilà qui est réel... Mets-toi là, et vive la joie !

Ils veulent le faire asseoir malgré lui ; on entend un grand bruit. Tout le monde remonte, et Zamet sort par la droite du théâtre.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, UN HALLEBARDIER, HOMMES et FEMMES du peuple

 

UN HALLEBARDIER.

Ma foi, non ; je n’en ai pas le courage...

FITCHER

Qu’est-ce donc qui vous arrive, sergent Gottlieb ?...

LE HALLEBARDIER.

La renvoie qui voudra.

FITCHER.

Renvoyer qui ?

UNE FEMME DU PEUPLE.

Une damnée bohémienne... on veut la chasser... comme une folle... on la menace du Stadmaëstre... elle rit... elle se met à chanter, à danser, à pirouetter... Et tenez, la voilà qui vient sur cette place.

FITCHER.

Oui, dà ! Eh bien, elle aura beau chanter et pirouetter, nous saurons bien, nous autres, la faire taire et la mettre hors de la ville.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, AMAGLIA, ASTAROTH

 

CHŒUR.

Air : Entrée de la Bayadère.

Ah ! c’en est trop ; courons, amis,
Et qu’à l’instant on la punisse ;
Oui, pour jamais qu’on la bannisse
Et de la ville et du pays.

Amaglia et Astaroth sont entrés en dansant.

FITCHER et QUELQUES HOMMES.

Sors de ces lieux ;

Ils la regardent.

ah ! que de grâce !

D’AUTRES.

Chassons-là ;

Même jeu.

quel charme enchanteur !

D’AUTRES.

Vas-t’en ;

Même jeu.

non, reste à cette place.

TOUS.

Son aspect fait battre le cœur ;
Quand on la voit, il faut l’aimer ;
Comme l’oiseau, vive et légère,
Elle s’élance sur la terre
Pour nous séduire et nous charmer.

ASTAROTH.

Charmants habitants de la cité impériale de Bingen !... ne nous prenez pas pour des Bohémiens ordinaires... nous venons d’un pays inconnu jusqu’ici... où vous n’avez jamais été... mais où il est bien possible que vous alliez plus tard ; et je l’espère de tout mon cœur... Nous ne sommes pas des jongleurs comme les Indiens... nous ne sommes pas des sauteurs ambulants comme les Italiens... nous ne sommes pas des astrologues et des magiciens comme il s’en trouve en France... non jolis Bingenois... je ne vous dirai pas qui nous sommes ; mais qu’il vous suffise de savoir qu’en dépit des autorités de cette ville... malgré le Bourgmaëstre, le Stadmaëstre, le Vagmaëstre et tous les Maëstres du grand évêché de Mayence, nous ferons le diable pour vous plaire et pour vous charmer.

TOUS.

Bravo ! bravo !

ASTAROTH.

Ainsi mes gentils seigneurs, chaud, chaud, fouillez dans vos escarcelles, nous recevons sans difficulté toutes les monnaies possibles, depuis le schelling de Darmstadt... jusqu’aux sequins de Venise.

Amaglia fait la quête ; tous s’approchent d’elle avec ravissement.

FITCHER, à Astaroth.

Tu as l’air d’un bon garçon : comment t’appelles-tu ?

ASTAROTH.

J’ai plusieurs noms... mais celui qu’on me donne le plus ordinairement dans mon gracieux pays, est celui d’Astarotico, Fitchicabolico, Chababutolique.

FITCHER.

Quel diable de nom !... Et toi jeune fille, qui es-tu ?

AMAGLIA.

Cela ne se dit pas, ça se chante.

FITCHER.

Eh bien, chante nous cela.

AMAGLIA.

Air : De la Bohémienne.

Je suis la Bohémienne.
Fillettes et garçons,
Allons, il faut qu’on vienne
Acheter mes chansons.
Pauvrette et sans famille,
Je suis jeune et gentille ;
Grandes dames, je crois,
Sont moins riches que moi.

Qui veut danse légère ?
Qui veut refrains choisis ?
L’art d’aimer et de plaire ?
Je vends en tous pays
L’art d’être toujours belle,
D’avoir femme fidèle,
D’avoir de bons maris,
Le tout à juste prix !...
Je suis la Bohémienne,
etc.

Tous s’approchent d’elle en criant : la chanson ! la chanson.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LE STADMAËSTRE, QUELQUES GARDES

 

LE STADMAËSTRE, furieux.

Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? au mépris de ma défense expresse, et des édits qui proscrivent cette race maudite. vous osez la regarder... vous approcher d’elle ! À moi mes hallebardiers... et faites votre devoir...

Morceau d’ensemble de Fra Diavolo, arrangé par M. Muratet.

À l’instant.

LE CHŒUR.

Calmez-vous,

Et daignez.

LE STADMAËSTRE.

Point de grâce.
Pour punir tant d’audace.

AMAGLIA, approchant.

D’où vient donc ce courroux ?

LE STADMAËSTRE, frappé de sa vue.

Que vois-je !... ah ! qu’elle est belle !

Allez, retirez-vous soldats !

Les gardes sortent.

ZAMET, qui l’aperçoit, reste frappé d’étonnement.

Est-ce une erreur ?... non ; c’est bien elle,
Et mes yeux ne m’abusent pas !...
Oui, je revois son image fidèle,
Je la retrouve... et m’attache à ses pas.

Ensemble.

LE STADMAËSTRE.

Cachons le trouble de mon âme ;
Mais hélas ! vain effort,
Auprès d’aucune femme,
Ici, d’untel transport,
Jamais mon cœur encor
N’avait battu si fort.

AMAGLIA.

Je vois le trouble de son âme,
Et malgré ce transport,
Que son devoir réclame,
Le bonhomme aura tort ;
À ses pieds, sans effort,
Il faut qu’il tombe encor.

CHŒUR et ASTAROTH.

Voyez le troublé de son âme,
Et malgré ce transport
Que son devoir réclame,
Le pouvoir aura tort ;
À ses pieds, sans effort,
Il va tomber d’abord.

ZAMET.

Quel trouble je sens dans mon âme,
Ah ! quel brûlant transport,
Je revois cette femme !
Elle est plus belle encor ;
Oh ! oui, jusqu’à la mort
Je m’attache à ton sort.

Amaglia s’échappe légèrement par la droite ; tout le monde la suit. Astaroth va pour sortir le dernier, un rocher s’entr’ouvre. Belzébuth paraît.

 

 

Scène VII

 

ASTAROTH et BELZÉBUTH

 

BELZÉBUTH.

Demeure, Astaroth.

ASTAROTH.

Vous, maître ! vous ici... après 364 jours que nous n’avons joui de votre auguste présence.

BELZÉBUTH.

Tu en connais les motifs... c’est aujourd’hui qu’expire la première année d’épreuve ; le dernier jour de l’année est le seul où il m’est permis de venir sur la terre pourvoir ma fille. Nous nous retrouverons ainsi tous les ans...

ASTAROTH.

Maître, je me prosterne.

BELZÉBUTH.

Point de tout cela. Je voyage incognito. Réponds-moi : tout se passe-t-il bien ici ?

ASTAROTH.

C’est merveilleux, seigneur... Votre fournaise était bien ardente ; j’y ai rôti 168 ans, et bouilli le double à peu près, sans un verre d’eau de gratification... Ici, je bois frais, je saute pour tout le monde, et je me couche de bonne heure.

BELZÉBUTH.

Point de tout cela, bavard... ma fille... ma fille.

ASTAROTH.

Elle fait son état en conscience ; elle a causé seize duels dans l’université de Cologne... plusieurs brasseurs de Louvain se sont assommés pour elle... trois gentilshommes de Wurtemberg sont devenus fous d’amour pour ses beaux yeux noirs, et si nous avions eu un pauvre petit suicide, notre année serait complète.

BELZÉBUTH.

Très bien ; mais tout en séduisant les autres... n’as-tu remarqué personne qui fut capable de l’attacher, de la captiver elle-même.

Mouvement d’Astaroth.

Elle est femme, mon cher... et je tremble pour elle.

ASTAROTH.

Brrrr, elle est femme... mais elle est diablesse avant tout... elle ne fait que rire de toutes ses victimes.

BELZÉBUTH.

Tant mieux.

ASTAROTH.

Par exemple... elle s’ennuie quelquefois de n’avoir pour tout vis-à-vis et dans l’intimité que ma grotesque figure.

BELZÉBUTH.

J’ai songé à cet inconvénient ; aussi bientôt tu verras auprès d’elle un homme qui ne la quittera plus... qu’elle retrouvera partout sur ses pas.

ASTAROTH.

Un homme, quelle imprudence !

BELZÉBUTH.

Rassure-toi... je l’ai choisi exprès... et tel qu’il nous le faut... Ce malheureux... ce batelier que tu as vu là... sombre et taciturne.

ASTAROTH.

Cuivré comme du pain d’épice !

BELZÉBUTH.

Lui-même... Je lui ai envoyé un songe cette nuit, et s’il produit l’effet que j’en attends... elle est sauvée... car un homme de cette espèce éloignera tous les autres de sa pensée... sans qu’elle puisse s’attacher à lui... et par son courage, son dévouement, occupera son esprit sans pouvoir toucher son cœur.

ASTAROTH.

Vous êtes le phénix des hôtes de l’enfer.

BELZÉBUTH.

Un vient de ce côté ; c’est elle ! c’est ma fille bien-aimée ! il n’est pas temps qu’elle me voie encore.

Air : Du Chalet.

Qui, c’est bien elle qui s’avance,
Éloignons-nous avec prudence ;
Oui, la voilà !

ASTAROTH.

Comptez sur mon zèle sincère.
Cette fille qui vous est chère,
Triomphera.

BELZÉBUTH.

Regarde, ami, regarde ! qu’elle est belle,
Dans son œil noir quelle flamme étincelle !

ASTAROTH.

Assurément, en voyant ces yeux là,
Chacun dira :
Que le diable a passé par là ;
Oui, monseigneur, en voyant ces yeux là,
Chacun admirera,
Chacun dira :

Ensemble.

Vraiment, le diable a dû passer par là.

BELZÉBUTH.

Partout, partout elle triomphera.

 

 

Scène VIII

 

AMAGLIA entre en courant,  suivie de ZAMET, FITCHER et DEUX BATELIERS

 

FITCHER.

Ne craignez rien, ma belle fille, nous vous défendrons tous...

TOUS.

Oui, tous...

ZAMET.

Plutôt mourir que de te laisser en sa puissance.

AMAGLIA.

Tiens... quel est donc celui-là ?...

ZAMET, à Fitcher et aux autres, en leur indiquant la coulisse par où ils sont entrés.

Par grâce, retenez-les un instant... il y va de ma vie.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

AMAGLIA, ZAMET

 

AMAGLIA, regardant Zamet.

Je ne l’avais pas encore remarqué.

ZAMET.

Ah ! l’on ne me remarque pas, moi... ou bien on détourne la vue... et pourtant j’ai un cœur comme les autres... non... pas comme les autres... car il est brûlant comme le soleil de nos contrées.

AMAGLIA.

Pourquoi ton visage est-il ainsi ?

ZAMET.

