Agnès de Méranie (François PONSARD)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Second Théâtre-Français, le 22 décembre 1846
Personnages
PHILIPPE-AUGUSTE
LE MOINE
GUILLAUME-DES-BARRES
ROBERT D’ALENÇON
AGNÈS DE MÉRANIE
MARGUERITE
LE PRÉVOT
PAGES
BARONS
HOMMES D’ARMES
ACTE I
Une chambre du palais de Philippe-Auguste, à Paris.
Scène première
AGNÈS, MARGUERITE
MARGUERITE, assise aux pieds d’Agnès.
Elle lit le roman de Lancelot du Lac.
« Ah ! dit alors la reine, ah ! je vous connais bien :
« Vous êtes Lancelot. – Mais il ne répond rien.
« – Pour qui donc fîtes-vous tant d’armes, reprit-elle ?
« Je sais bien que c’était pour quelque demoiselle ;
« Mais dites-moi pour qui ? – Pour vous, dame. – Pour moi !
« Et la reine Genièvre en est joyeuse en soi.
« D’où vinrent ces amours qu’en moi vous avez mises ?
« – Elles vinrent de vous, qui les avez permises.
« Si vous ne l’avez dit pour vous moquer, un jour
« Vous avez fait de moi votre servant d’amour.
« Je vous disais : Adieu, dame ; toute ma vie,
« Je voudrais vous servir, si c’était votre envie,
« Adieu, beau doux ami, m’avez-vous répondu.
« Adieu, beau doux ami ! je l’ai bien entendu :
« En tout événement, j’en ai gardé mémoire ;
« Ce mot dans tout combat m’a donné la victoire ;
« Dans tous mes déplaisirs ce mot m’a consolé,
« M’a guéri de tous maux, de tous biens m’a comblé ;
« Enfin, s’il plaît à Dieu qu’un jour on me renomme,
« C’est ce bienheureux mot qui m’aura fait preud’homme ! »
AGNÈS.
Ô les nobles discours ! l’entretien gracieux !
Marque-moi cet endroit, que je le lise mieux.
Comme ces chevaliers étaient preux et fidèles !...
Comme ils méritaient bien d’être aimés des plus belles !
Qu’il est doux d’écouter ces récits du vieux temps,
Quand on peut ramener sur soi des yeux contents !
Car, si l’âge passé produisit des merveilles,
Le nôtre, Dieu merci, nous montre les pareilles,
Et quoi qu’aient accompli les héros d’autrefois,
Mon Philippe, à lui seul, les vaut tous à la fois.
Oui, prends les paladins les plus fameux du monde,
Ceux de la cour de France et de la Table-Ronde,
Choisis les plus vaillants et les plus généreux,
Et dis s’il n’est pas vrai qu’il l’emporte sur eux ?
MARGUERITE.
Oh ! c’est bien vrai. Pour moi, j’ai mis ma préférence
Sur Hector le Troyen, et sur Roland de France ;
Mais, il faut l’avouer, notre sire est encor
Plus vaillant que Roland, et plus courtois qu’Hector.
AGNÈS.
Et c’est peu qu’en vaillance il ne cède à personne ;
Il faut voir de quel air il porte la couronne !
On sent bien qu’il est né pour imposer sa loi ;
Ce n’est pas seulement un héros, c’est un roi,
Et, quand il a dicté sa volonté suprême,
Il s’assied à mes pieds, comme tu fais toi-même ;
Son front majestueux, plein d’un royal souci,
Par mon premier sourire est soudain éclairci ;
Il fait ce que je veux ; il me nomme sa reine ;
Ce lion formidable est docile à ma chaîne ;
Et, nouvelle Genièvre, il me suffit d’un mot
Pour enchanter le cœur d’un nouveau Lancelot.
Ô Marguerite ! enfin ma fortune m’effraie ;
Je n’ose pas encor croire qu’elle soit vraie.
Je n’ai pas mérité ce bonheur surhumain ;
C’est une erreur du sort, qui peut finir demain.
MARGUERITE.
Non, ce n’est que justice, ô chère dame ! Aucune
N’est plus digne que vous d’une telle fortune.
Les bénédictions des cœurs que vous gagnez
Témoignent assez haut qu’à bon droit vous régnez ;
Et le sort n’eût pu faire un choix plus légitime
Que d’unir la meilleure et le plus magnanime.
AGNÈS.
Ah ! qui sait, Marguerite ! on en disait autant
À celle qui fut reine avant nous ; et pourtant,
Cette triste Ingelberge, au fond d’une abbaye,
Pleure, à l’heure qu’il est, sa gloire évanouie.
Son image parfois me vient comme un remord.
MARGUERITE.
Pourquoi donc ? car enfin vous n’avez aucun tort :
Vous n’avez désiré ni préparé sa perte ;
Avant qu’on vous l’offrit, sa couche était déserte ;
Et ce fut sûrement un divorce fondé,
Dès lors que les prélats l’ont ainsi décidé.
AGNÈS.
Il est vrai.
MARGUERITE.
Puis, autant vous êtes bonne et belle,
Autant la grâce en vous est chose naturelle,
Autant elle était triste ; et son fâcheux aspect
N’inspirait ni l’amour ni même le respect.
Aussitôt que le roi l’aperçut, on raconte
Que, la voyant si laide, il en pâlit de honte,
Et que jamais depuis, contraint de l’aborder,
Il n’a pu faire effort jusqu’à la regarder.
Si bien qu’on le plaignait, disant : C’est grand dommage
Qu’un si beau chevalier soit en pareil servage !
AGNÈS.
C’est assez, Marguerite ; épargnons le malheur.
Aussi bien nous avons un entretien meilleur.
Parle-moi de Philippe ; exalte-moi sa gloire ;
Redis-moi quelle fut sa plus belle victoire.
Mais, pauvre enfant, toujours je te parle de lui,
Et pour d’autres que moi c’est peut-être un ennui.
Que ne peux-tu bientôt connaître par toi-même,
Marguerite, l’orgueil de vanter ce qu’on aime !
Car nous échangerions de plus longs entretiens,
Si par tes sentiments tu comprenais les miens.
J’aurais à qui parler de ma joie abondante ;
Je serais, à mon tour, docile confidente ;
Et voyons, réponds-moi comme à ta bonne sœur :
À songer à quelqu’un n’as-tu point de douceur ?
MARGUERITE.
Je songe à vous, Madame, et ne songe à nul autre,
Et ma vie est heureuse à l’ombre de la vôtre.
Que puis-je désirer auprès de vous ? Mes jours,
Remplis d’amusements, me paraissent trop courts.
Tantôt, dans les tournois, à vos côtés assise,
Je vois ceindre un vainqueur de l’écharpe conquise ;
Tantôt nous poursuivons les daims par les forêts ;
Nous lâchons le faucon sur l’oiseau des marais ;
Ou nous allons cueillir, dans les lieux solitaires,
Les simples renommés pour leurs sucs salutaires ;
Et, là, vous m’enseignez quels herbages pressés
Composent l’appareil qui guérit les blessés ;
Puis ce sont les romans dont je vous fais lecture,
Les chants des ménestrels, les conteurs d’aventure,
Et tout ce bruit joyeux, et tout ce mouvement,
Qui font de votre cour un lieu d’enchantement.
Moi, qui dans mon manoir jusqu’ici renfermée,
N’y voyais que les murs d’une salle enfumée,
Mêlée à ces splendeurs qui vous suivent partout,
Madame, je m’étonne et m’amuse de tout,
Et ne demande à Dieu, par prières ferventes,
Que de me maintenir au rang de vos suivantes.
AGNÈS.
Oh ! nous ne voulons pas que tu sois toute à nous,
Et verrons un rival d’un regard peu jaloux.
Va, nous saurons choisir, ma belle Marguerite,
Un preux qui porte aussi ta couleur favorite,
Et consacre à sa dame, invoquée après Dieu,
Sa pensée en tout temps, ses exploits en tout lieu.
– Mais le Roi ne vient pas ! lis encore.
MARGUERITE, lisant.
« Beau sire,
« Fit la reine, ce mot ne voulait pas tant dire :
« C’est façon de parler dont on use souvent,
« Et je ne pensais pas à mal en m’en servant.
« Mais telle est votre ruse : auprès de mainte dame,
« Vous feignez un souci qui n’est point dans votre âme.
« – Or, elle savait bien qu’il ne le feignait pas ;
« Mais elle avait plaisir à voir son embarras... »
AGNÈS.
Ah ! c’est le Roi !
Elle congédie Marguerite.
Scène II
PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS
AGNÈS, allant au-devant de Philippe.
Bonjour, doux sire ; à mon dommage,
Vous avez, cette fois, tardé plus que d’usage.
PHILIPPE.
Je présidais ma cour, chère Agnès.
AGNÈS
Eh bien ! moi,
J’accuse votre cour, qui m’enlève le Roi,
Et soutiens, Monseigneur, qu’elle est digne de blâme,
De rendre un chevalier infidèle à sa dame.
PHILIPPE.
Pardonne-nous, Agnès : nous avions à juger
Un procès qui valait la peine d’y songer ;
Car l’accusé n’était rien moins que Jean-sans-Terre,
Le duc de Normandie et le roi d’Angleterre.
AGNÈS.
Quoi ! Jean-sans-Terre ?
PHILIPPE.
Oui, Jean, cet infâme égorgeur,
Jean, l’assassin d’Arthur dont je suis le vengeur.
Jamais, par si traîtreuse et lâche barbarie,
Chevalier n’a fait honte à la chevalerie ;
Et moi, satisfaisant au cri de l’univers,
J’ai cité l’assassin devant les douze pairs.
AGNÈS.
Sire, vous pouvez donc juger les rois eux-mêmes ?
Je croyais que les rois étaient maîtres suprêmes.
PHILIPPE.
Oh ! dans son Angleterre il peut faire le Roi ;
Mais, pour sa Normandie, il relève de moi,
Et, comme mon vassal, et malgré sa couronne,
Il doit compte à ma cour de toute œuvre félonne.
AGNÈS.
Et Jean a-t-il paru, Sire ?
PHILIPPE.
Non pas, vraiment ;
Jamais le criminel ne s’offre au jugement.
Mais n’importe ; ma cour, pour meurtre et perfidie,
A déshérité Jean du fief de Normandie.
Ah ! notre bonne cour ! son arrêt, j’en répond,
D’une nouvelle époque est le début fécond.
C’est la première fois qu’elle juge un monarque ;
C’est de mes volontés une éclatante marque.
Je veux qu’on sache bien que, parmi mes vassaux,
Il n’en est pas un seul, et j’entends des plus hauts,
Qui doive, à l’avenir, conserver l’espérance
D’écarter de son fief la main du Roi de France.
Mais il faut maintenant exécuter l’arrêt ;
Car, tu comprends, Agnès, quel affront ce serait,
Lorsque publiquement j’ai prononcé la peine,
Que mon glaive dormît sur ma sentence vaine.
AGNÈS.
Ah ! Dieu ! voilà la guerre et les chocs meurtriers
Où tombent les meilleurs, les rois tout les premiers !
Richard en est l’exemple : atteint d’un coup de flèche,
Tout Lion qu’il était, il est mort sur la brèche.
PHILIPPE.
Il est mort en Lion, ainsi qu’il a vécu.
Qu’il dorme avec honneur, couché sur son écu !
Quoique son ennemi, j’estime sa mémoire,
Et je voudrais mourir avec autant de gloire.
– Où sont les deux enfants ?
AGNÈS.
Agnès dort au berceau,
Sire, et Philippe joue en la cour du château.
PHILIPPE.
Nous irons tout à l’heure auprès d’eux ; je regarde
Les baisers qu’ils me font, comme une sauvegarde,
Et le double collier de leurs bras innocents,
Comme un charme vainqueur des glaives impuissants.
Et puis, j’invoquerai saint Denis et ma dame ;
Et que le nom d’Agnès protège l’oriflamme !
AGNÈS.
Quoi ! sire, est-ce aujourd’hui qu’on doit la déployer ?
C’est trop vrai ! vous voilà tout prêt à guerroyer.
C’était donc pour cela que ce fer de bataille
Sonnait, à vos côtés, sur la cotte de maille !
PHILIPPE.
Oui, j’ai prévu l’arrêt ; et, d’avance appelé,
Le ban de mes vassaux est déjà rassemblé,
Afin que Jean-sans-Terre, à la même minute,
Sache comment je juge et comment j’exécute.
Entends le bruit du fer dans ma cour ! Aujourd’hui,
Puisque Jean ne vient pas à moi, je vais à lui.
AGNÈS.
Aujourd’hui même !
PHILIPPE.
Ah ! ah ! Jean-sans-Terre, à ce compte,
Deviendra Jean sans terre, et de nom et de honte.
Merci, Jean l’assassin ! je ne suis pas fâché
D’avoir eu ce prétexte à prendre ton duché.
Le beau duché normand ! Il est de bonne prise.
Je vais donc assouvir ma longue convoitise !
Un si proche butin irritait mon désir ;
Mon bras se fatiguait à croire le saisir.
Mais aussi, par ma foi ! c’est menace trop forte,
Que les rois d’Angleterre aient en France une porte,
Soient ducs de Normandie, et tiennent dans leurs mains
La clef qui de Paris leur livre les chemins.
Quoi ! de la Normandie au bout de l’Aquitaine,
L’Océan ne voit rien qui ne soit leur domaine !
Quoi ! le fleuve qui passe au pied de mon palais,
Ouvre son embouchure aux vaisseaux des Anglais !
Cela ne peut durer : la Normandie anglaise
Dévorera la France, ou deviendra française.
Alors, fermés chez nous, alors nous régnerons ;
Alors nous ferons voir à nos propres barons
Qu’il n’est pas de fossé, qu’il n’est pas de muraille,
Que ne puisse franchir notre gant de bataille ;
Et qu’on a beau couper et clore le terrain,
Il n’est qu’un seul royaume, et qu’un seul suzerain.
AGNÈS.
Hélas ! pour mon esprit la matière est trop haute ;
Je comprends seulement que vous me ferez faute.
Je suis fière, il est vrai, tant vous êtes vaillant ;
Pourtant je m’en afflige, en m’en émerveillant.
J’aimerais presque mieux, en ce métier des armes,
Moins de valeur pour vous, et pour moi moins d’alarmes.
– A-t-on bien attaché les pièces du harnois ?
Au moment du combat, il se défait parfois.
Ton armure, Philippe, est-elle bien trempée ?
Ah ! toute armure laisse un passage à l’épée !
Ton écu ?
PHILIPPE, montrant un écuyer.
Le voilà.
AGNÈS.
Ton casque ?
PHILIPPE, allant prendre son casque aux mains d’un page.
Il est ici.
Il ne nous reste plus qu’à le lacer ainsi.