Mon visage... ah ! sans doute... il est affreux... et le tien est si beau... d’une blancheur si éclatante... Oui, je te revois : te voilà telle que tu apparus au pauvre Zamet... mais tu me l’as demandé dans mon rêve... et qui que tu sois, je me donne à toi.

AMAGLIA, à part.

Tiens, il n’est pas difficile.

Le regardant.

Mais que parle-t-il de son rêve... allons, il est fou... déjà, c’est trop tôt... Pauvre garçon, écoute, je m’intéresse à ton sort.

ZAMET.

Merci !

AMAGLIA.

Et je vais te le prouver. Tu as de l’amour pour moi.

ZAMET, avec force.

Tu pourrais en douter...

AMAGLIA.

Tu vois bien que non, puisque je te le dis ; eh bien, il ne faut pas m’aimer, entends-tu... il ne le faut pas.

ZAMET.

Ô ciel !... mais cette nuit cependant. ton regard était si doux... ton langage était si tendre...

AMAGLIA.

Cette nuit. mon langage... je ne comprends rien à tout cela... mais à présent, je te le répète... il faut me fuir... pour toujours.

ZAMET.

Te fuir.

AMAGLIA.

Ma présence est fatale... crois en mes paroles... fuis-moi, te dis-je... je te le demande pour toi-même.

À part.

Je l’avertis du danger, c’est tout ce qu’une honnête fille peut faire.

ZAMET.

Mais les autres cependant, leur amour ?

AMAGLIA.

Oh ! les autres, c’est différent... leur trouble, leurs tour-mens, leurs souffrances... tout cela m’amuse... mais toi... non, non, je ne le veux pas ; entends-tu bien Zamet, je ne le veux pas.

ZAMET, désespéré.

Ah ! malheureux que je suis.

AMAGLIA.

Air : Noble dame pensez à moi.

Du fond de son affreux empire,
Lorsque mon père m’envoya
Pour tout charmer, pour tout séduire,
Épargnons, du moins, celui-là !
En tous lieux mes charmes trompeurs
Feront répandre bien des pleurs.
Ici, faisons un peu de bien...

Elle s’arrête un instant effrayée du mot qu’elle a prononcé ; puis se rassurant.

Et mon père n’en saura rien.

Bruit dans la coulisse.

ZAMET.

Ils viennent... pour te saisir sans doute... ils ne t’auront qu’avec ma vie.

AMAGLIA.

Laisse-les faire... je me défendrai bien toute seule.

 

 

Scène X

 

AMAGLIA, ZAMET, LE STADMAËSTRE, HALLEBARDIERS, FITCHER, PEUPLE

 

CHŒUR.

Air nouveau de M. Muratet.

Combien je m’intéresse
À cet objet charmant !
Daignez, pour sa jeunesse,
Vous montrer indulgent.

ZAMET.

À moi ! mes amis... ne souffrons pas qu’on porte la main sur elle.

Il saisit la hache d’un des pêcheurs.

LE STADMAËSTRE.

Emparez-vous de cet homme.

On se jette sur Zamet qui se trouve tenu dans un coin du théâtre par les hallebardiers.

LE STADMAËSTRE, à Amaglia.

Qui es-tu... toi qui causes ici tout ce désordre ?

AMAGLIA.

Celle que tu ne peux définir.

LE STADMAËSTRE.

Qu’est-ce que c’est que cette manière de répondre... que viens-tu faire ici ?

AMAGLIA, en le regardant.

Vous séduire !

LE STADMAËSTRE, détournant la tête pour ne pas la voir.

On ne vous demande pas ça... quel est votre état ?

AMAGLIA.

De charmer.

LE STADMAËSTRE.

Charmer !... c’est là votre profession ?

AMAGLIA.

Sans doute, et tu vas voir si je l’exerce en conscience.

LE STADMAËSTRE.

Ah ! c’en est trop... Conduisez cette fille dans les prisons de la ville...

Amaglia commence à danser.

Elle danse... elle se permet de danser en ma présence... Obéissez... obéissez, vous dis-je.

Le Stadmaëstre fait un geste impératif avec sa baguette ; le chef des gardes et les hallebardiers, après un moment d’hésitation, font un pas pour s’approcher d’Amaglia qui continue à danser. Le Stadmaëstre qui, pendant ce temps a regardé la danseuse, dit au chef des gardes.

LE STADMAËSTRE.

Veux-tu bien la laisser ;

À part.

cet imbécile qui allait l’interrompre,

Aux hallebardiers qui font un mouvement.

tout à l’heure, vous l’arrêterez... tout à l’heure.

Amaglia, en dansant, s’approche du Stadmaëstre qui est au comble du ravissement. Elle lui prend sa baguette avec laquelle elle figure quelques poses et la jette dans le fleuve ; mouvement général. Le Stadmaëstre fait signe de ne pas l’interrompre ; Amaglia, en dansant, écarte les hallebardiers qui sont auprès de Zamet.

LE STADMAËSTRE aux Hallebardiers.

Éloignez-vous donc, vous voyez bien que vous la gênez.

Pendant sa danse, tous, transportés d’admiration, chantent le chœur suivant sur lequel elle finit son pas.

CHŒUR de Gustave.

C’est l’amour même qui la guide,
Tout cède à ses charmes vainqueurs ;
C’est une Nymphe, une Sylphide,
Qui vient pour charmer tous les cœurs.

Après le chœur, Amaglia disparaît.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, excepté AMAGLIA

 

LE STADMAËSTRE, transporté.

Habitants de Bingen... je suspends, en faveur de cette jeune fille, les édits de proscription qui la bannissent... j’ordonne au contraire qu’elle reste en cette ville. qu’elle y reste longtemps... toujours... et je mettrai tous mes soins à la convertir.

TOUS.

Vive M. le Stadmaëstre.

LE STADMAËSTRE.

Mais où donc est-elle ?

En ce moment on voit Amaglia dans une barque traverser le fleuve avec Belzébuth et Astaroth qui rame.

TOUS.

Oh ciel ! elle nous fuit !

ZAMET.

La perdre, oh ! non...non...

Il sort par la droite.

LE STADMAËSTRE.

Reviens, jeune fille... reviens, je t’en conjure... la ville toute entière te le demande à genoux, reviens.

AMAGLIA.

Jamais.

La barque disparaît.

TOUS, voyant Zamet au haut d’un rocher.

Zamet... où va-t-il ?

ZAMET.

La rejoindre ou mourir.

Il se précipite dans le fleuve. Cri général.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un riche boudoir gothique. Au fond, une portière fermant une chambre à coucher.

 

 

Scène première

 

LORD BRIGHTON, LE CONTRÔLEUR, LE BARON, LE COMTE, LE CHEVALIER, AMAGLIA

 

Ils sont autour d’une table richement servie, Amaglia leur verse à boire.

CHŒUR.

Air des Deux Nuits.

Honneur à cette enchanteresse,
À la gentille Amaglia !
Prolongeons la joyeuse ivresse,
Qui près d’elle nous retiendra.

LE COMTE.

Je bois à sa grâce divine.

LE CHEVALIER.

À son esprit, à sa beauté.

LE BARON.

À son regard qui nous lutine.

LORD BRIGHTON.

À sa franche hospitalité.

CHŒUR.

Honneur à cette enchanteresse, etc.

LE CONTRÔLEUR.

Je ne me suis jamais senti en humeur plus joyeuse... le feu de tes regards vient de m’embraser... et ma flamme...

AMAGLIA.

Votre flamme ! mon cher contrôleur... elle ressemble aux bouquets d’artifice... cela brille, mais ça ne brûle pas.

LE CONTRÔLEUR.

Par l’enfer, gentille dame... il ne faut qu’une étincelle pour allumer une incendie.

AMAGLIA.

Oh ! moi... je ne crains rien ; je suis habituée à jouer avec le feu.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ASTAROTH, apportant un vase rempli d’une liqueur enflammée

 

LE CHEVALIER.

Allons, vive dieu, mes seigneurs ; une dernière rasade.

AMAGLIA.

C’est assez boire de ce vin froid... mes gentilshommes ; j’ai quelque chose de mieux à vous offrir.

Astaroth pose le vase sur la table.

LE BARON.

Qu’est-ce que cela ?

LE COMTE.

Par Saint-Denis de France, voulez-vous donc nous brûler vifs !

AMAGLIA.

Peut-être bien.

ASTAROTH.

C’est un breuvage de notre doux pays, et vous m’en direz des nouvelles.

Air : Ronde du Pré aux Clercs.

Sans que rien vous arrête,
Buvez cette liqueur.
Elle échauffe la tête,
Elle embrase le cœur.
Sa joyeuse influence
Bannit jusqu’aux regrets,
Et j’espère qu’en France
Elle aura du succès.
De ce nectar si doux
Emplissez votre verre ;
Pour aimer et pour plaire,
Au plaisir livrez-vous tous.
Encore un verre,
Puisque chez vous
Les sages sont des fous.

TOUS.

Pour aimer et pour plaire, etc.

AMAGLIA.

Oui, ce joyeux breuvage,
Fils de la volupté,
Passera, d’âge en âge,
À la postérité,
Et sa flamme féconde,
S’allumant en tous lieux,
Jusques au bout du monde,
Ira porter ses feux.
De ce nectar si doux,
etc.

Ils se lèvent. Des pages emportent la table.

LE CONTRÔLEUR.

Dieu me damne, je n’ai jamais rien bu de pareil.

LE BARON.

Vrai dieu, cette liqueur a quelque chose de... diabolique.

ASTAROTH, à part.

Il a mis le doigt dessus.

LE COMTE, debout.

Sais-tu, ma reine, que tu nous traites ici comme des majestés.

LE CHEVALIER.

Il n’est pas un de nous qui ne se dispute la joie d’être reçu à tes festins de nuit.

LE BARON.

Et si le roi Henri II, notre sire, n’était pas en guerre, il serait lui-même, malgré sa brusque chevalerie, aux pieds de cette adorable sirène.

AMAGLIA.

Ah ! vous devenez courtisans, mes seigneurs !

LE CHEVALJER, l’attirant à lui.

Sur ma foi, je t’adore et je t’enlève, si tu yeux ?...

LE BARON, la prenant à part.

Je te fais châtelaine de deux baronnies ; tu n’as qu’à parler.

LE COMTE, cherchant à l’embrasser.

Par la mort, mignonne, je te disputerai au diable lui-même.

AMAGLIA, souriant et s’éloignant d’eux.

Là, là, mes gentils seigneurs, vous êtes aussi trop aimables... votre galanterie me fait peur.

LE CHEVALIER.

Doucement donc, messire Comte, vous l’effarouchez avec vos propos discourtois.

LE BARON.

C’est vous, plutôt, avec vos fadeurs habituelles.

LE CHEVALIER.

Assez, mes seigneurs,

Montrant la portière au fond.

pas un de vous ne peut se vanter d’avoir vu se lever pour lui cette portière...

Montrant Amaglia.

que pas un de vous ne s’écarte du respect qui lui est dû ; si non, il mesurera son épée avec la mienne.

TOUS.

Un défi !

LORD BRIGHTON, les retenant.

Y pensez-vous.

AMAGLIA.

Messieurs... messieurs... une querelle... un défi !... en ma présence... allons, remettez vos épées, je le veux... je vous en prie...

Ils remettent leurs épées.

LORD BRIGHTON.

Les voilà bien, pauvres fous !

AMAGLIA.

Vous ne concevez pas une pareille soumission, Milord ?

LORD BRIGHTON.

Du tout, je le dis avec franchise.

AMAGLIA, piquée.

Ainsi, jamais aucune femme n’a eu d’empire sur ce cœur du nord ?

LORD BRIGHTON.

Si fait ; en bon Anglais, j’ai épousé une noble miss du pays de Gall, qui m’a apporté 800 livres sterlings et la rose d’York dans mes armes.

AMAGLIA.

Oh !... je conçois... ce n’est pas cet amour là qui vous fera tourner la tête. Pour moi, je n’en remercie pas moins ces galants seigneurs de leur amour ; mais je ne veux pas qu’il aille si loin.

Bas au Chevalier.

Je ne suis pas contente de vous, Chevalier.

LE CHEVALIER, à part.

Elle me préfère, j’en profiterai.

AMAGLIA, bas au Baron.

Oh ! je vous gronderai, Baron...

LE BARON, à part.

Comme elle m’a regardé ! il faut tout brusquer.

AMAGLIA, de même au Comte.

Quoi ! M. le Comte, risquer ainsi vos jours !

LE COMTE, à part.

Quel intérêt !... Ce soir même mon sort sera décidé.

AMAGLIA.

Il se fait tard, je ne vous retiens pas, messieurs...

TOUS.

Air nouveau de M. Adam.

De ce réduit
Partons sans bruit.
Du silence,
De la prudence ;
Mais dans ce séjour,
Bientôt l’amour
Sera de retour.

 

 

Scène III

 

AMAGLIA, LORD BRIGHTON

 

AMAGLIA.

Eh bien, milord, vous ne les suivez pas ?

LORD BRIGHTON.

Il est de bonne heure ; et d’ailleurs, moi qui ne crains pas les séductions... je ne dois pas prendre la fuite.

AMAGLIA.

Mais je vous prie de croire que je n’ai jamais fait fuir personne... Du reste, je suis bien aise de causer un instant avec vous... avec quelqu’un du moins qui ne me parlera pas d’amour...

LORD BRIGHTON.

Oh ! pour cela, tu peux en être certaine.

AMAGLIA.

Combien j’admire ce caractère anglais, ce sang-froid admirable, qui prenant toujours la raison pour guide, reste calme au milieu de l’agitation générale.

LORD BRIGHTON.

Tu veux me flatter.

AMAGLIA.

Du tout... car je me dépêche de vous dire aussi qu’auprès des femmes cette gravité de tous les instants, est ce qu’il y a de plus insupportable... car en amour il faut se garder de raisonner ; aussi, pour ami, je choisirais peut-être un Anglais... mais si je prenais jamais un amant, ce serait un Français qui aurait la préférence.

LORD BRIGHTON.

Pourquoi donc un Français ?

AMAGLIA.

Ah ! parce que ce délire continuel qui les tient toujours hors des bornes, leur fait tout sacrifier à l’objet aimé ; sans raisonner, ils jettent à ses pieds leur fortune, leur position, donneraient pour lui jusqu’à leur vie !... c’est folie peut-être ; mais cette folie prouve l’excès de leur passion, et en amour... trop n’est pas même assez.

LORD BRIGHTON.

Je ne veux pas te laisser de nous une opinion défavorable : apprends que mes compatriotes, mieux que tes Français peut-être... savent aimer.

AMAGLIA.

À l’amour près.

LORD BRIGHTON.

Quand les Anglais ont trouvé une femme digne de leur amour, un cœur qui puisse les comprendre, oh ! alors, cette passion remplace en eux toutes les autres ; et quand ils sont trompés dans leurs espérances... qu’ils ne peuvent consacrer toute leur existence à celle qui seule peut la leur faire chérir, alors le dégoût de la vie les prend, et cette existence ils la brisent... Eh bien, Amaglia, qui sait le mieux aimer des Français ou de nous ?

AMAGLIA.

Cela n’est pas mal.

Portant la main à sa tête.

Ah !

LORD BRIGHTON.

Qu’as-tu donc ?

AMAGLIA, sur le sofa.

Rien... Tout à l’heure ici, ces jeunes fous, la peur qu’ils m’ont faite... ce ne sera rien, vous dis-je.

Se remettant un peu.

Ce que j’aime surtout chez les Français, ce sont ces petits soins, cet empressement... On étouffe dans ce boudoir... Milord, voudriez-vous bien ouvrir cette croisée ?

LORD BRIGHTON va ouvrir la croisée.

Volontiers... Eh bien ! cela va-t-il mieux ?

AMAGLIA, avec intention.

Oui, cela commence... Risquer sa vie pour l’objet aimé, cela est très beau... mais ces attentions de tous les jours, de tous les instants... Approchez-moi ce tabouret, je vous prie.

LORD BRIGHTON, lui mettant un tabouret sous les pieds.

Vous êtes mieux ainsi.

AMAGLIA.

Merci... Surtout cette soumission à nos moindres désirs, à toutes nos volontés.

Vivement.

Ce flacon sur la cheminée.

LORD BRIGHTON, le lui présentant.

Le voici...

Elle le respire.

Eh bien, comment vous trouvez-vous maintenant ?

AMAGLIA.

Bien... très bien...

Lord Brighton s’assied auprès d’elle.

Eh bien, que disions-nous ?

LORD BRIGHTON.

Que les Anglais savent mieux aimer que les Français, tes préférés.

AMAGLIA.

Ah ! nous disions cela... Malheureusement pour eux ils ne savent pas si bien plaire.

LORD BRIGHTON.

Aux femmes futiles et légères comme toi.

AMAGLIA.

Comment le savez-vous, Milord, et d’où me connaissez-vous pour me juger si sévèrement ?

LORD BRIGHTON.

Mais tous ces jeunes gens qui remplissent tes salons et déposent à tes pieds un hommage et des vœux.

AMAGLIA, se levant.

Jusqu’alors repoussés, Milord ; mais si j’ai résisté à toutes les séductions... croyez-le bien, ce n’est pas l’opinion publique qui m’a retenue... mais c’est que ce cœur n’a pas encore trouvé celui qui doit le faire battre d’un sentiment nouveau, d’un sentiment qui doit me tenir lieu de tous les autres... car vous, vous avez une mère... un frère... des amis... moi, je ne sais ce que vous appelez une mère... jamais mes yeux ne se sont mouillés de larmes à ce mot chéri... Un seul a fait vibrer les cordes de mon âme, amour !... et celui que j’aimerais, moi, serait tout à la fois mon père, mon frère, mon amant ; et un tel attachement serait réservé à ces jeunes fous qui aiment les femmes comme ils aiment un vin pétillant ou une liqueur enivrante... Oh ! vous ne pouvez le penser.

Air : De Jeanne d’Arc.

Non, leur bruyant délire
Ne saurait m’enflammer,
Et mon cœur désire
Un cœur pour l’aimer.
Chaque jour, j’espère ;
Mais... cruels tourments !
Celui qui doit plaire,
Hélas ! je l’attends.

Elle pleure.

LORD BRIGHTON.

Amaglia... ah ! chacune de tes larmes retombe sur mon cœur... non, jamais je n’ai ressenti ce que j’éprouve... Une femme qui vivrait pour nous... dont la pensée s’attacherait sans cesse à notre pensée, qui n’aurait de plaisirs que nos plaisirs, de chagrins que les nôtres... oh ! ce serait le Paradis sur la terre... Ce bonheur que tu m’as fait connaître, accorde-le à ma prière.

AMAGLIA.

Que dites-vous, Milord ?

LORD BRIGHTON, avec entraînement.

Que je t’aime ! non, ce n’est pas de l’amour... c’est de l’idolâtrie... laisse-moi t’adorer comme une divinité.

AMAGLIA.

Ah... ! par grâce, ne me parlez pas ainsi. je pourrais vous croire... et très facilement... je le sens là... et je serais si malheureuse alors.

LORD BRIGHTON.

Toi ! malheureuse ! et par moi !

AMAGLIA.

Songez-y donc, Milord, cet amour que je donnerais tout entier... je le voudrais sans partage... oui, sans partage... et je sens là, même en ce moment, des tourments affreux... inouïs... dont je ne pouvais me faire aucune idée... ah ! partez, Milord, que je ne vous revoie jamais.

LORD BRIGHTON.

Maintenant, ton sort est lié au mien, et tu ne me quitteras plus.

AMAGLIA.

Non, vous dis-je. tout ne serait pas égal entre nous... vous avez à Londres une femme que vous aimez... que vous avez aimée, peu importe... un roi qui vous comble de faveurs... un pays que vous gouvernez... amitié, honneur et gloire, tous ces sentiments seraient en partage dans votre cœur avec Amaglia... non, non, jamais !

LORD BRIGHTON, avec force.

Eh bien, plus de pays, plus de patrie... je te suis au bout du monde... seul près de toi... j’abandonne tout le reste... Amaglia... crois-tu maintenant à mon amour ?... adieu.

AMAGLIA.

Qu’allez vous faire ?

LORD BRIGHTON.

Rompre tous mes liens pour m’enchaîner à jamais à toi.

Ensemble.

Air : Trahison perfide.

LORD BRIGHTON.

Tiens-moi lieu de patrie,
De gloire et d’avenir ;
Ton amour est ma vie,
Te perdre c’est mourir.

AMAGLIA.

Pour mon âme ravie
Quel heureux avenir !
Ton amour est ma vie,
Te perdre c’est mourir.

Lord Brighton sort.

 

 

Scène IV

 

AMAGLIA, ASTAROTH qui a vu la fin de la scène

 

ASTAROTH.

Qu’ai-je vu !... est-il possible, je suis perdu... ma surveillance est en défaut... vous vous laissez séduire comme une simple mortelle... et par un Anglais encore... Nous n’aurons pas fait nos cinq ans.

AMAGLIA.

Qu’oses-tu dire, as-tu donc oublié qui je suis ?

Air : De Mlle Loïsa Puget.

Pauvre fou, vas, connais mieux
La fille du diable.
Oui, désormais connais mieux
Le pouvoir de mes yeux ;
Mes yeux ont puni le coupable,
Mes yeux vont gagner les cieux.

Il osait ! quelle insolence !
Braver mon regard vainqueur !
Pour lui montrer sa puissance,
Je l’ai frappé droit au cœur.
Pauvre fou,
etc.

ASTAROTH, riant aux éclats.

Ah, ah, bravo, bravo, j’y ai été pris moi-même ! ma foi de diable... voilà notre plus beau succès... Jusqu’ici, dans nos caravanes, nous avons fait pas mal d’atrocités... mais celle-là... est tellement infernale, que je tombe à vos genoux.

AMAGLIA.

Est-ce que par hasard tu serais amoureux aussi, toi ?

ASTAROTH.

Non, non, je ne m’y frotte pas... ça brûle... Ah ! convenez aussi charmante diablesse, que depuis notre séjour en France, je vous ai bien secondée.

AMAGLIA.

Comment cela ?

ASTAROTH.

Comment ?... par ma cuisine... Vous les séduisiez par les yeux... moi je leur emportais la bouche... et toutes ces friandises que je leur ai rapportées de là-bas... ma sauce à la ravigote... mon beurre noir mes séduisantes rémoulades... que sais-je ?