Je t’ai gardé ce soin, dont ta main est jalouse ;
Car pas un écuyer n’y vaudrait une épouse.
Il s’agenouille devant Agnès, qui attache le casque.
AGNÈS.
Sois prudent !
PHILIPPE, se relevant, le casque en tête.
Ne crains rien, Agnès ; au fond du cœur
Quelque chose me dit que je serai vainqueur,
Et que je porterai ma couronne agrandie
Du précieux fleuron des ducs de Normandie.
Certes, après que Richard, ce rude champion,
Richard, tête de fou, mais vrai cœur de lion,
Après que ce héros de la chevalerie
Contre ma persistance a brisé sa furie,
Et pu connaître ainsi lequel est le plus grand,
D’un chef d’État ou bien d’un chevalier errant ;
Ce n’est pas Jean qui peut rétablir la balance,
Lui qui tient aussi mal le sceptre que la lance,
Lui qui, tout à la fois, et brutal et couard,
A, sans leurs qualités, les vices de Richard.
Et puis, je reviendrai ; je dirai mes faits d’arme,
Et les dangers passés, dont la mémoire charme,
Et nous admirerons ensemble, triomphants,
Combien en quelques mois ont grandi nos enfants,
Et comment ils ont pris, aux mêmes intervalles,
L’une des yeux plus doux, l’autre des yeux plus mâles.
AGNÈS.
J’avais espéré mieux ; mais je sais, Monseigneur,
Qu’il faut être au devoir, avant d’être au bonheur.
Allez donc ; pardonnez un peu de défaillance ;
Allez, Sire, où l’honneur pousse votre vaillance !
Je prierai Dieu pour vous, qui me réjouirez
De revenir à moi, sitôt que vous pourrez.
PHILIPPE.
Merci, ma noble Agnès. La vaillance s’enflamme
Aux encouragements donnés par une dame,
Et j’irai, de bon cœur, affronter le hasard,
Ayant eu le congé de ma mie au départ.
Scène III
GUILLAUME-DES-BARRES, PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS
GUILLAUME.
Sire...
PHILIPPE.
Ah ! voici déjà notre féal Guillaume,
La fleur des chevaliers de notre bon royaume.
Tu viens me gourmander ? Un guerrier comme toi
N’entend pas que l’amour retienne ici le Roi.
– Je te suis.
GUILLAUME.
Le prévôt, Sire, est à votre porte ;
Il demande audience, et la matière importe.
PHILIPPE.
Qu’est-ce donc ?
GUILLAUME.
Monseigneur, c’est que vos écoliers
Ont levé le bâton contre des chevaliers.
PHILIPPE.
Que s’en est-il suivi ?
GUILLAUME.
Quelques-uns de leur bande
Sont conduits en prison, jusqu’à ce qu’on les pende.
Mais les gens de l’école étant de vos amis,
Au point que, grâce à vous, tout leur semble permis,
Le prévôt inquiet demande avec instance
Qu’avant votre départ vous signiez la sentence.
Il est ici.
PHILIPPE.
C’est bien, qu’il paraisse !
Guillaume fait entrer le prévôt.
Prévôt !
Que les écoliers pris soient libres au plus tôt ;
Qu’on n’en poursuive aucun de ceux-là ni des autres.
Allez ! vous répondez de leurs jours sur les vôtres.
Le prévôt sort. À Guillaume.
Qu’en penses-tu ?
GUILLAUME.
Seigneur, j’ai cru jusqu’aujourd’hui
Que vos nobles étaient votre plus ferme appui,
Et qu’à son tour le Roi préserverait d’offense
Ceux qui savent verser leur sang pour sa défense.
PHILIPPE.
Je te comprends, Guillaume, et la cause des preux
Appartient à bon droit au plus brave d’entre eux ;
Mais, sans que nous soyons ingrat pour nos fidèles,
Nos écoles aussi valent qu’on ait soin d’elles.
J’en ai besoin, vois-tu, pour ce que j’entreprends,
Nous comptons dans l’État trop d’États différents,
Et mon sceptre se brise aux justices sans nombre
Que les murs féodaux enferment dans leur ombre.
Laisse aller mon école, et lorsque autour de moi
J’aurai du droit romain ressuscité la loi,
On verra par degrés, de frontière en frontière,
S’élargir sur le sol ce cercle de lumière,
Qui, par le seul pouvoir propre à la vérité,
Dans la confusion portera l’unité,
Et grandira toujours, en sorte que tout rentre
Dans l’enceinte légale, ayant le Roi pour centre.
GUILLAUME.
Sire, les rois de France ont l’usage hautain
De compter sur l’épée, et non sur le latin.
PHILIPPE.
Tu vois, à la façon dont elle est occupée,
Que je ne laisse pas se rouiller mon épée.
Mais je ne me bats point comme un simple jouteur ;
Je suis un conquérant pour être un fondateur,
Et veille également à l’œuvre que j’élève,
La loi dans une main, et dans l’autre le glaive.
Pour le règne des lois en vain je combattrai,
Si par l’enseignement je ne l’ai préparé ;
Le progrès des esprits, qui paraît insensible,
Plus que tous les vainqueurs est pourtant invincible,
Et je travaille mieux contre mes grands vassaux
Par l’Université que par bien des assauts.
C’est peu que la science ait chez nous ses oracles ;
Je veux que tous les arts étalent leurs miracles,
Afin que cette pompe, inconnue avant moi,
Entre les autres cours marque la cour du Roi ;
Et que les yeux frappés, à ce brillant cortège
Du pouvoir souverain reconnaissent le siège,
Ce sera : Je le veux. J’ai toujours réussi.
Charlemagne l’a fait ; je le puis faire aussi.
Allons, embellis-toi, Paris, ma capitale !
Élevez-vous, palais du Louvre, et cathédrale !
Collèges, trésoriers du savoir et des arts,
Hôpitaux, aqueducs, halles, pavés, remparts,
Faites-nous un Paris, rival d’Aix-la-Chapelle,
Et digne d’être un centre à la France nouvelle !
– Fais sonner le départ.
GUILLAUME, désignant les chevaliers qui sont dans la cour.
Sire, ils disaient entre eux
Qu’un regard de la Reine est un présage heureux ;
Ils voudraient voir la Reine.
PHILIPPE.
Ah ! la magicienne
Qui me prend mon armée, et la rend toute sienne !
De tous mes chevaliers je crois qu’il n’en est point
Qui, sur un mot d’Agnès, ne mît la lance au poing,
Et, laissant là Philippe et sa guerre importune,
Où l’enverrait Agnès n’allât tenter fortune.
Certes, Madame Hélène, elle dont les beaux yeux
Étaient doués pourtant d’un pouvoir merveilleux,
Puisque les chevaliers de Troie et de la Grèce,
Pour être bien vus d’elle, ont fait mainte prouesse,
Hélène eut moins d’empire. Aussi bien, savez-vous,
Madame, que j’ai lieu d’en être un peu jaloux !
Quand nous sommes ensemble, à peine on vous a vue,
D’un murmure flatteur c’est vous que l’on salue ;
Votre chiffre est partout ; il n’est dans les tournois
Pas de prix envié, s’il ne vient de vos doigts ;
Enfin, dans mes États tel est votre ravage,
Que par vous mes vassaux sont mis en esclavage.
Mais de quoi me plaindrais-je, alors que le premier,
Moi-même, je subis ce charme coutumier ?
Paraisse donc Agnès, puisque mon entreprise
Attend que d’un regard Agnès la favorise !
AGNÈS.
Soyez bénis de Dieu, peuples hospitaliers,
Noble France, pays des courtois chevaliers !
Que leur amour est doux à ma reconnaissance !
Que ne suis-je une fée, ayant toute puissance !
Je voudrais, favorable à leurs moindres souhaits,
Payer leur courtoisie à force de bienfaits.
PHILIPPE.
Allons, Madame !
Philippe donne la main à Agnès et la conduit vers les portes du palais, qui sont ouvertes par les pages. On aperçoit la cour, pleine de chevaliers, qui saluent le Roi et la Reine. Un moine traverse les rangs, et arrive sur la scène, suivi de quelques barons.
Scène IV
LE MOINE, PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS, GUILLAUME-DES-BARRES, BARONS
PHILIPPE.
Eh bien, quel sujet vous amène,
Sire moine ?
LE MOINE.
Je viens au sujet de la Reine.
PHILIPPE.
Alors expliquez-vous, Moine ; car la voici.
LE MOINE.
Je ne vois pas la Reine : elle n’est pas ici.
PHILIPPE.
Comment !
LE MOINE.
Souvenez-vous, ô roi Philippe-Auguste,
De celle qui languit dans un exil injuste.
La Reine, votre épouse, à qui Dieu vous a joint,
C’est madame Ingelberge ; ailleurs il n’en est point.
PHILIPPE.
Ah ! tu viens de sa part ! Eh quoi ? Que me veut-elle ?
Tout est dit. Je suis las de sa plainte éternelle.
Qu’elle parte ! qu’elle aille, en ses glaciers du nord,
Retrouver, loin de moi, l’hiver dont elle sort !
Qu’elle parte ! et je mets, sur la nef qui l’emmène,
Une dot qui vaut plus que le plus beau domaine.
Mais qu’elle parte ! Va ! son nom m’est odieux.
AGNÈS.
Ô Philippe, sois-lui miséricordieux !
Laisse les mots amers pour la pitié meilleure.
Après t’avoir perdu, je comprends qu’elle pleure ;
Elle est bien malheureuse. Il faut, par la douceur,
Tempérer des refus qui lui percent le cœur.
Philippe fait signe au moine de sortir.
LE MOINE.
Seigneur, vous ignorez mon sacré caractère.
Vous voyez devant vous un légat du Saint-Père.
PHILIPPE.
Un légat du Saint-Père !
AGNÈS.
Un légat !
LES BARONS.
Un légat !
LE MOINE, s’avançant vers Philippe.
Roi, vous avez péché par un double attentat.
Il vous a plu d’abord de choisir Ingelberge ;
Vous avez à l’autel conduit la jeune vierge ;
Vous avez, devant Dieu, fait serment, à genoux,
De la prendre pour femme et garder avec vous :
Et cependant, trois mois s’étaient passés à peine,
Vous ne la traitiez plus en épouse ni reine ;
Et de brusques dégoûts, injustement conçus,
Effaçaient vos serments, que le ciel a reçus.
Vous avez, alléguant un prétexte sans force,
Au secours du parjure appelé le divorce ;
Et, chose déplorable à dire ! il s’est trouvé
Des prélats complaisants qui vous ont approuvé !
Sire, ce que Dieu joint ne doit plus se dissoudre.
Le divorce est impie, et rien ne peut l’absoudre.
Vous fûtes criminel, quand vous avez banni
Celle à qui pour jamais vous vous étiez uni ;
Et votre hymen nouveau, Sire, est un nouveau crime
Qui, par la fausse épouse, exclut la légitime.
En vain vous vous couvrez d’un arrêt du clergé ;
L’arrêt n’existe pas. Rome n’a pas jugé.
PHILIPPE.
Rome n’a pas jugé ! Pourquoi donc son silence
A-t-il pendant cinq ans accepté la sentence ?
Pourquoi n’a-t-on rien dit, quand j’allais m’engager ?
Qu’est-ce qu’on attendait alors pour me juger ?
Quel est ce jeu ! d’où vient cette atroce folie
D’attaquer maintenant l’union accomplie !
LE MOINE.
Sire, c’était du temps du pape Célestin :
Vénérable vieillard, mais pontife incertain,
D’une main, où tremblait sa foudre moribonde,
Il n’osait affronter un des puissants du monde.
Ce pontife n’est plus ; et, depuis quelques mois,
Le saint-siège appartient au pape Innocent-Trois.
Or, le pape nouveau, gardien du mariage,
Ne supportera pas que personne l’outrage,
Et ne s’occupera d’amis ni d’ennemis,
Pour défendre les droits qui lui furent commis.
Il ne sait pas non plus laquelle, au fond de l’âme,
D’Ingelberge ou d’Agnès, est la plus digne femme ;
Mais il n’est pas besoin d’un plus ample examen ;
Ingelberge, à ses yeux, représente l’hymen.
Devant cet intérêt, tout sentiment s’efface.
L’épouse est toujours plus que celle qui la chasse,
Et grâces, ni beauté, ni vertus même, rien
Ne peut donner un droit, qui soit égal au sien.
À Agnès.
Madame, cette place est la place d’une autre :
N’usurpez plus, Madame, un rang qui n’est pas vôtre.
À Philippe.
Sire, renvoyez-la ; le temps est arrivé.
Brisez le cœur, pourvu que l’hymen soit sauvé.
C’est un sublime effort que le Saint-Père exige ;
Mais vous devez savoir que la couronne oblige ;
Et le pape voudrait vous en laisser l’honneur,
Plutôt que de sévir, s’il le fallait, Seigneur.
PHILIPPE.
Par le ciel ! c’en est trop ! qu’il sévisse, s’il l’ose !
Je ne le crains, ni lui, ni ce qu’il se propose.
Me séparer d’Agnès, ô moine insensé ! Tiens :
Va conseiller aux Turcs de se faire chrétiens ;
Porte à Malek-Adhel la crosse d’archevêque ;
Va proposer au pape un voyage à la Mecque ;
Tu parviendras plutôt à les persuader,
Qu’à cet acte inouï qu’on m’ose demander !
À Agnès.
Ne baissez pas la tête, et n’ayez peur, Madame.
Je suis le roi Philippe, et vous êtes ma femme.
Restez dans ce palais ; car vous êtes chez vous,
Sous la protection de votre noble époux.
– Je n’en crois pas mes yeux ! Voici le Roi : nous sommes.
Dans notre capitale, au milieu de nos hommes ;
Notre armée est ici ; le bruit de nos clairons
Fera luire au soleil des milliers d’éperons ;
Voici ce moine : eh bien ! l’effronterie est grande !
C’est au Roi couronné le moine qui commande !
LE MOINE.
Sire, je suis un moine, et vous êtes un roi ;
Mais, quand je parle au nom de la divine loi,
Je suis l’élu de Dieu ; vous, vous n’êtes qu’un homme.
PHILIPPE.
Je te reconnais bien, ô doctrine de Rome !
C’est bien là cet orgueil colossal, ces façons
De régenter les rois, comme petits garçons !
À mes propres aïeux Rome doit sa puissance ;
Que n’ont-ils étouffé le monstre à sa naissance !
Charlemagne aujourd’hui demanderait pardon
D’avoir au genre humain fait un semblable don.
Après lui, tous nos rois ont mérité qu’on dise
Qu’ils étaient les aînés des enfants de l’Église ;
Moi-même, pour la croix, j’ai quitté mes États,
Épuisé mes trésors, et mes meilleurs soldats,
Allumé dans mes os les ardeurs de la peste,
Et voilà cependant, voilà ce qui m’en reste !
LE MOINE.
Le Saint-Père n’est point ingrat ; il reconnaît
Tout ce que vos aïeux et vous-même avez fait ;
Mais, quand il rend justice, afin qu’elle soit bonne,
Il regarde la cause et non pas la personne.
Écoutez : moi, légat, je vous parle en son lieu :
Le pape, serviteur des serviteurs de Dieu,
Seigneur Roi des Français, annule ton divorce,
Comme injuste, sans cause, arraché par la force ;
Et par suite, il t’enjoint de rappeler céans,
Et de traiter avec les égards bienséants,
En femme légitime, et royale personne,
Ingelberge.
PHILIPPE.
Ah ! vraiment !
LE MOINE.
Et de plus il t’ordonne
De bannir de chez toi ta concubine Agnès.
AGNÈS.
Sa concubine !
PHILIPPE.
Et si, moi, je m’en abstenais ?
LE MOINE.
Lorsque s’accomplira la deuxième semaine,
Je mettrai l’interdit sur ton royal domaine.
Connais-tu l’interdit ? Sais-tu quels résultats
Arrêteront la vie au cœur de tes États ?
Les évêques, sur toi que ce malheur retombe !
Fermeront aux vivants l’église, aux morts la tombe ;
Plus d’office divin : plus d’absolution ;
Plus rien, sauf le baptême et l’extrême-onction ;
Le travail chômera ; le père de famille
Ne pourra fiancer ni marier sa fille ;
Les enfants garderont chez eux leurs pères morts
Dont le terrain sacré rejettera le corps ;
Tous enfin, tes sujets, ta complice, et toi-même,
Serez enveloppés dans un vaste anathème ;
Et quant aux fils d’Agnès, ils seront déclarés
Bâtards, dans l’adultère et la honte engendrés ;
À défaut d’autres fils, que s’éteigne ta race !
Toi mort, un étranger occupera ta place !
AGNÈS.
Je me meurs !
PHILIPPE, soutenant Agnès.
Mon Agnès !...
Au moine.
Ah ! misérable ! – À moi,
Barons et chevaliers ! on attaque le Roi.
À Guillaume.
Arrête-le, Guillaume, et garde qu’il n’échappe !
GUILLAUME.
Oh ! Sire ! il est sacré ; c’est un légat du pape.
LE MOINE, allant vers les portes.
Vous tous, ici présents, barons et chevaliers,
Allez, dispersez-vous, rentrez dans vos foyers !
Le pape vous défend de suivre votre sire.
Se retournant vers le Roi.
Vous, Roi, rappelez-vous ce que je viens de dire.
ACTE II
Même décoration.
Scène première
GUILLAUME-DES-BARRES, ROBERT D’ALENÇON
Les portes du palais sont ouvertes. Guillaume est assis sur le devant de la scène. Robert arrive du fond de la cour, et regarde de tous côtés avec étonnement.
ROBERT.
C’est étrange !
Apercevant Guillaume.
Ah ! – Seigneur chevalier, dites-moi
Si ce palais désert est bien celui du Roi ?
GUILLAUME.
Oui, comte Robert.
ROBERT.
Quoi ! j’arrive à la bonne heure,
Et ne pouvais choisir de rencontre meilleure,
Sire Guillaume ! J’aime à retrouver céans
Mon compagnon de guerre aux pays mécréants.
GUILLAUME, lui serrant la main.
Comte...
ROBERT.
Vous souvient-il qu’en terre de Syrie
Nous avons mis à fin mainte chevalerie ?
Les tours de Saint-Jean-d’Acre ont connu nos cimiers ;
À l’assaut des remparts nous montions les premiers ;
Et quoique, depuis lors, nous ayons fait la guerre,
Vous pour Philippe, et moi pour Richard d’Angleterre,
Je n’ai point oublié, quel que fût mon parti,
Qu’au métier des combats je suis votre apprenti.
GUILLAUME.
Soyez le bienvenu, comte Robert, en France.
Je me souviens aussi de votre bonne lance ;
Souvent j’eus à rougir qu’un de nos jouvenceaux
Devant moi, vieux guerrier, parût dans les assauts.
Comte, vous visitez un lugubre royaume.
ROBERT.
Qu’est-il donc arrivé chez vous, sire Guillaume ?
Je viens de Normandie, et j’apporte, je croi,
Des offres qui plairont à monseigneur le Roi ;
Mais tout ce que j’ai vu m’est d’un sombre présage :
Un silence effrayant régnait sur mon passage ;
Ceux que j’ai rencontrés marchaient, le front baissé ;
Nul ne se retournait, quand il avait passé ;
Vainement je cherchais, aux balcons des ruelles,
Le sourire agaçant des jeunes demoiselles ;
La fenêtre immobile et les rideaux fermés
D’aucun regard furtif ne se sont animés ;
Et comme si j’entrais dans une cité morte,
Je trouvais un cercueil placé sous chaque porte.
Ici même, on dirait d’un palais endormi
Qu’une fée a touché de son doigt ennemi :
Aucun gardien ne veille à la barrière ouverte ;
J’ai, sans introducteur, franchi la cour déserte,
Et n’ai rien entendu que mon pas inquiet,
Le long du corridor solitaire et muet.
GUILLAUME.
Vous avez vu l’effet de la foudre romaine,
Qui tue un peuple entier pour atteindre la Reine.
ROBERT.
Quoi donc ?
GUILLAUME.
L’ignorez-vous ? ne vous a-t-on pas dit
Que le pays de France est mis en interdit ?
ROBERT.
Non. J’étais assiégé chez moi par Jean-sans-Terre,
Et les bruits du dehors ne me parvenaient guère.
La France en interdit !
GUILLAUME.
Depuis le mois passé.
Comte, j’étais présent, quand l’arrêt fut lancé.
Ce que je vis alors est si terrible chose,
Que moi, qui n’ai pas l’air de m’effrayer sans cause,
Chaque fois que j’y songe, il me prend des frissons.
ROBERT.
Certes, c’est dire assez, car nous vous connaissons.
GUILLAUME.
Figurez-vous, la nuit, dans notre cathédrale,
Tout le clergé, tenant la torche sépulcrale.
Les cloches, prolongeant de tristes tintements,
Sonnaient le glas des morts, comme aux enterrements,
Tandis qu’on entendait monter dans les ténèbres
Les psaumes pénitents et les hymnes funèbres.
La croix gisait par terre ; au fond des souterrains
On avait enfoui les reliques des saints ;
Un crêpe noir couvrait la face de la Vierge,
Et l’autel dépouillé ne portait pas un cierge.
Au milieu du clergé nous apparut alors,
Vêtu de violet, ainsi qu’au jour des morts,
Le légat, qui, devant la multitude blême,
D’une lugubre voix, proclama l’anathème ;
Puis, brandissant en l’air le sacré parchemin,
Il jeta le flambeau qu’il tenait à la main,
Et soudain chaque prêtre, imitant cet exemple,
Laissa tomber le sien sur les carreaux du temple.
Tout s’éteignit. Ce fut une morne stupeur,
Que rompirent bientôt des bruits qui faisaient peur.
La nuit noire, la foule invisible et mouvante,
Les femmes, qui poussaient de longs cris d’épouvante,
Les hommes, meurtrissant leurs fronts sur les pavés,
Transformaient le lieu saint en lieu de réprouvés.
Je doute que l’horreur eût été plus profonde
Si l’ange eût tout à coup sonné la fin du monde !
Et parmi les sanglots et les gémissements,
Des cris accusateurs s’élevaient par moments ;
Sur la cause du mal ils appelaient la peine ;
Ils épargnaient le Roi, mais maudissaient la Reine.
ROBERT.
Oh ! oui, c’était affreux ! moi-même j’en frémis.
Mais quel crime la Reine a-t-elle donc commis ?
GUILLAUME.
Elle ! madame Agnès ! avoir commis un crime !
Vous ne connaissez pas cette douce victime.
ROBERT.
Eh bien ?
GUILLAUME.
Son mariage est nul, à ce qu’on dit.
Ils veulent que le Roi la chasse de son lit.
ROBERT.
Guillaume, en vérité, ceci me semble infâme.
Maltraiter la faiblesse ! outrager une dame !
Fi ! n’avez-vous donc point ici de chevalier
Qui s’offre à la défendre en combat singulier ?
GUILLAUME.
Pas un ne s’offrirait.
ROBERT.
Alors je suis cet homme !
GUILLAUME.
Il n’est pas de champ clos contre un arrêt de Rome ;
Et vous pouvez penser, s’il s’agissait du fer,
Que dès le premier jour je me serais offert.
ROBERT.
Elle est donc perdue ?
GUILLAUME.
Oui.
ROBERT.
Point d’espérance ?
GUILLAUME.
Aucune.
ROBERT.
Je reste confondu devant cette infortune.
Et moi qui viens ici, confiant et joyeux ;
Qui promettais si bien cette fête à mes yeux
De contempler vos traits, ô glorieuse Reine,
Dont on vante partout la grâce souveraine,
Ô vous, que les Trouveurs ne nomment dans nos cours
Que fleur de la beauté, que reine des amours !...
GUILLAUME.
Qui l’a vue autrefois, la verrait bien changée :
Sa beauté par les pleurs est déjà ravagée ;
Elle est là, toute seule, au fond de ce palais,
N’ayant, pour la servir, ni dames, ni varlets ;
On l’évite avec soin, comme un être funeste,
Comme si dans son souffle on respirait la peste.
ROBERT.
Mais ceux qu’elle a guéris, Guillaume, car je sais
Qu’elle a sauvé la vie à maint et maint blessés,
Et ceux qu’elle a nourris de son pain, faut-il croire
Que de leur bienfaitrice ils aient perdu mémoire ?
GUILLAUME.
Ils n’ont pas seulement oublié ses bienfaits,
Comte ; ils tournent encor ses vertus en forfaits.
Par ses soins dévoués les blessures guéries
Ne l’ont été, dit-on, que par sorcelleries ;
Et, quant à sa largesse envers les indigents,
Elle achetait ainsi l’âme des pauvres gens.
Voilà quels sont les bruits qui courent par la ville.
ROBERT.
Ô peuple ingrat et lâche ! ô multitude vile !
Que fait le Roi ?
GUILLAUME.
Le Roi défend madame Agnès.
ROBERT.
Bien ! Sire.
GUILLAUME.
Et les excès répondent aux excès.
Il chasse les prélats, leurs clercs et leurs chanoines ;
Il fait par des routiers piller leurs patrimoines ;
Car, tous ses serviteurs l’ayant abandonné,
De routiers mécréants il s’est environné.
C’est lui !
PHILIPPE, parlant du dehors à l’abbé de Saint-Denis.
N’excitez pas encore ma colère,
Sire abbé ! le bercail ne vous importe guère.
Pourvu que vous mangiez vos rentes en repos,
Et buviez largement le vin de votre clos,
Vous ne prenez pas garde à mon peuple en souffrance.
Par saint Charles-le-Grand, et tous les saints de France !
Je ferai déguerpir, tenez-vous-le pour dit,
Quiconque des prélats gardera l’interdit ;
Je saisirai les biens de ces pasteurs indignes ;
Je raserai leurs clos, et couperai leurs vignes.
Allez !
Scène II
PHILIPPE-AUGUSTE, GUILLAUME-DES-BARRES, ROBERT D’ALENÇON
GUILLAUME.
Voici Robert, le comte d’Alençon.
PHILIPPE.
Comte, je vous sais gré d’honorer ma maison.
C’est généreux à vous. Par le temps où nous sommes,
Nous ne recevons pas souvent des gentilshommes.
ROBERT.
Dieu vous garde, Seigneur ! Sachez que mon dessein
N’est pas de relever du roi Jean l’assassin ;
Que je vous offre, à vous, comme au seigneur que j’aime,
Ma ville d’Alençon, mes hommes, et moi-même ;
Qu’il est d’autres barons qui pensent comme moi ;
Et que si voulez nous aider, seigneur Roi,
Vous pouvez, au moyen d’une marche hardie,
Conquérir d’un seul coup toute la Normandie.
PHILIPPE.
La Normandie à moi !... Guillaume ! tu l’entends !
Nous aurions eu l’appui des barons mécontents !
ROBERT.
Eh bien, seigneur ?
PHILIPPE.
Eh bien ! Dieu confonde le pape !
Au moment d’être à moi, voilà qu’elle m’échappe !
Ah ! ce que vous m’offrez trop tard, sire Robert,
Je n’ai pas attendu que vous l’eussiez offert,
Et le mois précédent m’a vu prêt à conduire
Le ban de mes vassaux contre Jean, votre sire ;
Mais, lorsque nous partions, un moine est survenu,
Un moine, un homme en froc, tête rase et pied nu ;
Il a dit quelques mots ; et, devant ses paroles,
Glaives retentissants, flottantes banderoles,
Casques et boucliers, dont l’œil est ébloui,
Chevaliers, gens de pied, tout s’est évanoui.
Un moine suffisait pour faire autant de lâches
De tous ces chevaliers portant heaume et panaches.
GUILLAUME.
Sire !
PHILIPPE.
Va, nous savons que tu n’es pas comme eux.
Être le plus loyal, sied bien au plus fameux.
Regardez-le, Robert : celui qui le regarde
Voit en lui mon armée, et ma cour, et ma garde.
Je n’ai que lui... Que faire ? À ce point indigent
Que je ne puis lever deux hommes contre Jean !
D’ailleurs il ne convient, en ce moment de crise,
Ni de livrer mon trône aux complots de l’Église,
Ni de livrer Agnès à tant d’inimitié ;
On me l’égorgerait sans merci ni pitié.
Accommodons au sort notre âme un peu moins haute !
Adieu grandeur ! – Ma cour est bien triste, mon hôte ;
Pourtant, Guillaume et moi, de tout notre pouvoir,
Nous nous ferons joyeux pour vous mieux recevoir.
Vous êtes un vaillant, je le sais, sire comte.
Vos faits d’armes nombreux sont de ceux qu’on raconte ;
J’en fus témoin, moi-même, aux rives du Jourdain.
Nous nous rappellerons le sultan Saladin.
Puis, je vous montrerai cette Agnès qu’on outrage ;
D’un sourire pour vous elle aura le courage ;
Vous direz s’il se peut qu’on manque assez de cœur
Pour n’en pas adorer l’angélique douceur !
ROBERT.
Sire, à ce bon accueil je renonce avec peine ;
Mais je vais contre Jean défendre mon domaine.
Adieu, noble seigneur, qui faites éclater
Un grand cœur que le sort ne peut pas surmonter !
Je me sens entraîné, d’amitié peu commune,
À suivre votre bonne ou mauvaise fortune ;
Et, mes ordres donnés, je reviendrai, seigneur,
Pour être, avec Guillaume, à son poste d’honneur.