Air : Voilà comme tout s’arrange.

Le garrick indien, mon enfant,
En France, à présent, n’est plus rare,
Et j’ai, de mon cerveau brûlant,
Tiré l’anguille à la tartare ;
À mon talent dont je suis fier,
Jusqu’ici personne n’échappe ;
À tous nos prélats il est cher ;
Si je n’étais cuisinier de l’enfer,
Je serais moutardier du pape,
Le premier moutardier du pape.

AMAGLIA, qui, pendant le couplet, s’est assise nonchalamment sur le sofa.

Allons, laisse-là tes folies ; tu me fatigues.

ASTAROTH.

Vraiment... ah bath ! Est-ce que vous allez retomber encore dans vos moments mélancoliques ?

AMAGLIA.

Peut-être... Tout ce monde que je vois ici me distrait... et ne m’occupe pas... Dis-moi, Astaroth, crois-tu qu’il soit vraiment noyé ?

ASTAROTH.

Qui donc ?

AMAGLIA.

Mais lui... ce pauvre pêcheur du Rhin... qui nous a suivi à la nage si longtemps.

ASTAROTH, à part.

Nous y voilà... Monseigneur Belzébuth ne s’était pas trompé.

Haut.

Comment, ce mauricot ; il paraît qu’il vous intéresse plus que les autres ; car vous m’en parlez bien souvent.

AMAGLIA.

Il avait l’air bien malheureux.

On entend du bruit au dehors.

Eh mais, quel est donc ce bruit ?

ASTAROTH, à la fenêtre.

Un cavalier se précipite dans la cour... Son cheval tombe.

AMAGLIA.

Est-il possible... courez vite, qu’on lui porte du secours.

ASTAROTH.

Il n’en aura pas besoin... car il est déjà sur ses jambes...

AMAGLIA.

Quel peut être cet inconnu ?

 

 

Scène V

 

AMAGLIA, ASTAROTH, ZAMET, accourant

 

ZAMET.

C’est moi !...

AMAGLIA.

Zamet !...

ZAMET.

Ah ! cette fois je n’arrive pas trop tard... Merci mon Dieu !

ASTAROTH.

Notre pêcheur... le protégé de notre maître Belzébuth ; il est plus affreux que jamais. Celui-là n’est pas dangereux... et je peux les laisser ensemble...

 

 

Scène VI

 

AMAGLIA, ZAMET

 

AMAGLIA.

Que me voulez-vous ?

ZAMET.

Vous me le demandez ?... vous voir ; car votre présence, pour moi, c’est la vie.

AMAGLIA.

Et comment m’avez-vous donc suivie jusqu’en ces lieux ?

ZAMET.

Au moment où vous me fuyez dans cette barque, sans jeter un regard sur moi... ne pouvant supporter l’idée de vous perdre, je vous ai suivi à la nage !... oui, à la nage !... J’avais fait plus de deux mille brassées... les forces m’abandonnaient ; j’allais périr lorsque, je ne sais quelle force surnaturelle me jeta sur le rivage, alors... alors, je n’ai plus quitté vos traces... J’ai parcouru la France, courant de province en province... de ville en ville... et arrivant toujours au moment où vous abandonniez des lieux où votre départ laissait la tristesse et la désolation.

AMAGLIA.

Comment, partout l’on pense à moi, et l’on me regrette, n’est-ce pas ?

ZAMET.

En peux-tu douter !

AMAGLIA.

Mais achevez, je vous écoute.

ZAMET.

Je passai près d’un an dans des recherches infructueuses, et je ne sais où le désespoir allait me réduire... lorsque votre funeste renommée m’apprend que vous êtes à Paris... Ah ! cette fois je ne veux pas encore arriver trop tard... Je me mets en route. je hâtais ma course toujours trop lente au gré de mes désirs... bientôt les forces vont m’abandonner de nouveau...

AMAGLIA.

Pauvre Zamet.

ZAMET.

Un homme se présente... un marchand... un chrétien, que sais-je ?... Il montait un noble cheval de race qui marchait avec la rapidité du vent... je me suspends à sa bride... et dis à son maître... Chrétien : il y va de ma vie... prêtes-moi ton cheval. prêtes-le moi... Il me repousse du pied et continue sa route en me traînant avec lui suspendu à l’arçon de la selle... me déchirant les jambes contre les haies vives.

AMAGLIA, avec un accent douloureux.

Ah !...

ZAMET.

Il me frappa... tira sa dague... pour me faire lâcher prise... je la lui arrachai... et je ne sais plus ce qui se passa. Mais quelques minutes après, un homme baigné dans son sang était gisant au loin dans la poussière... et un autre sur un cheval couvert d’écume, franchissant l’espace avec la rapidité de l’éclair, entrait dans la noble Cité et vous le voyez ici... mourant, exténué à vos pieds... mais heureux, ah ! oui, bien heureux, puisqu’il vous retrouve enfin.

AMAGLIA.

Je suis tremblante, je me soutiens à peine.

ZAMET.

Ah ! c’est bien vous !... je puis vous dire... rien... ma poitrine est brûlante... je meurs.

Il tombe sur le sofa.

AMAGLIA.

Non, il ne faut pas qu’il meure. je ne le veux pas... je n’ai rien... Ah ! Astaroth, il possède un secret merveilleux, je cours...

Elle remonte la scène.

ZAMET, se levant.

Restez... ah ! restez ; c’est votre absence qui tue... je suis bien ainsi, je vous vois.

AMAGLIA, se rapprochant vivement.

Eh bien, regardez-moi... je ne vous en empêche pas.

À part.

Ah ! je respire ; ce pauvre homme... comme il souffrait, cela m’a fait un mal...

ZAMET.

Vous ne me chasserez pas, ah ! je vous en conjure, laissez-moi auprès de vous.

AMAGLIA.

Près de moi !... quel est votre espoir ?

ZAMET.

De l’espoir, je n’en ai pas... moi, dont le visage est repoussant... je ne te demande pas de l’amour, mais de la pitié... mais un regard que tu ne refuserais pas au dernier de tes serviteurs... je serai ton esclave... ton valet... qu’on m’impose les travaux les plus rudes... peu m’importe... mais que je te voie... que je t’entende, que je reste auprès de toi.

AMAGLIA, à part.

Ce serait bien dommage de le refuser...

Haut.

Eh bien, écoute, je verrai je tâcherai... oui, il est possible que je t’accorde ta demande... mais à une condition.

ZAMET, très vivement.

Je les accepte toutes... je t’aime tant.

AMAGLIA.

D’abord, tu ne prononceras jamais ce mot là.

ZAMET.

Pourquoi ?

AMAGLIA, embarrassée.

Pourquoi... parce que tout le monde me le dit et cela m’ennuie, me fatigue.

ZAMET.

Eh bien, il faut les chasser, les bannir de ta présence.

AMAGLIA, très vite.

Impossible... ma destinée est de séduire le monde et je dois l’accomplir.

ZAMET, la regardant avec étonnement.

Que dit-elle ?

AMAGLIA.

Mais, dans mes instants de loisir... tu seras là... nous rirons ensemble de tous mes amoureux... cela t’amusera bien.

ZAMET.

Je ne crois pas.

AMAGLIA.

Si fait ; il y en a qui sont si drôles... ils soupirent... ils se désespèrent, il y en a même qui pleurent comme des enfants.

ZAMET, lentement.

Et tu ne t’intéresses pas à eux ?

AMAGLIA.

Pas plus que tu ne t’intéresses aux flots que tu brises en dirigeant ta barque... et puis il y en a qui deviennent méchants... qui entrent dans des fureurs... moi alors...

ZAMET.

Tu cherches à les apaiser.

AMAGLIA, s’oubliant.

Du tout, mon père se fâcherait... je ris plus fort, voilà tout.

ZAMET.

Ton père ! as-tu dit.

AMAGLIA.

Par exemple, ils devaient tous se tuer... et pas un d’eux encore n’a tenu sa promesse.

ZAMET.

Mais qui es-tu ? par grâce.

AMAGLIA, gaiement.

Une petite femme bien gentille... à ce que tout le monde dit... et qui dès ce moment te regarde comme son frère, aussi désormais tu m’appelleras ta sœur. tu me diras toutes tes pensées... et moi je partagerai tout avec toi... trésors, richesses.

ZAMET.

Des trésors... tu en as ?

AMAGLIA.

Non ; à quoi bon... mais si tu les aimes, j’en aurai pour toi... tu me raconteras tes peines... tes plaisirs... tes amours.

ZAMET.

Mes amours !

AMAGLIA.

Pourquoi pas... ces femmes, elles sont belles... elles peuvent aimer, elles... faire votre bonheur, comme vous dites...

Riant.

Ah ! ah ! ah ! que c’est drôle !

ZAMET.

Et toi ! tu ne m’aimeras jamais ?

AMAGLIA.

Est-ce que cela est possible ? Et si par malheur cela m’arrivait ?

ZAMET.

Eh bien !

AMAGLIA, prenant une rose dans un vase.

Tiens, vois cette fleur !... comme elle est fraîche !... que ces couleurs sont brillantes !

ZAMET.

Donne-là moi, veux-tu ?...

AMAGLIA, la lui donnant.

Tiens.

ZAMET touche la rose qui s’effeuille aussitôt.

Quel dommage !...

AMAGLIA.

Eh bien, voilà l’effet que l’amour produirait sur moi.

ZAMET.

Ô ciel !... mais alors tu es donc ?

AMAGLIA.

Une sœur pour toi, jamais qu’une sœur.

ZAMET.

Eh bien, qui que tu sois... c’en est fait... je m’attache à ta destinée ! Dispose de moi...de ma vie...

À part.

de mon âme peut-être.

AMAGLIA.

Et quoi qu’il arrive... quoi que tu puisses voir ou entendre... tu ne m’adresseras jamais aucune question ?

ZAMET.

Je te le jure ! mais tu ne me fuiras plus !...

AMAGLIA.

Non !... désormais tu me suivras partout...

ZAMET.

Oh ! merci...

AMAGLIA.

Mais il se fait tard... il est temps de te retirer.

ZAMET.

Adieu !... je reviendrai demain, n’est-ce pas ?

AMAGLIA.

Demain !... tous les jours.

ZAMET.

Ah ! tu es un ange !

AMAGLIA.

Pas encore ; mais cela viendra, peut-être... Surtout, monsieur, n’oubliez pas nos conventions...

Ensemble.

Air : Duo de la Juive.

AMAGLIA.

Car plaisir d’amour
N’est qu’une chimère,
Plaisir d’amour
Ne dure qu’un jour,
L’amitié chérie
Toujours ;
De la vie
Embellit le cours.
Vas, compte sur elle,
Seule elle est fidèle,
Et l’amour n’a qu’un jour.

ZAMET.

Combien en ce jour
Ta bonté m’est chère !
Qu’il est doux le jour,
Le jour du retour.