Il sort.
Scène III
PHILIPPE, GUILLAUME
PHILIPPE.
Va dormir maintenant, roi qui ne peux rien faire !
Attends, roi fainéant, qu’on te désigne un maire !
Oh ! lorsqu’il faut agir, perdre mon temps, oisif !
Dévorer ma pensée ! autant m’enterrer vif !
J’ai cependant en moi la fierté de me dire
Que mon idée est vaste, et que j’y peux suffire ;
Je ne m’étonne pas d’un royaume à fonder ;
Je sais longtemps attendre, et vite décider ;
Et je viens me briser ainsi, moi, contre un homme
Qui n’a pas dix soldats dans sa ville de Rome,
Et qui, calme et superbe, assis dans son fauteuil,
M’impose, d’un seul mot, son immobile orgueil !
Vainement je frémis de cette servitude ;
Autour de ma colère il fait la solitude,
Et ma fureur s’accroît encore, de manquer
D’un ennemi présent, que je puisse attaquer.
Au moins si je tombais sur le champ de bataille,
Contre un chef militaire, un guerrier à ma taille !
Non ! je suis châtié, tel qu’un enfant boudeur,
Par l’ignoble cordon d’un moine ambassadeur !
Ah ! si l’on m’en croyait, quelle belle ambassade
J’enverrais, à mon tour, au pape en sa bourgade !
Bienheureux Henri-Deux ! par un prêtre outragé,
Par quatre chevaliers tu t’en es vu vengé ;
Et moi, qui suis atteint d’une plus grave offense,
Je n’ai pas un ami qui prenne ma défense !
GUILLAUME.
Je m’offrirais pour vous, Sire, au fer suspendu,
Et ferais mon devoir, car mon sang vous est dû ;
Et parce qu’à cette heure un blâme vous menace,
Quand je m’exposerais, Sire, à votre disgrâce,
Je parlerai, croyant que c’est devoir pareil
De vous donner ma vie, et donner mon conseil.
– De vos propres débats avec la cour de Rome
L’État, qui n’en peut mais, est la victime en somme.
Les coups que l’on vous porte, et ceux que vous portez,
Tombent sur vos sujets, frappés des deux côtés ;
Le pape les châtie, afin de vous atteindre,
Et vous les châtiez, quand ils osent se plaindre ;
Vous augmentez l’impôt ; vous tiercez les bourgeois,
Et jusqu’aux chevaliers, exempts de pareils droits.
Entre le pape et vous, pressée et pourchassée,
Allant de l’un à l’autre, et partout relancée,
La nation succombe, et ne peut même pas
Vers le ciel, qu’on lui ferme, étendre au moins les bras.
Prenez-y garde, Sire ! Il ne se peut qu’on tienne
En si long interdit la France très chrétienne.
La France veut son culte, et, s’il n’est rétabli,
Le trône répondra de l’autel aboli.
Songez que vos barons ne vous doivent l’hommage
Qu’autant que leur salut n’en souffre aucun dommage ;
Et que s’ils sont placés entre vous et leur foi,
Ils sont à leur Dieu, Sire, avant d’être à leur roi.
Sire, ayant entrepris une lutte impossible,
Il est beau de céder plus que d’être inflexible.
Enfin, quand vous avez à choisir, Monseigneur,
Ou du bonheur public ou de votre bonheur,
S’il faut sacrifier un intérêt à l’autre,
Ce n’est pas l’intérêt du peuple, c’est le vôtre.
PHILIPPE.
Qu’est-ce à dire ?
GUILLAUME.
Je dois mon avis, le voilà :
Quittez madame Agnès, Monseigneur, quittez-la.
PHILIPPE.
Par tous les saints !... Allez ! c’est une ignominie !
Allez-vous-en !
GUILLAUME.
Seigneur...
PHILIPPE.
Allez ! je vous renie.
GUILLAUME.
Je m’en vais, Monseigneur, puisque je suis chassé ;
Mais mon bras est à vous comme par le passé.
Je reviendrai le même, à votre premier signe.
Il peut vous arriver d’en trouver un plus digne ;
Mais vous ne trouverez, j’en suis sûr, nulle part,
Un plus fidèle ami que cet ami qui part.
Adieu donc, Monseigneur.
PHILIPPE.
Voici ma main : demeure.
J’ai trop peu d’amitiés, pour perdre la meilleure.
Peut-être d’autres temps m’auraient laissé plus fier ;
Mais le malheur est bon, qui rend l’ami plus cher.
GUILLAUME.
Ah ! Sire !
PHILIPPE.
Je suis donc un prince bien infâme,
Qu’un dernier compagnon me jette aussi son blâme ?
GUILLAUME.
Cher Sire !
PHILIPPE.
Mais du moins écoute-moi : Je veux,
Pour me justifier, que nous causions nous deux.
Et d’abord j’aime Agnès. Force ni raison même
Ne pourraient me contraindre à quitter ce que j’aime.
Mais si je la défends par amour, je le dois,
Et comme chevalier, Guillaume, et comme roi.
Ce n’est pas devant toi, la loyauté vivante,
Que la chevalerie a besoin qu’on la vante ;
Tu connais les vertus, pour les avoir au cœur,
Que verse en un pays cette source d’honneur ;
C’est le sacré baptême, où l’on trempe la lance
Sur laquelle on inscrit Courtoisie et Vaillance ;
Nous sommes tous nés d’elle ; et nos plus hauts barons,
S’ils n’étaient chevaliers, ne seraient que larrons.
Il faut, n’est-il pas vrai, que celui qui commande
Garde à la nation les mœurs qui la font grande,
Et que, par sa conduite, il tâche d’enseigner
Le culte des vertus qu’il doit faire régner.
Et cependant, tu veux que moi, que l’on contemple,
Moi, chef des chevaliers, qui leur donne l’exemple,
Dégradant mon écharpe, et manquant à mon vœu,
À ce vœu que l’on fait aux dames comme à Dieu,
Je sacrifie Agnès, dame de ma pensée,
Et lui fasse défaut quand elle est menacée !
Mais – tu fus mon parrain ; tu n’as pu l’oublier : –
Toi-même, tu m’as dit, en m’armant chevalier :
« Sois preux, hardi, loyal ; sers ton Dieu ; sers ta dame ;
« Prête au faible opprimé l’appui qu’il te réclame. »
Oui, quand j’ai pris le heaume en tête, j’ai juré
De défendre ma dame, et je la défendrai ;
Et quand j’aurai failli, j’aurai d’abord, Guillaume,
Voilé mon écusson, et déposé mon heaume.
GUILLAUME.
Sire, en blâmant Richard, vous disiez maintes fois
Que les bons chevaliers ne font pas les bons rois.
PHILIPPE.
Maintenant le roi parle : Il n’importe à ma cause
Que j’aie ou non commis le péché qu’on suppose.
J’ai péché, je le veux : entre l’Église et moi
C’est un débat privé, qui n’atteint pas le roi.
Qu’on juge le chrétien, et qu’on l’excommunie ;
La peine se mesure à la faute punie.
Mais sur tous mes sujets étendre l’interdit !
Tourner leur désespoir contre mon nom maudit !
Par ce sombre calcul d’une vengeance oblique
Me contraindre à fléchir sous la haine publique !
C’est attenter au roi ; c’est l’usurpation ;
C’est un immense appel à l’insurrection.
Voilà l’enseignement dont le pape est l’apôtre ;
Si ce n’est là son but, qu’on me dise quel autre !
N’a-t-il rien prétendu que punir un méfait ?
Moi seul, j’avais failli. Mon peuple, qu’a-t-il fait ?
Pourquoi le châtier ? Depuis quand la justice
Veut-elle que ce soit l’innocent qui pâtisse ?
Mais non : sa politique a compté froidement
Combien il faut de pleurs pour un soulèvement.
Si je cède une fois, le mal est sans remède ;
En toute occasion, il faudra que je cède ;
Par un premier succès le saint-père alléché,
Dans tout ce qu’on fera saura voir un péché,
Et de l’appel au peuple, une fois efficace,
Agitant devant moi l’éternelle menace,
Sur la rébellion dressant son attentat,
Décidera bientôt des affaires d’État.
Et comme, chez lui-même, il est si petit prince
Qu’il ne peut repousser l’assaillant le plus mince,
Comme il est obligé de prendre son appui
Ou chez l’un ou chez l’autre, et toujours hors de lui,
Selon qu’il entrera dans telle ou telle ligue,
Il nous infligerait sa misérable intrigue,
Et nous serions tantôt Anglais, tantôt Germains,
Pour le plus grand profit des pontifes romains.
Restons Français. Je dois, de même fierté d’âme,
Roi, garder mon royaume, et chevalier, ma dame.
Oh ! je n’ai pas été si jaloux de mes droits,
Pour en offrir l’hommage au pape Innocent-Trois ;
Et je n’ai pas paru de mes fleurons avare,
Pour que sur ma couronne on mette une tiare !
S’il fallait la briser, ou subir cet affront,
Je me l’arracherais, moi-même, de mon front ;
Et je serais plus roi, tombant ainsi du trône,
Que trônant pour le pape, et roi par son aumône.
Me comprends-tu ?
GUILLAUME.
Seigneur, j’ai donné mes avis ;
J’ai rempli mon devoir. Qu’ils soient ou non suivis,
Comptez, quand le moment viendra que je vous serve,
Que je vous servirai, sans retard ni réserve ;
Car c’est, comme j’ai dit, la vertu du vassal,
D’être franc de parole, et d’action loyal.
PHILIPPE.
Allons, il me suffit. On trouve d’habitude
Le noble dévouement sous la franchise rude.
La Reine ?
GUILLAUME.
Elle est ici, seigneur, et vous attend.
PHILIPPE.
C’est bien. Je vais d’abord vers mon fils que j’entend.
Je sens que j’ai besoin d’une heure plus sereine
Pour feindre la gaîté qui doit tromper la Reine.
Pas un mot de ceci, Guillaume, s’il te plaît.
Il sort.
Scène IV
GUILLAUME-DES-BARRES, AGNÈS
AGNÈS.
Vous avez vu le Roi ? c’est à vous qu’il parlait ?
GUILLAUME.
Oui, Reine.
AGNÈS.
Par pitié pour une pauvre femme,
Guillaume, dites-moi ce qu’il disait ?
GUILLAUME.
Madame...
AGNÈS.
Ah ! j’ai tort, il est vrai, de m’approcher ainsi,
Et je vous fais horreur, Guillaume, à vous aussi.
Mon Dieu !
GUILLAUME.
C’est m’outrager par une injuste crainte,
Reine ; à mes yeux, jamais vous ne fûtes plus sainte.
AGNÈS.
Eh quoi ! vous me plaignez ! pardonnez mes soupçons ;
Le malheur m’habitue à de rudes leçons.
Mais pourtant, s’il est vrai que mon sort vous émeuve,
Mon bon Guillaume, il faut m’en donner une preuve :
Il faut me répéter ce que disait le Roi.
– Guillaume, n’est-ce pas qu’il a parlé de moi ?
Veut-il me garder ?
GUILLAUME.
Oui, certes ; quoi qu’il arrive.
AGNÈS.
Il l’a dit ?
GUILLAUME.
Oui, Madame, et de façon très vive.
AGNÈS.
Ô noble, noble cœur ! oh ! c’est digne de lui !
Que disait-il encore ? – Il a bien de l’ennui,
Guillaume, est-il pas vrai ? car je sais que vous êtes
L’intime confident de ses peines secrètes.
GUILLAUME.
Madame, mieux que moi, vous en pouvez juger.
AGNÈS.
Il ne m’en parle pas, de peur de m’affliger.
Il n’est que trop facile, hélas ! de les comprendre ;
Mais de sa bouche encor voudrais-je les entendre.
Dites ?
Guillaume se tait.
Répondez-moi, sans ménager les coups ;
J’arrive préparée, et j’attends. Croyez-vous
Que je ne plonge pas dans sa douleur captive ;
Qu’il en échappe un signe à l’amante attentive ;
Et que le fond du cœur, dans les yeux regardé,
Ne trahit pas le mot que la bouche a gardé !
Il pense m’abuser par une gaîté feinte ;
Mais je vois l’amertume à travers la contrainte.
Après un long silence, il parle brusquement,
Comme pour se sauver de son abattement.
Pauvre Philippe ! ainsi, je suis son mauvais ange,
Moi, qui lui voudrais tant un bonheur sans mélange !
Aux endroits où je suis, il porte ce chagrin,
Que l’honneur l’appelait sur un autre terrain !
Chaque heure qu’il me donne est prise à sa mémoire !
Je l’attache à sa honte, et lui vole sa gloire !
– Enfin, vous voyez bien que vous pouvez parler ;
Et puisque je le sais, à quoi bon le celer ?
Voilà ce qu’il se dit ! l’a-t-il dit ?
GUILLAUME.
Non, Madame ;
Ce n’était pas sur vous qu’il en jetait le blâme.
AGNÈS.
Mais il s’en plaignait donc ! Guillaume, il s’en plaignait !
Il n’est donc pas tranquille autant qu’il le feignait !
Ce calme dédaigneux, cet air de moquerie,
N’étaient donc qu’un apprêt et qu’une tromperie !
Et d’un rôle gênant, qu’il jouait par pitié,
Il courait s’affranchir au sein de l’amitié !
Un autre avait sa pleine et libre confidence,
Quand il ne me parlait, à moi, qu’avec prudence !
Ô folle que j’étais, de croire à ses propos,
D’espérer que Philippe acceptât le repos,
Et que lui, si bouillant, si prompt contre l’outrage,
De tant de patience il fit l’apprentissage !
C’était bien impossible. Ah ! je lui coûte cher.
– Donc, il vient de se plaindre ? et d’un ton bien amer ?
Guillaume se tait.
J’entends votre silence. – Et la mesure prise,
Qui doit dans quelque temps terminer cette crise,
Ce grand coup qu’il prépare avec sécurité,
Autre jouet offert à ma crédulité ?
– C’est peut-être encore pis que je ne l’imagine ?
Le Roi court des dangers ? il touche à sa ruine ?
Vous ne répondez pas ! Ah ! c’est donc vrai ! Mais quoi !
Quel moyen ? quel salut ? Voyons : conseillez-moi :
Parlez : mais parlez donc !
GUILLAUME.
N’insistez pas, de grâce.
J’affronterais plutôt vingt lances sans cuirasse,
Madame ; autant que vous, j’aurais le cœur navré.
Épargnez-nous tous deux. Faites à votre gré.
AGNÈS.
Répondez ! répondez ! je veux l’avis de l’homme
Que, pour sa loyauté, tout le pays renomme.
La Reine vous en prie, et l’ordonne, s’il faut.
GUILLAUME.