 

 

Scène VII

 

AMAGLIA, seule

 

Il reviendra demain... tous les jours... Oui, j’ai bien fait... Je ne serai plus seule au moins... Il me parlera de lui, de son pays, de sa famille ; je brûle de connaître tout ce qui l’intéresse... et celui-là, grâce à nos conventions... je ne serai pas forcée de le tromper, de le séduire... et entre nous, il n’y aurait pas grand mérite ; car sa figure... eh bien, on s’y habitue... et puis, sa voix a une expression... il me semble encore l’entendre... quand il me disait...

 

 

Scène VIII

 

AMAGLIA, BELZÉBUTH, paraissant au-dessus du sofa, ASTAROTH

 

BELZÉBUTH.

Il faut partir à l’instant même.

AMAGLIA, effrayée.

Mon père ! vous ici !

ASTAROTH, accourant.

C’est monseigneur.

BELZÉBUTH.

Je te l’ai dit... tous les ans il m’est permis de venir un instant auprès de toi... Chère enfant, combien je suis heureux de te voir remplir si dignement les devoirs qui te sont imposés.

AMAGLIA.

Vous êtes donc content de moi ?

ASTAROTH.

Monseigneur serait bien difficile.

BELZÉBUTH.

Mais ta mission est remplie en ce pays... Il y a un an que tu es en France.

AMAGLIA.

Déjà !

ASTAROTH.

Il faut partir à l’instant.

AMAGLIA.

À l’instant !... non, je ne puis... j’ai promis à Zamet...

BELZÉBUTH.

Il nous rejoindra... Viens, te dis-je ?

AMAGLIA.

Quoi ! vous savez...

BELZÉBUTH.

Je te le répète, il nous suivra... mais ne perdons pas un moment.

AMAGLIA.

Vous le voulez ; allons, obéissons à ma destinée ! Partons...

ASTAROTH.

Oui... chaud !... chaud !... allons séduire ailleurs.

Ils sortent par le fond ; la portière se ferme derrière eux.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, LE BARON, LORD BRIGHTON, LE COMTE, ensuite ZAMET

 

Ils arrivent de divers côtés et avec mystère. Nuit à la rampe.

LE CHEVALIER, voyant sortir Amaglia avec Belzébuth.

Un homme ici avec elle !

LE BARON.

L’orage me favorise. allons, un peu d’audace...

LORD BRIGHTON.

Elle sera donc à moi.

TOUS, se reconnaissant.

Air : Trio de la Muette.

Quoi ! vous ici,
Et vous aussi.
Quelle insolence !
Quelle impudence !
Agir ainsi
Est une offense ;
Sortez d’ici !

LE CHEVALIER, les arrêtant.

S’emporter ainsi c’est folie,
Car pour un plus heureux nous sommes oubliés.

TOUS.

Que dites-vous ?

LE CHEVALIER.

Oui, celle que vous adoriez.
Un homme est dans ses bras !

TOUS.

Ah ! quelle perfidie !
Il est là.

TOUS, remontant la scène.

Nous aurons sa vie.

ZAMET, se plaçant devant la portière.

Celui qui fait un pas je l’étends à mes pieds.

TOUS.

Air : De Fra Diavolo.

De rage et de fureur,
Je sens battre mon cœur ;
Je veux tirer vengeance !

Ils se dirigent de nouveau vers la portière du fond, gui s’ouvre et laisse voir Amaglia et Belzébuth sur l’estrade du lit. Étonnement général.

AMAGLIA.

Adieu, seigneurs de France ; adieu, sévère Anglais,
L’année est accomplie, et je parts pour jamais !

Ils se précipitent vers elle ; mais, au même instant, le lit se charge en un char attelé d’un dragon, qui s’éloigne rapidement en lançant des flammes.

TOUS.

La rage est dans mon cœur ;
Je tremble de fureur,
Ah ! je succombe à ma fureur.

Ils sont tous dans l’attitude du désespoir. Zamet la suit au milieu des flammes. Lord Brighton tombe sur le divan et tire son poignard.

 

 

ACTE IV

 

La Scène se passe à Bénarès, dans la Ganghiskan... Le Théâtre représente une place publique. À gauche, l’habitation de Bouskir, marchand d’esclaves. Au devant, une tente attachée à des arbres.

 

 

Scène première

 

ASTAROTH, BOUSKIR

 

Ils sortent de la tente.

BOUSKIR.

Allons, paresseux... à l’ouvrage... ou par le Prophète... une bonne bastonnade me fera justice de toi.

ASTAROTH, à part.

Comme ils sont caressants dans ce pays-ci... La bastonnade... voilà les bonnes raisons qu’ils ont à vous donner !...

BOUSKIR.

Pas de réflexions, esclave, je ne les aime pas.

ASTAROTH.

Esclave !... parce qu’il m’a acheté 32 thomans... Voyons, que faut-il faire ?... père ali-brutal !...

BOUSKIR.

Arranger cette tente, préparer ces coussins pour ce lot d’esclaves que j’ai à vendre.

ASTAROTH, montrant les coussins.

Il est joli votre mobilier ! Vous me direz, dans votre endroit, les escabeaux sont à bon marché !... on s’assoit par terre.

BOUSKIR.

Parles-en avec plus de respect. Le Radja lui-même, le sublime Mirza-Djikan-Taleb, n’a pas dédaigné parfois de s’asseoir à l’ombre de ces arbres antiques. C’est aujourd’hui la fête de la Houli, et sa. Hautesse doit traverser cette place pour aller rendre hommage au Gange, le bienfaiteur de ces contrées : c’est un jour de grand marché. Je vais du côté du harem chercher quelques amateurs... Je n’ai pas assez de marchandise pour me permettre d’aller au grand bazar...

ASTAROTH.

Ah ! vous êtes vexé... le commerce ne va pas... les femmes n’ont pas donné...

BOUSKIR.

C’est vrai ; je n’ai trouvé qu’un lot de 3 ou 4 esclaves... Je ne sais pas si je me déferai de celle qu’on m’a vendue avec toi. et qui s’obstine à voiler son visage... elle n’est sans doute pas bonne à voir, puisqu’elle se cache...

ASTAROTH.

Faut croire... faut croire.

BOUSKIR.

Aussi, je vais vendre çà de la main à la main ; çà sera plus tôt fait. Toi, reste-là... et songe à exécuter mes ordres... ou gare à tes épaules.

 

 

Scène II

 

ASTAROTH, seul

 

 Gare à tes épaules !... Vas... vas... Juif atroce... tu nous reviendras, tu peux compter sur nous, chaud ! chaud ! c’est moi qui attiserai le feu... je te gratifierai de bons fagots bien flamboyants... et par Saint-Lucifer, je te brûlerai la barbe brin à brin... Vous conviendrez que c’est humiliant ! quitter l’Italie, ce sol brûlant de Naples, où il y’a un si beau soleil et de si bon macaroni... et où notre Amaglia faisait son état... en grand... couronnée au pied du Vésuve... recevant le prix des talents et de la beauté... Ce jaloux de Zamet, pour l’enlever à une foule d’adorateurs, nous fait monter dans une barque... Paf ! une nuée de forbans, placée derrière les rochers de Caprée, pleut sur nous comme des sauterelles... Zamet s’est battu comme un diable... mais, enfin, on nous enchaîne... et on nous emmène esclaves à Bénarès. En débarquant, le mauricot a trouvé moyen de s’échapper... et depuis ce moment là... notre Amaglia n’est plus la même... Je me disais ingénument, nous v’là dans l’Asie mineure ou majeure, nous allons séduire quelques pachas... quelques osmanlis... quelques cocolis... quelques marabouts...Brrr, plus de séduction... plus de travail... S’arrêter en si beau chemin... quand elle n’a plus que quelques mois à faire ! Après cela, vous me direz, elle a là une mission bien difficile... et si notre seigneur Belzébuth ne vient pas à notre aide...

Air : Le long de la Rivière.

Être femme et pendant cinq ans,
Résister à tous les amants,
D’adorateurs être entourée,
De leurs présents être parée ;
Ases pieds les regarder tous !
Voir des rois même à ses genoux !...
Et malgré tout être encor demoiselle ;
Il faut pour cela que le diable s’en mêle.

 

 

Scène III

 

ASTAROTH, ZAMET, en costume de marchand arménien

 

ZAMET.

C’est ici qu’elle va être vendue.

ASTAROTH, à part.

Quelqu’un ! poussons à la vente...

Haut.

Seigneur, vous avez à choisir parmi les esclaves les plus séduisantes.

Se montrant.

Voici déjà un échantillon...

Le reconnaissant.

Ah ! mais je ne me trompe pas, c’est lui !

ZAMET.

Chut !

ASTAROTH.

Zamet !

ZAMET.

Parlons bas, te dis-je.

ASTAROTH.

Ah çà, vous voilà donc, vous ?

ZAMET.

Amaglia ! où est-elle ? que fait-elle ?

ASTAROTH.

Elle ne fait rien... ce qui me désole... Enfin, je lui disais encore hier... il n’y a pas de bon sens... tout le monde travaille... faites donc votre état... hélas ! pas un coup d’œil, pas une simple œillade... moi, j’essayais bien,

Il fait des mines.

mais ça ne prenait pas.

ZAMET.

Comment, depuis mon départ ?

ASTAROTH.

Son voile ne s’est pas levé.

ZAMET, à part.

Oh ! bonheur !

ASTAROTH.

Mais vous, qu’êtes-vous donc devenu depuis un mois ?

ZAMET.

Il me fallait de quoi payer votre rançon... échappé à nos ennemis... j’ai retrouvé d’autres corsaires... ils m’ont reçu parmi eux. nos courses ont été favorables et j’apporte de l’or... dans un instant, Amaglia sera libre,

À part.

ou... plutôt elle m’appartiendra.

ASTAROTH.

Ah bravo ! bien travaillé !... mais voilà le maître avec des acheteurs... on va nous mettre à l’enchère... vite à votre affaire. Zamet, mon doux ami, enchérissez, surtout ne nous laissez pas adjuger à d’autres...

ZAMET.

Sois sans crainte, je veille sur vous.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, BOUSKIR, quelques MARCHANDS, AMAGLIA et autres FEMMES amenées par le marchand

 

CHŒUR.

Ronde.

Air : Ronde du Portefaix.

Voyons tes esclaves nouvelles,
Nous achetons à juste prix,
Quand elles sont jeunes et belles,
Les femmes de tous les pays.

PREMIER MARCHAND, désignant une femme.

À combien ton Italienne ?

BOUSKIR.

Joli pied, beaux yeux, belles dents.
Cela vaut bien trente thomans.

DEUXIÈME MARCHAND.

Moi, j’en donne cinquante.

PREMIER MARCHAND.

Et moi ?
Soixante.

BOUSKIR.

Eh bien, elle est à toi.

TROISIÈME MARCHAND, désignant une autre femme.

Celle-ci me plairait, je crois.
À combien votre Circassienne ?

BOUSKIR.

Elle est charmante ! cent thomans.

PREMIER MARCHAND.

Quarante.

DEUXIÈME MARCHAND.

Cinquante.

TROISIÈME MARCHAND.

Deux cents.

BOUSKIR, parlant.

Adjugé.

TOUS.

Reprise du chœur.

À nous tes esclaves nouvelles, etc.

PREMIER MARCHAND.

Et celle-là, qui est par terre enchaînée ?

BOUSKIR.