Si ma fille était reine, à ma fille aussitôt
J’irais dire : Madame, il faut sortir de France.
AGNÈS.
Quoi ! le Roi le veut-il ? Est-ce son espérance ?
GUILLAUME.
Non pas, Madame : au Roi j’ai donné ce conseil.
AGNÈS.
Vous !
GUILLAUME.
Pour ma propre fille il eût été pareil.
Mais ce conseil l’a mis en colère si grande,
Que je n’espère pas que jamais il s’y rende.
AGNÈS.
Ah !
GUILLAUME.
Il cherche ardemment à se persuader
Que son honneur royal lui défend de céder.
AGNÈS.
Mais s’il avait raison ?
GUILLAUME.
C’est une vaine excuse,
Et je suis convaincu qu’en lui-même il s’accuse.
Vous l’avez demandé, Madame ; sachez tout :
Un malheur est prochain, car le peuple est à bout.
AGNÈS.
Grand Dieu !
GUILLAUME.
Le Roi perdra son trône à vous défendre ;
Maîtresse d’y rester, c’est à vous d’en descendre.
À vous seule, Madame, appartient aujourd’hui
De sauver le royaume, et le Roi malgré lui.
Or, si vous vous sentez une vertu si fière,
Fuyez secrètement chez le duc votre père.
AGNÈS.
Fuir ! secrètement fuir ! et que dirait le Roi !
Et mes enfants ! Oh ! non. C’est trop vouloir de moi.
Vous devez vous tromper ; je le sens dans mon âme.
Non, vraiment ; ce n’est pas la vertu d’une femme
De quitter son époux et ses enfants trahis.
Et pourquoi ? Qu’ai-je fait contre votre pays ?
Est-ce ma faute, si, cherchant une compagne,
Votre roi m’appela du fond de l’Allemagne ?
Mon père, et non pas moi, disposa de ma main ;
L’Église consacra notre parfait hymen ;
Est-ce ma faute à moi, si maintenant je l’aime
Celui que m’ont donné mon père et Dieu lui-même ?
Je ne demandais rien, que de pouvoir l’aimer,
De voir mes enfants croître, et leurs mœurs se former ;
Des femmes c’est partout l’existence commune ;
Pourquoi m’enlève-t-on ce qu’on laisse à chacune ?
Pour être Reine, hélas ! n’est-on pas femme aussi ?
Ah ! votre royauté ! là n’est pas mon souci ;
Laissez-moi ce que j’aime, et venez me la prendre ;
Que volontairement je suis prête à la rendre !
Mais mon mari, mes fils, je ne les cède pas ;
Voilà mon peuple à moi ; leurs cœurs sont mes États ;
Et je m’y maintiendrai, de toute ma constance,
Car le droit éternel est pour ma résistance.
GUILLAUME.
C’est comme il vous plaira, Madame ; examinez
Les raisons en vous-même, et vous déterminez.
AGNÈS.
Ah ! Guillaume ! Combien je vivais satisfaite !
Quand il était à moi, c’étaient mes jours de fête,
Et, s’il était absent, j’avais encor plaisir
À voir jusqu’au retour les instants s’accourcir.
Mais ne plus l’espérer ! nourrir la certitude
Que ce sera toujours la même solitude !
Ah ! ciel ! Et comment donc trouverais-je l’emploi
Des jours qui se suivraient, sans l’approcher de moi,
Et qui, me promettant après eux leurs semblables,
Croîtraient toujours plus longs et plus insupportables !
Vous ne savez pas, vous, qui guerroyez toujours,
Ce que souffre une femme, atteinte en ses amours ;
Sinon vous auriez eu pitié de mes tortures ;
Vous ne m’auriez pas dit des paroles si dures.
Mais vous vous repaissez de carnage et de sang ;
Que vous importe alors un cœur tout frémissant !
Ce qui ne saigne pas vous paraît insensible ;
Votre seul sentiment est l’orgueil inflexible ;
Immolant tout, sans peine, à ce maître jaloux,
Vous jugez rudement les autres d’après vous.
Eh bien ! moi, pour ma part, vous m’aurez mal jugée.
GUILLAUME.
Oh ! si, je vous comprends, pauvre femme affligée !
Aucun de vos sanglots dans mon sein ne se perd,
Et de ma vie encor je n’avais tant souffert.
Dieu sait qu’au prix du sang qui reste dans mes veines,
Je n’hésiterais pas à racheter vos peines.
Pour la première fois j’accuse la vertu ;
Pourtant elle est plus belle, ayant bien combattu.
AGNÈS.
Philippe est malheureux, et moi j’en suis la cause !
Philippe est en danger, et c’est moi qui l’expose !
Ne le disiez-vous pas ? – Allez, Guillaume ; adieu.
Je sais ce qu’il fallait savoir. – Faites, mon Dieu,
Ou mon épreuve moindre, ou mon âme endurcie !
À Guillaume.
J’emporte vos conseils, et vous en remercie.
ACTE III
Même décoration.
Scène première
LE MOINE
Vanités et néant ! voilà donc ce palais
Où les prospérités s’endormaient dans leur paix,
Où l’orgueilleux monarque, et la femme étrangère,
Échangeant des plaisirs la coupe mensongère,
Ne se souvenaient pas qu’un plaisir défendu
Échappe au convié, comme un vin répandu !
Dieu renverse l’espoir sur qui l’homme se fonde,
Et n’épargne pas ceux qui gouvernent le monde ;
Il les trompe, et les perd dans de mauvais chemins,
Montrant que la sagesse est toute dans ses mains ;
Puis il frappe ; et les rois descendent de leur gloire.
Tout instrument est bon, à l’heure expiatoire :
C’est un moine inconnu, qui, surgi par hasard,
Grave le triple arrêt aux murs de Balthazar ;
C’est moi qui suis la main de ce bras formidable
Qui s’allonge d’en haut sur le front du coupable.
Salut ! royal palais foudroyé ! Ton aspect
Retient une grandeur qui me force au respect.
Ta désolation, elle-même, est auguste ;
Et moi, l’exécuteur d’un jugement trop juste,
Ému du châtiment où j’ai participé,
Je te salue encore, après t’avoir frappé.
Une pause.
Puissance de l’Église ! À cette époque même
Où le droit de l’épée est la raison suprême,
Un homme seul, armé du seul glaive des lois,
Parmi leurs légions, peut triompher des rois !
Ô miracle inouï, que dans la turbulence,
Quand le pontife parle, il se fasse un silence ;
Qu’en ce débordement que l’on voit aujourd’hui,
Les flots des passions reculent devant lui !
Parfois les royautés s’indignent de l’entrave :
On menace le pape, on l’insulte, on le brave,
On cherche à se venger, par un effort moqueur,
D’un respect inconnu qu’on sent au fond du cœur ;
Car en ces temps grossiers, où la règle est nouvelle,
Ce n’est qu’en l’outrageant qu’on s’incline sous elle ;
Mais le pontife saint, fort de la vérité,
Dans les rébellions marche vers l’unité.
Il sait que de lui seul dépend le sort du monde,
Et que l’œuvre des rois sans lui n’est pas féconde.
Quand des sociétés les antiques faisceaux,
Sous des milliers de mains, se brisent en morceaux,
En vain à rassembler la royauté s’efforce ;
La force est impuissante à contraindre la force.
Le seul nœud des États est une même foi ;
Il faut monter à Dieu pour retrouver la loi.
Scène II
GUILLAUME, LE MOINE
GUILLAUME.
Qu’attendez-vous céans ?
LE MOINE.
Le Roi, sur son passage.
GUILLAUME.
Que voulez-vous encor ?
LE MOINE.
Lui porter un message.
GUILLAUME.
Est-ce un nouveau fléau sur le Roi suspendu ?
LE MOINE.
C’est un nouvel hommage aux lois de Dieu rendu.
GUILLAUME.
Êtes-vous sans pitié pour cette pauvre Reine ?
À des païens damnés, même, elle ferait peine !
LE MOINE.
Vous, sire chevalier, en guerre songez-vous
Aux pleurs qui vont couler pour chacun de vos coups ?
GUILLAUME.
Seigneur légat, je fais mon métier d’homme d’armes,
Et songe, étant en guerre, aux combats, non aux larmes.
LE MOINE.
Vous songez aux combats, Messire, et faites bien.
Vous servez votre maître, et moi, je sers le mien.
Les mêmes sentiments nous règlent l’un et l’autre,
Et je fais mon devoir, si vous faites le vôtre.
GUILLAUME.
Non, non. Nos sentiments, ne les comparez pas.
Je tue avec le fer, dans l’ardeur des combats ;
Je ne m’acharne plus contre ceux que j’immole ;
Vous, vous tuez longtemps, à froid, par la parole.
LE MOINE.
Je ne répondrai pas ; vous comprendriez peu.
Mais...
GUILLAUME.
C’est madame Agnès ! paix ! pour l’amour de Dieu,
Seigneur, évitez-la ! Votre vue est mortelle.
LE MOINE.
Soit ! Quand le Roi viendra, dût-il être avec elle,
Je reparaîtrai.
Il sort.
Scène III
GUILLAUME, AGNÈS
AGNÈS.
Dieu ! le moine est revenu !
C’est le moine !
GUILLAUME.
Il est vrai.
AGNÈS.
Je l’ai bien reconnu.
Oh ! je le vois souvent dans mes songes. D’avance,
À de soudains frissons, j’ai compris sa présence.
Que vient-il faire ici ?
GUILLAUME.
Je ne sais.
AGNÈS.
Je prévois
Qu’il nous apporte encore un malheur.
GUILLAUME.
Je le crois.
AGNÈS.
Il leur faut leur victime ! et leur main furibonde,
Pour abattre une femme, ébranlerait le monde !
Qu’ils soient fiers ! me voilà malheureuse à leur gré.
J’ai réfléchi, Guillaume, et je m’exilerai.
GUILLAUME.
Je m’incline humblement. Nos vertus, à nous autres,
Ne sont que jeux d’enfants, Madame, auprès des vôtres.
AGNÈS.
Ah ! ne me parlez pas de vertu ! Croyez-moi,
Ce n’est pas par vertu que je quitte le Roi ;
C’est par amour, c’est pour sauver celui que j’aime ;
C’est que j’ai mieux aimé Philippe que moi-même.
À quoi bon la vertu, puisqu’en voilà l’effet ?
Que craindrais-je de pire, après avoir forfait ?
Que dis je ? je pourrais alors, la tête haute,
Recueillir les profits réservés à la faute ;
Mais parce que mon cœur est resté pur toujours,
Je me vois arrachée à mes chastes amours ;
Je m’en vais, sous le poids de la haine publique,
Emportant l’anathème, et le nom d’impudique,
Loin de mes deux enfants, et loin de mon mari,
Traîner dans mon exil un veuvage flétri.
Dites ! pour que je sois si durement traitée,
En quoi cette rigueur est-elle méritée ?
GUILLAUME.
Votre infortune est grande, il le faut avouer ;
Mais aussi, n’est-ce rien que de se dévouer ?
Peut-on payer trop cher, par aucune souffrance,
L’honneur d’avoir sauvé le royaume de France ?
AGNÈS.
Eh ! que me font encor la France et les Français !
Non, je n’ai pas voulu les sauver. Je les hais.
Votre France ! Il sied bien que je m’en mette en peine,
Quand elle n’a rien fait pour défendre sa Reine !
Ne me remerciez, ni ne m’applaudissez :
Vous n’êtes rien pour moi, peuples qui me chassez !
Et loin d’en accepter la gloire involontaire,
J’accuse mon départ, s’il vous est salutaire.
GUILLAUME.
L’excès de la douleur vous égare un moment,
Madame, et c’est un mot que votre cœur dément.
AGNÈS, sans l’entendre.
Philippe ! mon seigneur ! chère âme de ma vie !
Va ! c’est bien à toi seul que je me sacrifie.
Que n’es-tu, comme moi, de ces humbles esprits
Qui bornent tous leurs vœux sur des êtres chéris,
Et sont reconnaissants aux honneurs de ce monde
De ne pas visiter leur retraite profonde !
Nous partirions ensemble. Il est dans mon Tyrol
Des bords hospitaliers plus que ce triste sol.
Ô mes bois, mes vallons, ma campagne connue,
Comme je guiderais chez vous sa bienvenue !
Immenses horizons, de quel geste orgueilleux,
Je lui déroulerais vos tableaux merveilleux !
Et quel bonheur d’entendre, à son bras suspendue,
La lointaine chanson, tant de fois entendue !
Hélas ! ce n’est qu’un rêve. Il ne saurait pas, lui,
Oublier dans l’amour un trône évanoui.
Que vais-je imaginer ? un manoir d’Allemagne,
Les chants tyroliens, la paix de la campagne,
Toute cette innocence et toutes ces candeurs,
À lui qui tomberait du faîte des grandeurs !
Ah ! l’âme que la gloire une fois a touchée,
Est pour le bonheur calme à jamais desséchée ;
Elle garde, en sa chute, un désespoir hautain,
Et ne peut plus rentrer dans le commun destin ;
Du haut de sa ruine, elle écoute, isolée,
L’écho retentissant de sa grandeur croulée.
– Allons ! j’aime encor mieux qu’il me regrette un jour,
Que si, près de moi-même, il regrettait sa cour.
Apprêtez le départ.
GUILLAUME.
C’est bien.
AGNÈS.
Qui m’accompagne ?
GUILLAUME.
Moi, Madame. J’irai jusques en Allemagne ;
Puis, au courroux du Roi je reviendrai m’offrir.
AGNÈS.
Pensez-vous qu’il me laisse aller sans accourir ?
GUILLAUME.
Ne voudriez-vous fuir que pour être suivie !
AGNÈS.
Oh ! non. J’en aurais crainte... et cependant envie.
Enfin, je voudrais bien qu’il ne m’atteignît pas,
Mais, qu’espérant m’atteindre, il tentât quelques pas.
GUILLAUME.
Et s’il vous joint, comment soutiendrez-vous sa plainte ?
Son premier mot vaincra votre fermeté feinte ;
Et si vous faiblissez, ne fût-ce qu’un moment,
Vous perdez tout le fruit de votre dévouement.
AGNÈS.
Hélas !
GUILLAUME.
Ne faites pas un demi-sacrifice.
C’est peu de fuir le Roi ; qu’un billet l’avertisse
Que vous allez chercher la paix dans vos États,
Que c’est votre désir qu’il ne vous suive pas ;
Et que, dans l’intérêt et de l’un et de l’autre,
En lui rendant sa foi, vous reprenez la vôtre.
AGNÈS.
Ah ! quelle sécheresse ! et n’est-il pas permis
De lui faire comprendre au moins que j’en gémis ?
Ne puis-je, en le fuyant, lui dire que je l’aime ?
GUILLAUME.
Choisissez de rester, ou d’un adieu suprême.
AGNÈS.
Hélas ! mon Dieu ! jamais ma main ne l’écrira !
C’est dans mon intérêt ! Est-ce qu’il le croira !
Est-ce que c’est croyable une excuse si noire !
Et, songez donc Guillaume, et s’il allait y croire !
Je ne le pourrai pas détromper aussitôt.
J’aurai l’air de le fuir, quand tout lui fait défaut,
Quand il aurait besoin d’une douce parole ;
J’aurais bien su trouver cette voix qui console.
Et d’ailleurs, n’est-il pas toujours temps de partir ?
Souvent, quand c’est fini, survient le repentir.
On s’exalte d’abord ; on court au sacrifice ;
On s’acharne soi-même à son propre supplice ;
On a comme un plaisir d’irriter la douleur ;
L’orgueil du dévouement, savoure le malheur ;
Mais toute cette fièvre est bientôt dissipée,
Et c’est alors qu’on sent jusqu’où l’on est frappée :
L’enthousiasme éteint fait place au long remords ;
On regrette, on s’accuse, et c’est trop tard alors.
Prenez-y garde, vous, par qui je suis conduite !
Ah ! pourquoi m’avez-vous conseillé cette fuite ?
Je n’aurais pas songé peut-être à ce moyen,
Et j’aurais pu rester sans me reprocher rien.
– Je le lis dans vos yeux : c’est mal. Oui. Je m’en blâme.
Pourtant, que voulez-vous ? je ne suis qu’une femme.
Si j’attendais un peu ! Que sait-on ? On a vu
Dans les derniers périls un retour imprévu.
GUILLAUME.
Et le moine, Madame !
AGNÈS.
Oh ! ce moine sinistre !
GUILLAUME.
De quelque arrêt fatal ce moine est le ministre.
AGNÈS.
C’est vrai ! Partons ! partons !
Entre Philippe.
– Guillaume, laissez-nous !
GUILLAUME.
Craignez que vos sanglots n’éclatent malgré vous.
AGNÈS.
Je saurai me contraindre. Il faut que je le voie !
Je suis bien résolue à m’en donner la joie.
Guillaume sort.
Sinon, je ne pars pas. – En cette extrémité,
Je veux le contempler pour une éternité.
Scène IV
PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS
PHILIPPE.
Vous pleuriez, Agnès !
AGNÈS.
Non, Monseigneur.
PHILIPPE.
Tout à l’heure !
AGNÈS.
Non, Monseigneur. Pourquoi voulez-vous que je pleure ?
Je suis gaie, au contraire, et je trouverais doux,
S’il ne vous déplaît pas, de causer avec vous.
Restez ! Nous causerons de ce qui vous agrée.
Voulez-vous, Monseigneur, qu’un récit vous récrée ?
Vous plaît-il, c’est celui qui le plus vous émeut,
Ce que le bon Tristan dit à la belle Yseut ?
PHILIPPE.
Que lui dit-il, Agnès ? Est-ce qu’à son amie
Il promet des amours qui donnent l’infamie ?
Dit-il qu’il lui doit être un ami si fatal,
Que le pire ennemi lui ferait moins de mal ?
Dit-il qu’il va la prendre heureuse, jeune et belle,
Aux plaisirs familiers de la cour paternelle,
Pour enfouir jeunesse et beauté dans l’ennui
D’un lugubre palais d’où les plaisirs ont fui ?
Que lorsqu’il lui parlait d’une cour renommée,
Aux courtoises façons par les dames formée,
De fêtes, de splendeurs, d’appareil souverain,
Il mentait ; il en a menti comme un vilain ;
Il ne pouvait offrir, pour royal patrimoine,
Qu’un morne isolement et l’insulte d’un moine ?
Lui dit-il de chasser ce méprisable Roi,
Qui n’est maître de rien, pas seulement de soi ;
Qui, comme un vil gibier tombé dans une trappe,
Se débat dans un nœud que tient la main du pape ?
Est-ce là ce qu’il dit ? alors cela m’émeut :
Dis-moi ce que Tristan dit à la belle Yseut.
AGNÈS.
Qu’avez-vous, Sire ? En quoi vous ai-je pu déplaire,
Pour que vous me parliez avec tant de colère ?
PHILIPPE.
Ce n’est pas la colère, Agnès, c’est la douleur.
Je comprends, pauvre Agnès, ta muette pâleur ;
Et les pleurs, que ta main essuie à mon approche,
Me montrent malgré toi leur humide reproche.
Ô Dieu ! qui l’aurait dit qu’il viendrait un moment
Où l’amour de Philippe allait être infamant,
Où j’aurais ce remords, mêlé de jalousie,
Qu’il vaudrait mieux pour toi qu’un autre t’eût choisie !
AGNÈS.
Oh ! Monseigneur !
PHILIPPE.
Vraiment, c’est noble et généreux
De rester attachée au sort d’un malheureux,
Et je ne sais lequel admirer davantage,
Ou mon abaissement, Agnès, ou ton courage.
AGNÈS, à part.
Oh ! le courage aisé de rester près de lui !
PHILIPPE.
Tu pouvais bien me fuir, comme chacun m’a fui ;
Tu pouvais bien trouver ce dévouement trop rude,
De perdre tes beaux ans dans une solitude.
AGNÈS, à part.
Voilà ce qu’il croira !
PHILIPPE.
Tu restes par vertu.
Tu ne peux plus m’aimer ; comment m’aimerais-tu ?
Non, il n’est pas d’amour qui survive à l’estime,
Et ton dédain pour moi n’est que trop légitime.
Mais, s’il n’a plus l’amour, ton cœur a la pitié ;
Il s’est encore ému d’un reste d’amitié,
Et tu ne voudrais pas, clémente au misérable,
Joindre ton abandon à tout ce qui m’accable.
Sois bénie en cela ! Quand tu m’aurais quitté,
Je n’aurais pas le droit d’en paraître irrité ;
Mais puisque ta pitié s’est montrée infinie, –
Hélas ! c’est ta pitié. – N’importe, sois bénie !
AGNÈS, à part.
Et moi qui vais partir ! malheureuse !
À Philippe.
– Seigneur,
Par le cher souvenir de notre ancien bonheur,
Par la sérénité de nos amours passées,
De grâce, au nom du ciel, n’ayez pas ces pensées !
Ne les ayez jamais, quoi qu’il arrive !... Ah ! Dieu !
Moi, ne plus vous aimer ! moi, vous estimer peu !
Et qui donc dans le monde est votre égal ? Quel autre
Peut se glorifier d’un nom comme le vôtre ?
Tout est à vous : génie, éclat, bonté, valeur.
Vous grandissez encor de tout votre malheur.
Je vous accuserais, moi ! Que puis-je reprendre ?
Pourquoi donc souffrez-vous, sinon pour me défendre ?
Que parliez-vous tantôt d’appareil souverain ?
La perte ne m’en fait ni plaisir ni chagrin ;
Je ne m’en souviens pas. Ce palais désert, Sire,
Est un vivant palais où votre amour respire ;
Ces murs silencieux ont pour moi des échos
Qui murmurent toujours le bruit de vos propos ;
Et pas un lieu de fête et de réjouissance,
Avec toute sa foule et sa magnificence,
Ne me paraît si plein et si resplendissant
Que cette solitude où vous êtes présent.
PHILIPPE.
Dis-tu vrai ! – Mais pourtant la pâleur de ta joue ?
Tes larmes ?
AGNÈS.
Eh bien, oui, j’ai pleuré ; je l’avoue.
C’est que j’ai vu celui qui nous est trop connu.
Le moine, – vous savez, – le moine est revenu.
PHILIPPE.
Le moine est revenu ! Tant mieux : c’est bon augure.
AGNÈS.
Quoi !
PHILIPPE.
C’est la paix, Agnès, qu’il est venu conclure.
AGNÈS.
La paix ! Que dites-vous !
PHILIPPE.
Oui. Je me suis soumis.
J’ai demandé pardon, moi, le Roi ; j’ai promis,
Sachant que la croisade est le rêve du pape,
Que, s’il voulait lever l’interdit qui nous frappe,
J’irais en Terre-Sainte, et m’acheminerais
En tête d’une armée équipée à mes frais.
Ah ! la querelle ainsi n’eût pas été vidée,
Si j’avais donné suite à ma première idée !
Mais tes larmes tombaient sur mon cœur amolli,
Et ton repos, Agnès, m’a commandé l’oubli.
AGNÈS.
Et le pape voudra ? N’est-ce pas ?
PHILIPPE.
Je suppose
Que l’envoi du légat n’a pas une autre cause.
Je cachais cet espoir, quand on pouvait douter ;
Mais pourquoi le légat, si ce n’est pour traiter ?
AGNÈS.
Oui, c’est vrai ! je le crois ! C’est chose bien prouvée !
Pourquoi reviendrait-il ? C’est vrai ! Je suis sauvée !
Je renais ; je respire avec ravissement.
Quand je songe... ô mon Dieu !... Mais le ciel est clément ;
Il voulait m’éprouver par cette pénitence,
Et ma docilité me vaut ma récompense.
Quel bonheur ! te voilà ! Je te verrai demain,
Après-demain, toujours !
PHILIPPE.
Ah ! le légat romain !
Scène V
LE MOINE, PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS
PHILIPPE, allant vers le moine.
Le pape accepte ?
LE MOINE.
Non.
PHILIPPE.
Qu’as-tu dit !
LE MOINE.
Non.
PHILIPPE.
Silence !
À Agnès.
Ce moine veut, Madame, un moment d’audience.
AGNÈS.
Le pape a refusé !
PHILIPPE.
Non. Mais il faut d’abord
Discuter entre nous les clauses de l’accord.
AGNÈS.
Il a refusé !
PHILIPPE.
Non. Rentrez.
AGNÈS.
Voilà la preuve !
Ah ! toutes les douleurs, j’en aurai fait l’épreuve !
Elle sort.
Scène VI
PHILIPPE-AUGUSTE, LE MOINE
PHILIPPE.
Toi, reste, et ne crains pas.
LE MOINE.
Je ne crains rien.
PHILIPPE.
C’est bon.
Ah ! j’aurai vainement pu demander pardon !
Je te trouve à propos. J’avais besoin d’un homme
Qui voulût se charger d’un message pour Rome.
Dis, – et remarque bien que je suis de sang-froid,
Sans courroux, calculant mon langage et mon droit, –
Dis au pape qu’il faut que son outrecuidance,
Que son très grand orgueil, sa très haute impudence,
Sachent que je le brave, autant qu’il me maudit ;
Que je suis enchanté de ce que tu m’as dit :
Que je n’irai jamais combattre en Palestine,
Et garde néanmoins ma femme ou concubine ;
Mais que j’irai peut-être essayer, sur les lieux,
Si ses vaillants Romains tiennent de leurs aïeux.
Je m’en vais convoquer mes barons ; je les somme
De fournir leur service et de me suivre à Rome ;
S’ils sont assez félons pour me fausser leur foi,
Je pars ; je vais chercher, au milieu d’un tournoi,
Des vaillants qui prendront, contre un pontife injuste,
La cause d’une dame et de Philippe-Auguste ;
S’il n’est plus nulle part d’honneur chez les chrétiens,
J’irai... j’irai chercher des bras chez les païens !
Tu m’entends ! Va-t’en ! Sors ! ôte-toi de ma vue !
LE MOINE.
J’excuse, seigneur Roi, ta colère prévue ;
Mais souffre quelques mots.
PHILIPPE.
Moine, tu te méprends :
Je suis calme, te dis-je, et pour preuve, j’attends.
LE MOINE.
Roi Philippe, ton âme, à présent abusée,
De nobles éléments fut pourtant composée.
Dieu t’a marqué du sceau qu’il met sur ses élus
Par qui sont transformés les âges révolus.
Mais plus, tournée au bien, est grande ta nature,
Plus, la tournant au mal, grande est la forfaiture.
Ô toi, qui peux comprendre, écoute, homme de choix,
Un langage étranger au vulgaire des rois.
Quand le pape est d’accord avec le roi de France,
La chrétienté, qui suit, marche avec assurance.
Le pape est en avant ; il a pour son soutien
Son fils aîné, le roi de France très chrétien.
À ses nouveaux destins initiant le monde,
L’un est l’esprit qui veut, l’autre est le bras qui fonde ;
Et tous deux, alliant leur double majesté,
Reçoivent, l’un de l’autre, autant qu’ils ont prêté.
À qui dois-tu, Seigneur, le divin caractère
Qui rapproche du ciel les trônes de la terre ?
Et qu’est-ce que le sacre ? Est-ce à ton front taché
Une huile qui s’efface, après qu’elle a séché ?
Non. De la main de Dieu c’est l’éternelle marque ;
C’est le pontife saint, qui rend saint le monarque.
Entre tes grands barons, tu n’es qu’un des moins grands ;
Le sacre te fait roi, qui te met hors des rangs.
Ce baiser paternel, que l’Église te donne,
Resplendit à ton front mieux que nulle couronne.
Va, le pape n’est pas ton ennemi, Seigneur ;
Il n’entend rabaisser tes droits ni ton honneur ;
Mais, te considérant comme son porte-glaive,
Il croit se rehausser de tout ce qui t’élève.
Oui, soumets tes vassaux : le saint-père est pour toi ;
Car la cause de l’ordre est dans le camp du roi ;
Sur les mille tronçons de leur vaste anarchie,
Comme un pied triomphant, pose ta monarchie.
C’est bien. Mais l’élément d’un ordre régulier,
Du temple social le principal pilier,
C’est la famille, chose avant tout respectable,
Dont la foi conjugale est la base immuable.
Veux-tu donc renverser ton propre monument ?
Quoi ! tu veux mettre un terme au long dérèglement ;
Tu veux que la loi règne en place de la force,
Et tu vas, dans l’hymen, appeler le divorce,
Le divorce brutal, le divorce sans frein,
Par où les passions rentrent dans leur terrain !
Quelles lois désormais, quelles mœurs, quel usage,
Vivront où n’aura pu vivre le mariage !
Quel mariage encor pourra rester debout,
Quand le roi, sur le sien, porte le premier coup !
Roi, ne fais pas d’en haut descendre le scandale !
La licence est partout, quand le trône l’étale.
S’il faut accoutumer l’hymen à ces mépris,
Plutôt que d’acheter la croisade à tel prix,
Mieux vaut que sans secours Jérusalem succombe ;
L’esprit vivant du Christ est plus saint que sa tombe.
– Plus qu’un mot : Si le pape est fort de ton appui,
La chrétienté s’émeut de te voir contre lui ;
Comme vous la guidez, faisant la même route,
Quand vous vous séparez, elle s’arrête et doute.