C’est un vrai démon... elle n’a jamais voulu laisser voir sa figure... je ne sais pas de quel pays elle est... mais le bon marché vous tentera, peut-être ; je la donne pour cinquante dinares.

PREMIER MARCHAND.

Et ce Boulikan qui est là à côté d’elle ?

BOUSKIR.

Oh ! je le donne par-dessus le marché... car il travaille comme la moitié d’un et mange comme quatre. Qui veut des deux pour cinquante dinares ?

PREMIER MARCHAND.

Cinquante dinares, soit.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, ZAMET

 

ZAMET.

Cinquante dinares cette femme... misérable ! j’en donne mille thomans.

TOUS.

Mille thomans.

ASTAROTH.

Bravo !

AMAGLIA, levant son voile.

Qu’ai-je vu ! Zamet !

BOUSKIR.

Par le Prophète, qu’elle est belle !

ZAMET.

Oui, Zamet qui a gagné de l’or pour te délivrer de leurs mains.

AMAGLIA.

Merci !... nous retournons en Italie.

ZAMET.

En Italie, jamais... mais viens, suis moi.

ASTAROTH, le suivant.

Voilà maître.

ZAMET, à Bouskir.

Tiens, voilà ton or.

BOUSKIR, regardant les marchands.

Un moment, si l’on couvrait l’enchère.

ZAMET.

Je l’achète mille thomans, vous dis-je, qui osera me la disputer ?

UNE VOIX dans la coulisse.

Le Radja !... le Radja !... Place, prosternez-vous.

TOUS, agenouillés.

Le Radja.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LE RADJA et SA SUITE

 

LE RADJA.

Qu’est-ce ? on vend des esclaves ici... je n’achèterai pas de femmes aujourd’hui... mais si vous avez deux beaux tigres d’Afrique...

BOUSKIR.

Hautesse, ils sont très rares pour le moment.

LE RADJA, apercevant Amaglia.

Que vois-je ? cette femme... à qui appartient-elle ?

ZAMET.

À moi.

LE RADJA.

Je la veux.

ZAMET.

Je l’ai payée mille thomans.

LE RADJA.

Qu’on lui donne cent bourses et qu’on conduise cette esclave dans mon harem.

ZAMET.

Jamais !

LE RADJA.

Qu’oses-tu dire ?

ZAMET.

Elle est à moi et nulle puissance humaine ne me l’enlèvera maintenant.

LE RADJA.

Quelle audace !... entraînez ce misérable, et qu’à mon retour, je trouve sa tête sur le premier minaret de mon palais.

AMAGLIA passant près du Radja.

Ah ! grâce... grâce pour lui... vous êtes trop puissant pour ne pas être généreux... le tuer... et le tuer pour moi... non monseigneur... ah ! cela serait indigne de vous... Les offenses de ce malheureux ne peuvent vous atteindre... car vous êtes un grand prince et lui n’est qu’un pauvre homme banni... et puis regardez son visage... il est repoussant, et le vôtre a tant de noblesse et de majesté !... il en aura plus encore lorsque vous aurez pardonné ; car le pardon aux traits d’un roi, est comme l’amour aux regards d’une jeune fille. Il embellit... oui, je le vois, un rayon de clémence a brillé dans vos yeux... vous pardonnez, ah ! monseigneur, que vous êtes beau dans ce moment !

Le Radja la regarde avec bonté.

ASTAROTH.

Ah bien ! très bien ! voilà la parole qui lui revient.

CHŒUR.

Air : Introduction de la Bayadère.

Par son charme et son doux prestige,
Sa voix arrive jusqu’au cœur ;
Cela vraiment tient du prodige :
Elle a désarmé sa rigueur.

LE RADJA, aux gardes, montrant Zamet.

Oui, malgré son audace,
Je veux lui faire grâce ;
Mais pour un jour
Qu’on l’enchaîne à la tour.

CHŒUR.

Par son charme, etc.

On emmène Zamet, tout le monde sort.

 

 

Scène VII

 

LE RADJA, ASTAROTH, AMAGLIA, GARDES

 

ASTAROTH.

Sublime Radja... faut-il que je me retire ?

LE RADJA.

Qui es-tu, toi ?

ASTAROTH.

Je suis à vous... je suis votre propriété ! je suis acheté par-dessus le marché ; vous n’avez pas à vous plaindre du prix... Par-dessus le marché, cela n’est pas cher.

LE RADJA.

Retire-toi !

ASTAROTH.

Je ne demande pas mieux ; mais, qu’est-ce que je vais faire ?

LE RADJA.

Ah ! tu n’es bon qu’à garder les femmes.

ASTAROTH.

Mais, oui ; garder les femmes, ça me va assez.

LE RADJA.

Va trouver le chef de mes muets, et après quelques instructions... particulières, tu entreras en fonctions.

ASTAROTH.

Eh bien, ça me va... et je serai bien nourri ?...

LE RADJA.

Parfaitement.

ASTAROTH.

À la bonne heure... il me tarde d’avoir déjà mes instructions...

À Amaglia en sortant.

Chaud !... chaud !... réparons le temps perdu... et perçons de part en part le cœur du sublime Radja de Bénarès.

 

 

Scène VIII

 

AMAGLIA, LE RADJA, GARDES

 

Le Radja s’est place sous la tente et s’est assis sur des coussins.

LE RADJA.

Quel intérêt t’inspirait donc cet homme ?

AMAGLIA.

Ma foi... je n’en sais rien moi-même, et je serais bien embarrassée de m’en rendre compte... mais n’importe, on ne lui fera aucun mal, n’est-ce pas ?... oh ! je ne le veux pas.

LE RADJA.

Je te l’ai promis... mais est-ce que tu l’aimerais par hasard.

AMAGLIA.

L’aimer... moi aimer quelqu’un... est-ce que c’est possible ?... Tu me connais bien peu... moi aimer !

LE RADJA.

Par le Prophète, tu changeras bientôt de langage... Allons, viens, approche.

AMAGLIA.

Vous dites ?...

LE RADJA.

Approche-toi, je te le permets.

AMAGLIA.

Vraiment !... vous me le permettez !... c’est bien de la bonté de votre part... mais jusqu’ici, dans tous les pays que j’ai parcourus, j’ai toujours vu les hommes implorer la grâce de venir auprès de moi.

LE RADJA.

Dans les pays dont tu parles... les hommes ne comprennent pas leur dignité, et cet usage...

AMAGLIA.

Me semble bon... et je m’y tiens.

LE RADJA.

Allons, tourne-toi de mon côté... Regarde-moi.

AMAGLIA.

Je vous regarde.

LE RADJA.

Comment me trouves-tu ?

AMAGLIA.

Comme cela... mais... je vous trouve trop petit.

LE RADJA.

Ah ! jamais je n’ai acheté d’esclave aussi audacieuse.

AMAGLIA.

Acheter... acheter !... pouvez-vous bien prononcer ce mot là...

LE RADJA, à part, en se levant.

Femme d’Europe... capricieuse.

Haut.

Allons, allons, je veux faire ma paix avec toi ;

À part.

c’est qu’elle est charmante...

Haut.

Voyons... puisque tu le veux... je m’approche... me voici près de toi... me trouves-tu mieux ainsi ?

AMAGLIA, passant devant lui.

Oh ! à présent... je vous trouve trop grand.

LE RADJA.

Comment trop grand...

AMAGLIA.

Oui, inclinez-vous un peu.

LE RADJA.

M’incliner !

AMAGLIA.

Encore trop grand... encore...

Le Radja se baisse et se trouve presque à ses genoux.

C’est mieux ; encore un peu.

Il se baisse encore, et se trouve à genoux devant Amaglia assise sur les coussins.

Ah ! c’est bien ainsi... Maintenant, nous voilà chacun à notre place, et je puis vous répondre.

LE RADJA, se levant.

Eh bien, que me réponds-tu ?

AMAGLIAΑ.

Puis-je parler franchement ?

LE RADJA.

Je l’exige.

AMAGLIA.

Et cela ne vous fâchera pas ?

LE RADJA.

Dis-moi ce que tu penses, je te l’ordonne.

AMAGLIA.

Eh bien, seigneur, vous êtes bien aimable... pour le grand Radja de Bénarès...

LE RADJA.

Vraiment.

AMAGLIA.

Mais le grand Radja de Bénarès n’obtiendra jamais mon amour.

LE RADJA, dans le plus grand courroux.

Oh ! c’en est trop. Quelle audace !

AMAGLIA.

Eh bien, vous vous fâchez ?

LE RADJA, au chef des Gardes.

Qu’elle attende ici les femmes du harem qui vont traverser cette place, pour aller prendre les bains du Gange, mon protecteur... et que ce soir, après le festin... elle me soit présentée avec la parure des Odalisques.

AMAGLIA.

Jamais je ne consentirai.

LE RADJA.

Obéis, esclave !

Aux gardes.

Qu’on exécute mes ordres.

Il sort, suivi d’une partie des gardes.

 

 

Scène IX

 

AMAGLIA, GARDES au fond

 

AMAGLIA.

Eh bien, dites donc la vérité aux princes ! et fiez-vous à leur parole... Moi, ce soir dans son harem !... jamais, jamais... et cependant il est furieux... et Zamet... ô ciel ! Zamet... qui est en son pouvoir... qui va périr... oh non, non... Mais quel parti prendre ? que faire ?... eh bien !... renverser cette puissance que je redoute pour lui... appeler tout ce peuple à la révolte et me servir ici de ce talisman auquel jusqu’ici aucun pays n’a résisté...

Réfléchissant.

oui ; mais tous ces moyens de séduire seront sans force sur un peuple d’esclaves !... Grâce, vertus, beaux-arts, gloire, amour, comment parler ici votre langage... il ne le comprendrait pas.

Comme frappée d’une idée.

Ô toi ! l’espoir et l’ambition de tous les hommes... que chacun croit posséder et qui n’appartient à personne ; toi dont le nom seul échauffe, exalte, entraîne !!! comme moi tu es femme, comme moi tu tiens du ciel et de l’enfer, de l’ange et du diable... tu me dois aujourd’hui ton appui.

Air : de Gustave.

Ô puissant génie !
À toi j’ai recours ;
Liberté chérie
Viens à mon secours !
Tu plais à tous les âges,
Et tes accents vainqueurs
Parlent tous les langages,
Embrasent tous les cœurs.

Ô puissant génie !

Souvent sans le comprendre,
Les hommes jusqu’ici,
Se sont tous laissés prendre
À ce mot si joli !...
Liberté chérie
Viens à mon secours,
Ta douce magie
Charmera toujours.

On entend la ritournelle du chœur suivant ; quelques hommes du peuple entrent en scène.

Quel est ce bruit ?

UN HOMME DU PEUPLE.

Le signal qui annonce au peuple que les femmes du grand seigneur sortent du palais.

AMAGLIA.

Les femmes ! c’est le meilleur moyen pour réussir auprès des hommes... Les instants sont précieux. Je cours au-devant d’elles... Suivez-moi, si vous pouvez.

Elle sort en courant par le premier plan à droite ; les gardes ont peine à la suivre et sortent en désordre.

 

 

Scène X

 

PEUPLE, DEUX GARDES, avec des trompes, UN OFFICIER du Palais

 

CHŒUR.

Air : Chœur de la Bayadère.

Le Peuple effrayé.
C’est un ordre du grand seigneur,
Écoutons en silence !
Est-ce encore un malheur ?
Cruelle est sa vengeance !
Redoutons sa fureur.
Vive ! vive le grand seigneur !

L’OFFICIER.

Écoutez tous, peuple, suivant l’usage
Du grand Radja, les femmes vont sortir ;
Au dieu du Gange elles vont rendre hommage,
Et de la mort on doit punir
Quiconque ici tenterait de venir
Se présenter sur leur passage :
Tel est l’ordre du grand seigneur !

CHŒUR.

Partons tous en silence,
C’est un jour de terreur ;
Ah ! fuyons leur présence,
Redoutons sa fureur.
Vive ! vive le grand seigneur !

Sur la fin du chœur, l’Officier et les Gardes ont traversé le Théâtre ; le Peuple se retire n’osant regarder du côté où les femmes viennent.

 

 

Scène XI

 

AMAGLIA, ZULMÉE, FEMMES du harem, accompagnées de QUATRE NÈGRES

 

AMAGLIA aux Femmes.

Arrêtons-nous ici... arrêtons-nous, vous dis-je !

TOUTES.

Qu’a-t-elle donc ?

AMAGLIA, à part.

Quelle lenteur !... quelle indolence... je ne pourrai jamais révolter ces femmes-là... N’importe, essayons toujours.

Haut.

Venez à moi, mes nouvelles compagnes... Que craignez-vous ?

Montrant les nègres.

ces muets, ils sont là pour veiller sur nous et non pour nous contraindre. Vous nous l’avez dit vous-mêmes. Venez donc, le malheur doit nous unir, car, comme moi, ou vous a vendues... Ah ! je le sens, vous m’êtes déjà chères...

ZULMÉE.

Et toi aussi, je ne t’ai vue que depuis un instant, et au lieu de ce sentiment jaloux qui nous anime contre une nouvelle compagne... je me sens attirée vers toi.

TOUTES.

Oui, nous t’aimons déjà.

ZULMÉE.

Et quelque chose me dit que ta présence changera notre destinée.

AMAGLIA.

Oui, elle la changera, je l’espère du moins... Écoutez-moi... vous êtes malheureuses... je le sais. Hier encore on a répondu à vos prières par des reproches... à vos plaintes par des menaces... et vous resteriez plus longtemps dans un tel état d’avilissement.

ZULMÉE.

Il le faut bien, nous sommes esclaves.

AMAGLIA.

Esclaves ! il y a donc des esclaves dans le monde ? Depuis quatre ans je n’avais pas entendu ce mot là... et vous souffrez une pareille tyrannie... Ah ! il a raison de vous traiter ainsi, cet homme, puisque vous vous agenouillez devant lui !

Air : Aux braves Hussards du 2e.

Le maître a dit : rampez dans la poussière ;
Vous avez dit : soudain obéissons.
Et tout un peuple abaissé vers la terre,
Souffrant en paix de semblables affronts,
Sans murmurer, tous ont courbé leurs fronts.
Ainsi, tous ceux que le pouvoir oppresse,
En ce pays sont à genoux tremblants !...
Peuples, voilà comment votre faiblesse,
Fera toujours la force des tyrans.

ZULMÉE.

Elle a raison, ah ! combien nous sommes malheureuses.

TOUTES.

Ah ! bien malheureuses.

AMAGLIA, à part.

À la bonne heure. Elles s’en aperçoivent.

Haut.

Oui !... pour vous ici, honte et mépris, en France, au contraire, en Italie, partout enfin, les femmes sont reines, maîtresses absolues, leurs caprices sont des lois.

TOUTES.

Il se pourrait !

AMAGLIA.

Les rois eux-mêmes sont enchaînés à leurs pieds.

ZULMÉE.

Ah ! quelle différence de leur sort et du nôtre.

AMAGLIA.

Eh bien, il ne tient qu’à vous de reconquérir votre liberté !

UNE JEUNE FILLE.

Liberté ! ah ! que ce mot est beau, c’est la première fois que je l’entends.

AMAGLIA.

Comme moi, celui d’esclavage... eh bien, imitez-moi, et donnons le signal de la révolte ; le peuple souffre... il dira bientôt, à qui devons-nous notre bonheur, notre indépendance, à qui devons-nous d’être des hommes enfin ? à des femmes !

ZULMÉE.

Ah ! tu nous électrises ; parle, que faut-il faire ?

AMAGLIA.

Parcourir la ville en criant aux armes !

Mouvement de frayeur des femmes.

Le peuple répondra, vous dis-je.

À part.

Le plus difficile après, sera peut-être de l’arrêter.

ZULMÉE.

Mais nos gardiens, comment tromper leur surveillance ?

AMAGLIA.

En les enchaînant les premiers... allons, du courage, et brisons de nos mains le premier anneau de notre chaîne.

Elles prennent les écharpes des esclaves qui ont parues à la première scène, attachent les muets et les emmènent.

AMAGLIA.

Vengeance, aux armes !

TOUTES.

Vengeance, aux armes !

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, PEUPLE, puis ZAMET

 

TOUS.

Air final de Grétry.

D’où vient ce bruit ?

LES FEMMES.

Allons, courage ;
Vite, aux armes, plus de tyran,
Il faut renverser le soudan,
Et sortir enfin d’esclavage !

LES HOMMES.

Qu’osez-vous dire ?

LES FEMMES.

Allons, courons...
Gourons venger tous nos affronts !
Brisons les fers de l’esclavage.

LES HOMMES.

Affronter de tels combats !
Songez donc à sa puissance.

LES FEMMES.

Ils ont peur !

LES HOMMES.

Tous ses soldats

Combattront pour sa défense ;
Ils ont des armes... sous leurs coups
Nous mourrons tous.

LES FEMMES.

Oh ! folles que nous sommes !
De croire à leur valeur !...
Regardez, ils ont peur !
Non, non, vous n’êtes pas des hommes,
Et puisqu’ici vous tremblez tous,
Des femmes se battront pour vous.

Ensemble.

AMAGLIA.

Air : Du chant Marseillais.

Peuple soumis, oh ! peuple esclave,
Né sous le joug, né pour souffrir,
Parmi vous n’est-il pas un brave
Qui veuille être libre ou mourir,
Qui sache être libre ou mourir ?

Armez enfin vos bras,
Devenez tous soldats.
Partez,
Chantez
Ces mots sacrés,
Vengeance et libertés !

CHŒUR.

Musique de M. Muratet.

De ce chant,
La puissance
M’entraîne en cet instant ;
Dans mon cœur,
La vengeance
A chassé la terreur.

Armons enfin nos bras,
Devenons tous soldats ;
Partons,
Chantons
Ces mots sacrés,
Vengeance et libertés !

Tous répètent ce refrain avec enthousiasme. Zamet paraît, tenant un trophée d’armes. Amaglia en le voyant, jette un cri de joie.

AMAGLIA.

Ah ! Zamet.

ZAMET.

Au palais on a donné l’alarme ;
J’ai trompé mes gardiens, que chacun prenne une arme,
Et que ce cri soit partout répété :
Vive ! vive la liberté !

Tout le monde s’est armé, Amaglia les excite du geste et de la voix.

CHŒUR.

Marchons amis, marchons sans crainte,
Un Dieu vengeur arme nos bras,
Du haut des cieux liberté sainte,
Viens nous guider dans les combats !

L’enthousiasme est au comble. Amaglia saisit une javeline, y attache son écharpe et la montre au peuple qui répond par un cri de guerre. Sortie générale.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente la Salle du Trône au Sérail. Au deuxième plan, deux entrées latérales fermées par de riches portières.

 

 

Scène première

 

ASTAROTH, avec une fourche, est grotesquement habillé, HOMMES du peuple armés

 

ASTAROTH.

Chaud... chaud, chaud... nous triomphons... vous êtes tous des vainqueurs... vous vous êtes tous couverts de gloire... et moi je suis couvert de poussière... et de leurs dépouilles... Voilà le sabre du grand Cotoual... voilà le châle de l’émir Bahar... Par exemple, je n’ai rien pu attraper au sublime radja... attendu que la lumière des lumières est montée précipitamment sur une tartane avec tous ses effets... et c’est ce qui me vexe... car j’aurais bien voulu lui faire tâter de ma fourche... à ce Monsieur.

UN HOMME DU PEUPLE.

Tu lui en veux donc bien ? 

ASTAROTH.

Si je lui en veux... oh oui je lui en veux.

UN HOMME DU PEUPLE.

Et pourquoi ?

ASTAROTH.

Pourquoi... Imaginez-vous que ça fait frémir... Il m’achète... pas cher du tout... Il me dit que je serai employé à garder les femmes !... très bien... qu’il ne s’agit que de quelques instructions particulières... mais quelles instructions !...

Il leur parle bas.

Voilà ! !... aussi je ne me possédais plus... j’ai frappé avec ma fourche d’estoc et de taille... Les muets ont eu beau crier grâce... j’étais sourd !... Et dire que voilà son trône.

TOUS, se mettant à genoux.

Le trône...

ASTAROTH.

Eh bien, qu’est-ce qu’il leur prend ?... c’est la force de l’habitude... Vous êtes encore bons enfants... mais il n’y a plus personne... et puis au fait... qu’est-ce que c’est qu’un trône ?... Trois tapis et deux coussins.

Air : De la Famille du Porteur d’Eau.

Sur les causes et les effets,
Il faut toujours rester en garde.
On voit grandir tous les objets,
Quand de plus près on les regarde.
Mais un trône !... c’est différent ;
Voyez quelle métamorphose !
C’est tout paillettes, tout clinquant...
De loin, ça nous paraît bien grand !...
De près, c’est bien peu de chose.

Oui, mes amis... oui... tout est démantibulé... Plus de soudan... plus de muets... Et à qui devez-vous tout çà, à mon élève... à cette moderne Irène... Comme elle se précipitait au milieu du combat... les Aga, les Muphti, tout fuyait à son approche.

L’HOMME DU PEUPLE.

Ah ! il faut que cette femme là... ait le diable au corps.

ASTAROTH, avec intention.

Pour cela je ne vous démentirai pas.

L’HOMME DU PEUPLE.

Mais dis-nous donc, l’homme à la fourche ?... quel est ce soldat au visage basané qui combattait devant elle ?... on lui doit aussi une belle part de la victoire.

ASTAROTH.

Eh ! eh ! eh ! c’est notre ami Zamet... Il n’a pas mal travaillé aussi.

Bruit à la coulisse.

Tenez, les voilà... une foule immense les accompagne.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, AMAGLIA, ZAMET, PEUPLE, LES GUÈBRES, L’IMAN, FEMMES du sérail

 

Ils entrent par la droite.

CHŒUR.

Air : De la Juive.

Gloire à la nouvelle Irène !
Gloire ! honneur ! à sa valeur !
Ah ! qu’elle soit notre reine,
Nous lui devrons notre bonheur !

L’IMAN.

Libératrice de ce peuple longtemps asservi... montez au trône ; soyez notre reine, donnez-nous un roi de votre choix, et nous l’accepterons tous.

TOUS.

Oui, tous.

ZAMET, avec anxiété.

Que va-t-elle faire ?