C’est un trouble fatal, et dont il faut sortir ;
Et puisque l’interdit n’a pu te convertir,
Il est d’autres moyens dont le pape dispose.
PHILIPPE.
Lesquels ?
LE MOINE.
Dieu fait les rois, Sire, et Dieu les dépose.
PHILIPPE.
Ah ! ah ! Je savais bien qu’ils y viendraient !
LE MOINE.
Seigneur,
Songe à Grégoire-Sept déposant l’Empereur.
PHILIPPE.
Henri prit sa revanche ; et frappant qui le frappe,
Philippe déposé peut déposer le pape.
Porte-lui mon message. Ajoute seulement
Que je suis peu flatté de son assentiment.
Je gouverne à ma guise, et non pas pour lui plaire,
Et rejette son aide autant que sa colère.
Qu’il soit dans ses conseils bien ou mal avisé,
Tout conseil est mauvais quand il est imposé.
Plutôt que le bon ordre, une chose m’importe :
C’est de ne pas souffrir que l’étranger l’apporte ;
Et la pire discorde a de moindres dangers
Que la meilleure paix qui vient des étrangers.
Quant au monde, dis-tu ? que le monde s’arrange !
S’il est mal tel qu’il est, que le pape le change !
Moi, j’ai la France, et non le monde à gouverner ;
À ce gouvernement mon soin doit se borner,
Et j’aurai fait assez, si j’enseigne à la France
À ne se décider que par sa préférence.
Dis-lui que je connais son empire et le mien.
Ce qui touche à l’État ne le regarde en rien.
Il peut bien disposer des célestes domaines,
Mais non pas, s’il te plaît, des couronnes humaines ;
Car mon droit et son droit, l’un de l’autre isolés,
Viennent d’en haut tous deux. Mon sceptre vaut ses clés ;
Je ne le tiens en fief de personne, et relève
De Dieu premièrement, ensuite de mon glaive.
C’en est assez ; le droit de souveraineté
Se trouve compromis, dès qu’il est discuté.
Va-t’en !
LE MOINE.
Roi, ta sentence est déjà résolue :
Je l’apporte, et demain elle te sera lue.
PHILIPPE.
Sire moine, entends-moi : je veux bien voir ici
Un messager de guerre, et te traiter ainsi.
C’est au-dessus de toi qu’est la vengeance à suivre.
Mais demeure en repos, si tu fais cas de vivre !
À Guillaume qui vient d’entrer.
Surveille-le, Guillaume. À tous mes grands vassaux,
Moi, je vais de ce pas envoyer des hérauts.
Il sort.
Scène VII
GUILLAUME, LE MOINE, AGNÈS, MARGUERITE
AGNÈS.
Oh ! j’ai tout entendu, Guillaume ! fuyons vite !
Les apprêts du départ ?
GUILLAUME.
Ils sont faits.
AGNÈS, appelant Marguerite.
Marguerite !
Entre Marguerite.
Quand le Roi reviendra, remets-lui ce billet ;
Dis-lui... non, ne dis rien, sinon qu’il le fallait.
Comme il va m’accuser alors ! pensée amère !
Écoute : mes enfants seront bientôt sans mère ;
Au nom de l’amitié, promets-moi que du moins
Tu leur remplacera mon amour par tes soins ;
Donne-leur tes baisers, et, d’un son de voix tendre,
Imite mon bonjour qu’ils ne vont plus entendre ;
Joue avec les jouets de l’un ; sur tes genoux,
À ma petite Agnès fais un sommeil plus doux ;
Pour m’être tout à fait bonne et compatissante,
Parle au Roi quelquefois de son épouse absente.
Tu veux bien ?
MARGUERITE, pleurant.
Ah ! Madame ! ah ! chère dame !
AGNÈS.
Hélas !
Nous n’avions pas prévu cette fin, n’est-ce pas ?
Que les temps sont divers, où tu m’auras connue !
Que n’ai-je pas été ! que suis-je devenue !
MARGUERITE.
Je veux être avec vous, Madame. Emmenez-moi.
AGNÈS.
Et qui donc soignerait mes enfants, sinon toi ?
Promets-leur une mère.
MARGUERITE.
Oh ! vous pouvez m’en croire :
Cette maternité sera ma seule gloire.
AGNÈS.
Non, je n’accepte pas ce dévouement entier.
Sois femme, comme moi, d’un noble chevalier ;
De beaux enfants connais, comme moi, la richesse ;
Mais entre eux et les miens partage ta tendresse.
Plus heureuse que moi, puisses-tu conserver
Tout cet enchantement qu’on vient de m’enlever !
– Vous, Guillaume, c’est vous en qui plus tard j’espère
Pour exciter mon fils aux vertus de son père ;
À la lance des preux habituez sa main ;
Quand il faudra l’armer, servez-lui de parrain.
Ah ! je ne verrai pas la belle mine fière
Qu’il aura ce jour-là sous sa robe guerrière !
– Ils sont là, tous les deux, le frère avec la sœur ;
Je les ai, ce matin, pressés contre mon cœur.
Non, non, je ne veux plus les revoir ; car j’ignore
Si, les ayant revus, je partirais encore.
– Palais, où je croyais pouvoir finir mes jours,
Je te quitte, palais qui gardes mes amours !
C’est donc fini ! Pour croître encore mon supplice,
De tout ce que je perds je sens mieux le délice ;
Je n’en ai pas jadis assez bien profité ;
Je m’abandonnais trop à ma sécurité.
Ah ! quand je serai loin, de souvenirs avide,
J’envierai même, un jour, cet adieu si rapide.
Adieu, palais ! adieu, mon paradis ! défends
De ce qui leur nuirait Philippe et mes enfants !
Adieu ! La cour des rois chez toi va reparaître ;
Philippe y trouvera d’autres amours peut-être ;
Philippe m’oubliera ; Mais je l’ignorerai ;
Avant de le savoir, je crois que je mourrai.
Adieu, toute ma vie ! adieu, toute mon âme !
– Je suis prête à présent, Guillaume.
LE MOINE.
Bien, Madame !
ACTE IV
Même décoration.
Scène première
PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS
Philippe-Auguste, l’épée à la main, ramène Agnès presque évanouie.
PHILIPPE.
Ne craignez plus, Madame ; et veuillez, pour un jour,
Accepter un asile en votre ancien séjour.
Qu’ils viennent maintenant ces assassins de femme !
Je suis là.
AGNÈS. Elle lui prend la main en s’agenouillant.
Monseigneur...
PHILIPPE.
Que faites-vous, Madame !
AGNÈS.
C’est donc vous, qui deviez me sauver, c’est donc vous !
Ah ! laissez-moi bénir cette main à genoux !
PHILIPPE, remettant son épée au fourreau.
N’en parlons plus, Madame.
AGNÈS.
Oh ! si, parlons-en ! – Sire,
Vengez-vous : dites moi tout ce que l’on peut dire ;
Écoutez mes propos, sans vous en soucier ;
Mais ne m’empêchez pas de vous remercier.
Mon vaillant défenseur, vous qui m’avez sauvée,
À quelle mort, sans vous, étais-je réservée !
Ah ! Dieu !... je savais bien que je faisais horreur ;
Je n’imaginais pas pourtant cette fureur.
Saluée, en sortant, d’un sinistre murmure,
Au bout de quelques pas, de mille cris d’injure,
Puis poussée, assaillie, avançant, reculant,
Éperdue, au milieu de ce cercle hurlant
Qui, toujours rétréci, m’avait enveloppée,
Et que Guillaume en vain coupait de son épée,
J’avais fermé les yeux, attendant le trépas ;
Quand je les ai rouverts, j’étais entre vos bras.
J’ai vu – que vous étiez superbe de colère ! –
S’arrêter tout à coup le torrent populaire ;
Entre la foule et moi, j’ai vu, comme un éclair,
Descendre et remonter par trois fois votre fer ;
Et la place était libre ; et, prompte à disparaître,
La foule s’écoulait sous le regard du maître.
C’était peu d’une armée ; il a suffi du Roi.
Vous seul le pouviez faire, et l’avez fait pour moi !
PHILIPPE.
Ô mon aveugle instinct, comme je te rends grâces !
Si je ne m’étais pas élancé sur vos traces,
Si je m’étais soumis aux ordres que j’ai lus,
Si même je tardais un seul moment de plus,
Quel spectacle, grand Dieu ! C’est vous que j’aurais vue,
Vous, Agnès, massacrée au milieu de la rue !...
Il fallait bien avoir hâte de me quitter,
Pour que tant de périls n’aient pu vous arrêter,
Madame ! vous deviez alors parler sans feinte.
Je ne vous voulais pas retenir par contrainte ;
Quel que fût mon chagrin, sans vous le témoigner,
Je me serais offert à vous accompagner.
Vous auriez pu marcher, tranquille, sous ma garde ;
Car, Madame, c’est moi que ce soin-là regarde.
Votre père à moi seul a commis son pouvoir ;
C’est de moi seul aussi qu’il vous doit recevoir.
AGNÈS.
L’éclat de son courroux me serait moins terrible.
Cette douceur me tue.
PHILIPPE.
Oh ! ciel ! est-il possible !
Quoi ! voilà ces amours que vous juriez ici !
Quoi ! vous, Agnès ! c’est vous qui me trompiez ainsi !
AGNÈS.
Mon Dieu ! soutenez-moi !
PHILIPPE.
Non. Ce ne peut pas être,
Après les sentiments que tu m’as fait paraître.
Ta voix partait du cœur ; non, tu ne mentais pas.
Explique ton billet : dis ce que tu voudras.
Je crois tout, excepté ce qui serait sans gloire.
Comment même, un instant, avais-je pu le croire !
Non. Parle, Agnès !
AGNÈS.
Eh bien !...
PHILIPPE.
Eh bien ?
AGNÈS.
La vérité,
Sire, c’est que mon cœur a longtemps résisté.
Mais le ciel rigoureux condamne notre flamme.
Il y va, Monseigneur, du salut de notre âme ;
Et, triomphant enfin d’un amour criminel,
J’ai songé pour nous deux au salut éternel.
PHILIPPE.
Oh ! elle me le dit ! – C’est bien là votre idée ?
AGNÈS.
Oui.
PHILIPPE.
C’est là le motif qui vous a décidée ?
AGNÈS.
Oui.
PHILIPPE.
Bien, Madame ! Honneur, fidélité, serments,
Vous n’êtes que mensonge et que déguisements !
Puisque Agnès m’a trahi, toute femme est parjure.
Ah ! je n’attendais pas cette dernière injure !
Ah ! c’est le coup mortel ! Venez, mes ennemis !
Je ne résiste plus, et tout vous est permis.
Abandonné d’Agnès, il n’est rien qui m’étonne.
Agnès ! Agnès !
AGNÈS.
C’est faux ! qui ! moi ! je t’abandonne !
C’est faux ! je t’aime. Enfin le silence est rompu.
C’est assez m’efforcer ; j’ai fait ce que j’ai pu.
Je t’aime. C’est trop peu, Philippe : je t’adore.
Je t’adorais heureux, malheureux, plus encore.
Va, le pape peut bien lancer les interdits,
Désoler l’univers, fermer le paradis ;
Il peut tout ; il est maître et du corps et de l’âme ;
Mais il ne peut tarir l’amour chez une femme.
Je t’aime, entends-tu bien, d’un amour absolu.
J’aurais voulu mourir pour toi ; j’aurais voulu
– Que Dieu qui nous entend pardonne ce blasphème ! –
Sacrifier pour toi jusqu’à mon salut même.
Mon repos ! ce n’était qu’un motif supposé.
Je savais que demain tu serais déposé,
Et puisque mon exil assure ta couronne,
Je m’exilais. Voilà comment je t’abandonne.
PHILIPPE.
Noble Agnès !
AGNÈS.
Cher Philippe !
PHILIPPE.
Et moi qui t’offensais !
Tu t’immolais pour moi qui te méconnaissais !
Sois indulgente ! Oublie un moment de délire ;
Et ne me quitte plus jamais.
AGNÈS.
Écoutez, Sire :
Je suis forte à présent. Cet aveu que j’ai fait
A soulagé mon cœur du poids qui l’étouffait,
Et je m’en vais moins triste, et presque heureuse même
De vous avoir pu dire à quel point je vous aime.
J’emporte cette joie aux pays éloignés,
Que je vous suis connue, et que vous me plaignez.
Je me réfugierai dans l’orgueil légitime
D’avoir conquis l’amour d’un prince magnanime,
D’avoir paru plus tard digne de le garder,
L’ayant pu conquérir, et l’ayant pu céder.
Vous, Sire, soyez roi. Considérez qu’on blâme
Le roi qui perd son trône aux genoux d’une femme,
Et qu’envers vous le blâme aura plus de rigueur,
Par le plaisir qu’on a d’insulter un grand cœur.
Or représentez-vous la méchante victoire
De tous les envieux qu’indigne votre gloire,
Si, par de fiers débuts, vous n’aviez préludé
Qu’à la piteuse fin d’un roi dépossédé.
Ne faites pas pitié, vous qui vous fîtes craindre.
Que la haine n’ait pas la douceur de vous plaindre.
Permettez-moi de fuir, sitôt le soir venu ;
Et faisons voir, tous deux, un courage inconnu ;
Moi, me sacrifiant à mon amour ; vous, Sire,
Sachant sacrifier votre amour à l’empire.
PHILIPPE.
Périsse mon empire, avant d’être acheté
Par cette ignominie et cette lâcheté !
Que moi, Philippe-Auguste, à qui tu t’es fiée,
Je souffre que jamais tu sois sacrifiée !
Qu’à ce moine brouillon et ce peuple mutin
De mes chères amours je livre le butin !
Que tu sois ma rançon ! Que j’aille dans tes larmes
Ramasser ma couronne, échappée à mes armes !
Que je me sauve seul, ayant fait ton danger,
Sachant te compromettre et non te dégager !
Et qu’enfin, quand c’est moi qui devrais te défendre,
À ta protection je veuille me suspendre !
Ames des chevaliers ! saint Georges, leur patron !
Que diriez-vous de voir à mon pied l’éperon ?
Vous, compagnons d’Arthus, vous, pairs de Charlemagne,
Vous tous qui le portiez, est-ce ainsi qu’on le gagne ?
Certes, tous ces vaillants, à leur tête Richard,
Viendraient trancher la nappe au chevalier couard,
Eux qui considéraient que la pire infamie
Est de ne pas briser sa lance pour sa mie.
AGNÈS.
Ah ! je l’avais prévu ! c’est ce que je craignais !
PHILIPPE.
Tu m’aimes, et tu veux que je te quitte, Agnès !
Oh ! non.
AGNÈS.
Je veux partir ! Je prends tout sur mon compte.
Si c’est honteux, moi seule aurai toute la honte.
Permets-moi de partir.
PHILIPPE.
Jamais.