AMAGLIA.

Moi votre reine... non mes amis.

ZAMET.

Elle refuse !...

ASTAROTH, gaiement.

Nous nous en soucions bien de votre trône.

À part.

Dans quelque temps nous aurons mieux que ça.

AMAGLIA.

Plus de despotes parmi vous... plus de sultans... Vous faut-il toujours de ces idoles à adorer à genoux... faut-il qu’une hache soit toujours sur le trône pour vous faire courber la tête... Non !... sachez vous gouverner vous-mêmes... Rendez-vous à la Mosquée, choisissez parmi vous les plus dignes et les plus éclairés !... Prenez-les pour vos chefs, pour vos juges, qu’ils vous rendent heureux ; et cette liberté que vous avez achetée de votre sang, sachez donc la conserver toute entière.

TOUS.

Oui... oui... à la Mosquée.

Reprise du chœur précédent. Ils sortent tous par la droite.

 

 

Scène III

 

AMAGLIA, ZAMET

 

ZAMET.

Le trône... ah ! mon rêve s’accomplit... le trône... il faut qu’elle l’accepte, et je cours.

AMAGLIA, qui pendant la scène précédente, n’a pas quitté Zamet des yeux.

Comment, vous me quittez !...

ZAMET, cherchant à deviner sa pensée.

Reine ! car bientôt vous allez l’être... ma place n’est plus auprès de vous.

AMAGLIA.

Ta place, Zamet, tout à l’heure tu l’avais choisie près de moi dans le combat, quand tu me faisais un rempart de ton corps... et maintenant tu veux t’éloigner... pour échapper à ma reconnaissance... quand ton courage, ton héroïsme...

ZAMET.

Ah ! du courage, de l’héroïsme !... se précipiter dans la mêlée, y braver la mort... c’est de l’héroïsme pour l’homme heureux, pour celui qui peut regretter la vie... pour moi, ce n’était que du désespoir.

AMAGLIA.

Tu es désespéré, tu souffres... et tu veux me fuir.

ZAMET.

En ce moment, peux-tu faire attention au pauvre Zamet... quand un peuple tout entier... délivré par toi... vient t’offrir... une couronne.

AMAGLIA.

Une couronne... et que m’importe à moi cette nation ? Crois-tu donc, comme tous ces hommes que tu viens de voir, qu’ils ont risqué leur vie, versé leur sang, pour leur bonheur, leur liberté !... que sais-je. Non... ils ont servi d’instrument à la vengeance, à la volonté d’une femme... Zamet était dans les fers... sa vie était menacée... pour le sauver il fallait renverser un soudan... Eh bien, il est tombé... Et maintenant, que me font à moi... et Bénarès et son trône... et la destinée des empires ?... Je n’ai plus rien à craindre pour tes jours... tu vis... te voilà... que m’importe le reste. 

ZAMET.

Que dis-tu ?

AMAGLIA.

Air : Dernière pensée de Wéber.

Je t’ai donné sans cesse
Désespoir et douleur,
J’ai payé ta tendresse
Par cinq ans de malheur.

ZAMET.

Mon amour vous outrage,
Je suis affreux, hélas !

AMAGLIA, avec amour.

Qu’il est beau ! ton visage
Dans un jour de combat.

Ensemble.

AMAGLIA.

Ton amour, j’en suis fière,
Plus d’ennuis, de regrets,
À toi ma vie entière
Appartient désormais.

ZAMET.

Ô prodige !... est-ce un songe !
Dieu qui lit dans mon cœur !
Si ce n’est qu’un mensonge,
Prolonge mon erreur.

ZAMET, avec délire.

Amaglia... cette voix si douce... ces yeux fixés sur les miens... Il se pourrait... ah ! c’est une affreuse dérision... Tu me trompes comme les autres.

Mouvement d’Amaglia.

Eh bien, écoute... Jusqu’à présent, j’ai cru en toi comme on croit en Dieu... sans comprendre ses mystères éternels... mais si tu as pitié du pauvre Zamet... le moment est venu de déchirer le voile dont tu t’enveloppes à mes yeux... de me dire pourquoi tu changes ainsi de pays... de manière d’être !... Tu hésites, ah ! tu ne m’aimes pas... tu n’aimes rien...

AMAGLIA.

Tu le veux, eh bien... tu sauras tout... c’est ma perte, mais n’importe... Je n’ai jamais connu ce que vous appelez votre enfance, la vie pour moi a commencé à quinze ans dans un lieu horrible...mes yeux en s’ouvrant ont aperçu des objets affreux... mes oreilles ont été frappées par ces mots... vas séduire le monde... Transportée aussitôt sur la terre, j’ai passé mes deux premières années à rire des larmes que je faisais répandre... à me jouer des tourments et du désespoir que je portais partout avec moi... mais hélas ! je ne tardai pas à sentir combien cette existence qu’ils m’avaient donnée était imparfaite... Ils m’avaient dit : tu vivras sans aimer... c’est-à-dire tu feras semblant d’exister... car la vie, c’est l’amour... et moi je regardais sans voir... j’écoutais sans entendre... l’air manquait à ma poitrine... Tu parus !... et un jour nouveau brilla pour moi... je sentis là, pour la première fois, un léger battement... c’était la vie... J’existai par toi et pour toi... Mais un seul mot pouvait me perdre... et je te cachai soigneusement ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même... dès ce moment, je sentis ce que ma mission avait d’affreux... et pourtant il fallait l’accomplir... Un jour encore peut-être... et j’étais sauvée !... mais tu doutes de mes paroles... tu m’accables de ton mépris... Ah ! ce supplice est horrible !... Pendant cinq ans tu as donné pour moi ton bonheur et ta vie... Eh bien... en ce moment, je te donne plus qu’une existence... plus que toutes les existences humaines... je renonce... pour toi, à l’immortalité !... au ciel même... Oui, dût la justice humaine me frapper à l’instant, pour toi, je suis perdue... damnée !... Zamet, je t’aime !...

Elle tombe dans les bras de Zamet qui l’embrasse... Le tonnerre gronde, Amaglia reste dans une immobilité complète.

 

 

Scène IV

 

AMAGLIA, ZAMET, ASTAROTH, PEUPLE, L’IMAN, LES GUÈBRES

 

Ils arrivent en désordre.

CHŒUR.

Chœur nouveau de M. Muratet.

Vraiment on n’y peut rien comprendre ;
Dans le conseil tous parlent à la fois ;
Là-bas on ne peut plus s’entendre :
Chacun, je crois, veut se donner sa voix.

L’IMAN.

Chacun pour soi veut capter les suffrages ;
Pour discuter on se met en courroux,
Et franchement ce tribunal de sages,
Ressemble fort à la maison des fous...

Oui, jeune héroïne, cette liberté que vous nous avez rendue, nous ne savons plus qu’en faire. Tout le monde veut commander... personne ne veut obéir... l’anarchie est complète...

ZAMET.

Peuple de Bénarès, celle qui vous a délivré a cédé enfin à mes instances, à mes prières. Seule, elle est digne de vous gouverner... Voilà votre reine.

TOUS.

Vive la reine !

ZAMET.

Que l’on prépare tout pour le couronnement. Venez... venez...

Amaglia, étrangère à tout ce qui l’environne, se laisse conduire par Zamet et les femmes.

Ils sortent tous, les hommes par la droite ; Amaglia et les femmes par la gauche.

 

 

Scène V

 

ASTAROTH, parcourant le théâtre

 

Chaud, chaud, nous triomphons toujours... Il ne manquait que cela à notre gloire... Nous sommes reine, et pour ma part qu’est-ce que je deviendrai... Diable cosmopolite, sauteur retiré... cuisinier en retraite... Je ne peux pas faire moins que d’être premier ministre... C’est quand j’aurai les finances qu’on verra si j’ai des griffes.

 

 

Scène VI

 

ASTAROTH, BELZÉBUTH

 

BELZÉBUTH, entrant vivement.

Malheureux ! qu’as-tu fait ?

ASTAROTH.

Ah ! c’est vous, monseigneur... ça va bien... nous avons tout séduit.

BELZÉBUTH.

Tout est perdu, au contraire.

ASTAROTH.

Comment ?

BELZÉBUTH.

Ce Zamet, que dans mon aveugle confiance j’avais placé près d’elle, il l’a séduite... il me l’enlève.

ASTAROTH.

Lui ? pas possible.

BELZÉBUTH.

Et nous touchons à la fin de la cinquième année... mais l’heure n’a pas encore sonné... il me reste un espoir... si elle peut préférer son père à son amant... elle vivra pour moi seul, mais du moins elle vivra ! si je pouvais lui parler, ne fût-ce qu’un instant.

On entend dans la coulisse, place ! place à la Reine.

 

 

Scène VII

 

L’IMAN, ASTAROTH, BELZÉBUTH, ZAMET, AMAGLIA, CHŒURS

 

CHŒUR.

Air : Marche de la Juive.

Vive la souveraine
Qui fixe notre choix ;
Nous avons une reine
Plus grande que nos rois.
Par nos chants joyeux,
D’un règne glorieux,
Saluons l’aurore,
Et que nos neveux,
Comme nous heureux,
Répètent encore :
Vive la souveraine,
etc.

Pendant ce chœur, les différents corps de l’état forment un cortège. L’Iman, suivi d’officiers qui portent les insignes royaux, monte sur la dernière marche du trône... Amaglia paraît en costume royal conduite par Zamet, au moment où elle est au milieu du théâtre, Belzébuth s’offre à sa rencontre.

BELZÉBUTH.

Arrête, arrête, ma fille ! il en est temps encore.

ZAMET.

Venez, reine.

Elle hésite.

Viens Amaglia ! viens, ma bien-aimée !

Elle prend la main de Zamet.

BELZÉBUTH, hors de lui.

Ma fille ! écoute-moi... je t’en conjure... pour toi la vie.

AMAGLIA, d’une voix faible.

L’amour.

ZAMET, avec joie.

Ah !

Il l’entraîne jusqu’aux pieds du trône ; elle y monte lentement.

BELZÉBUTH.

Plus rien.

Il sort avec Astaroth.

ZAMET.

Mon rêve s’accomplit donc ; je touche au trône.

Pendant ce temps, l’Iman a placé la couronne sur la tête d’Amaglia.

Oui, elle est ma femme, elle est à moi.

Il monte rapidement les marches du trône ; mais au moment où il touche Amaglia, elle est changée en statue. Zamet avec un cri : Amaglia ! Amaglia !

TOUS.

Final de M. Muratet.

Ô prodige ! ô terreur soudaine !
Du fond de vos affreux cachots,
Entendez-nous dieux infernaux ;
Rendez-nous notre reine.

Pendant ce chœur, des nuages enveloppent le fond du théâtre.

TOUS, épouvantés, tombent à genoux et chantent la prière suivante.

Dieu des croyants, suspends tes coups,
Au Radja, ton image,
Nous avons fait outrage !
Dieu des croyants, pardonnes nous.

Les nuages se dissipent et laissent voir le péristyle de l’enfer. Belzébuth et Astaroth remportent Amaglia changée en statue. Les légions infernales viennent au-devant de leur chef. Zamet tombe sur les marches du trône. Effroi général. Le rideau baisse sur ce tableau.

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