AGNÈS.
Si. Je le veux.
Ne me fais pas déjà regretter mes aveux.
PHILIPPE.
Tu le veux ?
AGNÈS.
Je le dois.
PHILIPPE.
Fais comme bon te semble ;
Mais sache auparavant que nous partons ensemble.
AGNÈS.
Comment !
PHILIPPE.
Pars, et je pars ; je t’en donne ma foi.
Je ne veux pas régner, s’il faut régner sans toi ;
Et quant à mes sujets, puisqu’un Roi leur échappe,
S’ils en veulent un autre, eh ! qu’ils prennent le pape !
AGNÈS.
Philippe !
PHILIPPE.
Laisse-moi parler à mes barons ;
Selon qu’ils vont agir, nous nous déciderons.
Ou Rome, avant un mois, aura de mes nouvelles ;
Ou seul, répudié par des vassaux rebelles,
Déposé par un moine, on me verra plutôt
M’exiler avec toi que te faire défaut.
Rome n’y perdra rien ! Je voue à la vengeance
Toute l’activité de mon intelligence.
Je verrais ma couronne au front d’un étranger,
Que je serais content, si je puis me venger.
Enfin, je ne sais pas, tant cette haine est forte !
Si l’amour dans mon cœur ou la haine l’emporte.
Arrière, anciens projets ! vieilles ambitions !
Conquêtes, monuments, et législations !
Je recommence à vivre, et suis un nouvel homme :
Dans le monde désert je ne vois plus que Rome ;
C’est Rome qui m’appelle, et c’est par ses débris
Que passe le chemin qui ramène à Paris.
AGNÈS.
Philippe !
PHILIPPE.
Heureux sultan, qui n’as point de Saint-Père !
Ah ! l’on me pousse à bout ! Ah ! l’on me désespère !
Eh bien ! je suis maudit ; pourquoi pas Sarrasin ?
Maudit et mécréant, l’un de l’autre est voisin.
AGNÈS.
Sire, c’est insensé ; c’est de la frénésie.
Je ne veux point tremper dans cette apostasie ;
Non, je ne le veux point. Je ne partirai pas,
S’il faut que vos fureurs s’attachent à mes pas.
Fatale, si je pars, fatale, si je reste,
Je vais cacher au monde un objet si funeste.
J’entrerai dans un cloître.
PHILIPPE.
Et moi, je t’y suivrai.
AGNÈS.
J’embrasserai l’autel.
PHILIPPE.
Je t’en arracherai.
Crois-tu donc qu’à présent je craigne quelque chose,
Et qu’un voile et des vœux soient un frein qu’on m’oppose ?
C’est une impiété ; tant mieux ! une de plus !
On verra des forfaits, puisqu’on les a voulus.
AGNÈS.
Oh ! que faire, mon Dieu !
Scène II
GUILLAUME-DES-BARRES, PHILIPPE-AUGUSTE, AGNÈS
GUILLAUME, à Philippe.
La ville tout entière,
Avec des cris de mort, assiège la barrière.
Venez, Sire ! Il est temps de leur montrer le Roi.
PHILIPPE.
Ah ! ah ! nous allons Voir !
AGNÈS.
N’y va pas !
PHILIPPE.
Attends-moi.
AGNÈS.
Non ! ne me quitte pas ! n’y va pas !
PHILIPPE.
Sois tranquille,
C’est l’œuvre d’un instant. – Marchons !
Il sort avec Guillaume.
Scène III
AGNÈS
Seul, contre mille !
Ainsi, c’était trop peu que de le détrôner ;
Il ne me manquait plus que de l’assassiner !
Que fais-je ici, pendant qu’on le tue à ma place !
Ce n’est pas lui, c’est moi que veut la populace.
C’est à moi de mourir. Si je meurs, il vivra.
Allons !
Elle fait quelques pas et s’arrête.
Mais contre tous il me protégera ;
Mon aspect odieux redoublera leur rage,
Et je n’aurai servi qu’à hâter le carnage.
– Le moment est passé. Je n’ai pas su mourir.
Quand on me poursuivait, pourquoi ne pas m’offrir ?
Ah ! lâche que je suis ! mais c’était si terrible !
Être ainsi déchirée ! oh ! quelle mort horrible !
Que je meure, mon Dieu ! mais sauvez-le d’abord !
– On vient. Si c’était lui !
Scène IV
LE MOINE, AGNÈS
AGNÈS.
C’est le moine ! – Il est mort.
LE MOINE.
Il est hors de danger. La foule se dissipe.
Ma voix peut encor plus que le fer de Philippe.
Je l’ai pris sous ma garde, afin qu’il succombât
Sous la loi de l’Église, et non dans un combat.
AGNÈS.
Que fait-il !
LE MOINE.
Indigné de me devoir la vie,
Il chasse devant lui le peuple qu’il défie.
AGNÈS.
Ciel !
LE MOINE.
Mais je vous l’ai dit, je l’ai rendu sacré,
Et ma protection le suit contre son gré.
Ainsi, soyez en paix. – Et maintenant, Madame,
Je viens vous rappeler à votre grandeur d’âme.
Si vous voulez partir, voici votre gardien.
AGNÈS.
On ne l’a pas permis, quand je le voulais bien.
LE MOINE.
Le peuple a disparu ; Fût-il à votre porte,
Vous n’avez rien à craindre, étant sous mon escorte.
Rien ne s’oppose donc, Madame, à ce départ.
AGNÈS.
Je n’y puis plus songer à présent ; c’est trop tard.
LE MOINE.
Soit, Madame. Le Roi sera déposé.
AGNÈS.
Grâce !
Oh ! grâce, Monseigneur ! que faut-il que je fasse ?
Je me suis mise en route, et vous l’avez bien vu ;
J’avais tout calculé, tout réglé, tout prévu ;
Je me calomniais, pour n’être pas suivie ;
Comment pouvais-je mieux prouver ma bonne envie ?
Ensuite est-ce ma faute ? ai-je dû deviner
Qu’un peuple furieux voudrait m’assassiner ?
Le Roi, ce noble cœur, le Roi m’a protégée,
M’a ramenée ici, pressée, interrogée,
Tant, que je n’ai pas eu la force de mentir,
Et qu’ayant avoué, je ne peux plus partir.
LE MOINE.
Tous ces empêchements, Madame, auraient leur terme,
S’il vous plaisait de dire une parole ferme.
AGNÈS.
J’ai parlé fermement ; je crois, du moins. J’ai dit
Ce qui m’est survenu de plus fort à l’esprit.
Il est vrai, j’aurais dû garder l’air insensible ;
J’aurais dû mieux mentir. Mais était-ce possible ?
Ah ! si vous l’aviez vu se plaindre et m’accuser !
Quiconque eût été là, me devrait excuser.
Enfin, si j’ai failli, la faute est consommée ;
Il sait trop que je l’aime, et j’en suis trop aimée ;
Il ne me permettra jamais de me bannir,
Ou vous ne savez pas ce qui peut advenir !
LE MOINE.
Bref ! Vous ne voulez plus expier votre crime ?
AGNÈS.
Mon crime ! Eh bien ! voyons ! voici votre victime :
Confondez-la ! C’est trop qu’on soit persécuté,
Et qu’on demande en vain comment c’est mérité !
Vous, qui me poursuivez avec tant de furie,
Quel est le crime affreux dont je me suis flétrie ?
Est-ce d’avoir pu croire, après tout le clergé,
Que Philippe était libre, ainsi qu’on l’a jugé ?
Et si c’est mal jugé, moi, votre humble servante,
Plus que tous vos docteurs devais-je être savante ?
Est-ce d’avoir pensé que nous étions unis,
Nous qui par l’archevêque avons été bénis ?
Est-ce d’avoir trop bien écouté ce précepte,
Qu’il faut être fidèle à l’époux qu’on accepte ?
Ce sont là mes forfaits pourtant !
LE MOINE.
Madame, adieu ;
Vous vous justifierez au tribunal de Dieu.
AGNÈS.
Un instant ! attendez ! Souffrez qu’on délibère !
Je ne me plaindrai plus ; restez là, mon bon père !
Ne le déposez pas !
LE MOINE.
J’exécute l’arrêt.
AGNÈS.
Ne l’exécutez pas, Monseigneur, s’il vous plaît !
Pourquoi l’exécuter ? C’est encore un mystère ;
Vous seul du sceau fatal êtes dépositaire ;
Vous feindrez au besoin de l’avoir égaré ;
On s’en repent peut-être, et l’on vous saura gré.
Dieu ! quelle anxiété ! Je reste, on le dépose ;
Je m’en vais, il me suit ; et c’est la même chose.
Mon père ! c’est en vous qu’est mon unique espoir !
Comment m’y prendre, hélas ! pour mieux vous émouvoir !
Grâce ! grâce ! Oubliez d’orgueilleuses paroles.
Je me justifiais par des raisons frivoles.
Oui, je suis criminelle, et le dis hautement.
Pardonnez-moi mon crime, au nom du Dieu clément !
Par votre saint habit qu’à vos genoux j’embrasse,
Par votre saint rosaire, accordez-moi ma grâce !
Si vous me repoussez, c’est fait de moi ! Merci !
Je ne vous quitte pas, sans avoir réussi.
LE MOINE, levant les yeux au ciel.
Seigneur ! venez en aide à ma force ébranlée !
C’est grand’pitié de voir cette âme désolée.
AGNÈS.
Grâce !
LE MOINE.
Pour m’affermir, Seigneur ! rappelez-moi
Les droits impérieux de votre sainte loi !
AGNÈS.
Grâce !
LE MOINE.
Je suis ici l’instrument d’un autre homme ;
Celui qu’il faut fléchir, pauvre femme, est à Rome.
AGNÈS.
Conduisez-moi vers lui ! je le prierai si bien,
Qu’il me pardonnera, lui, le premier chrétien.
C’est le représentant du Sauveur ; ce doit être
L’ami des affligés, comme son divin maître.
Sera-t-il pas touché, quand il verra de près
L’habitude des pleurs empreinte sur mes traits ?
Car trembler et pleurer, c’est ainsi que j’existe ;
Je ne me souviens plus comment on n’est pas triste.
Oh ! comme il jouira de mes ravissements !
Quelle douceur pour lui dans mes remerciements !
Aux transports inouïs de ma reconnaissance,
Il pourra s’expliquer ma désobéissance ;
Et comprendra, voyant quels étaient nos amours,
Que nous ayons voulu les prolonger toujours.
Puis, si ma faute encor doit être châtiée,
Si ce que j’ai souffert ne l’a pas expiée,
Je prendrai dans un cloître un habit pénitent,
Un jour, lorsque le roi ne m’aimera plus tant.
GUILLAUME, qui est entré depuis quelques instants.
Ajoutez-y que, moi, le chevalier Guillaume,
Je donnerai mes fiefs aux couvents du royaume,
Mon argent, ma vaisselle, et tout ce qui me sert,
Mon cheval des combats même, avec mon haubert,
Et j’irai, ne vivant que de miséricorde,
Jusqu’à Jérusalem, pieds nus, ceint d’une corde ;
Là, consacrant à Dieu mon fer de chevalier,
Je ferai vœu de vivre et mourir templier.
LE MOINE.
Madame, levez-vous. C’est une vaine instance.
Le pape ne peut pas révoquer sa sentence.
Le roi, dès aujourd’hui, madame, aura cessé
D’illustrer l’adultère, ou son règne est passé.
GUILLAUME.
Ne vous abaissez plus, Reine ; votre prière,
Avant ces cœurs de moine, amollirait la pierre !
AGNÈS, se relevant et regardant le ciel.
Que ma perte, Seigneur ! retombe donc sur eux !
Qu’ils trouvent à leur tour un juge rigoureux !
Vous avez vu, Seigneur ! combien leur âme est dure,
Et jusqu’où leur rancune a poussé ma torture ;
Quand ils voudront fléchir votre sévérité,
Soyez impitoyable, autant qu’ils l’ont été !
Au moine.
Et vous, qui me parliez du tribunal suprême,
Tremblez plutôt que moi, d’y paraître vous-même !
C’est vous qui répondrez des milliers de chrétiens
Dont vous aviez la garde, infidèles gardiens !
Vous, qui fermez le ciel où vous deviez conduire,
Et, chargés de sauver, travaillez à détruire ;
Vous, qui, parce qu’un seul fut désobéissant,
Damnez, du même coup, tout un peuple innocent !
C’est vous qui répondrez, quelle qu’en soit la suite,
Du dernier désespoir où vous m’aurez réduite !
Et puisse mon exemple être un enseignement
Qui témoigne à jamais de votre acharnement !
Puissent les nations s’émouvoir, et comprendre
À quelle tyrannie elles doivent s’attendre !
Puisse venir un jour, où tout le genre humain
Se sera révolté contre le joug romain,
Où l’on aura brisé les foudres de ce pape
Qui ne se fait connaître à nous que lorsqu’il frappe,
Qui de la chrétienté se prétend le pasteur,
Et n’en est cependant que le persécuteur !
Que maudit soit celui qui sait si bien maudire !
De sa méchanceté contre lui je m’inspire ;
Je comprends le bonheur qu’on trouve à se venger ;
Il verse dans mon sein ce venin étranger ;
Il a flétri ma vie, empoisonné mon âme ;
Maudit, maudit soit-il ! qu’il soit maudit !
LE MOINE.
Madame !...
AGNÈS.
Silence ! laissez-moi ! fût-ce pour peu d’instants,
Je suis encore la Reine, et commande céans.
Sortez !
LE MOINE.
Au nom du ciel !...
AGNÈS.
Sortez ! je vous l’ordonne.
Le moine sort. Agnès tombe, en sanglotant, dans un fauteuil.
LE MOINE, s’arrêtant sur le seuil.
Pardonnez-lui, mon Dieu ! Sa raison l’abandonne.
ACTE V
La salle du trône.
Scène première
PHILIPPE-AUGUSTE, GUILLAUME-DES-BARRES, BARONS
Les barons sont assis. Philippe est debout sur les marches du trône, sur lequel sont posées la couronne et Joyeuse, épée de Charlemagne.
PHILIPPE.
Merci, Seigneurs barons ; soyez les bienvenus !
Je retrouve enfin ceux qui m’étaient si connus.
C’est un contentement, qu’on ne me donne guère,
De reposer mes yeux sur des hommes de guerre,
Et de revoir chez moi ces nobles écussons
Dont je craignais déjà d’oublier les blasons.
– Barons et chevaliers, vous savez qui nous sommes :
Je suis votre seigneur, et vous êtes mes hommes.
Je vous ai tous aimés, et je vous l’ai fait voir :
Je n’ai rien demandé hors de votre devoir ;
J’ai rendu la justice ; en un mot, je puis dire
Que je me suis conduit en bon et loyal sire,
Et qu’à nul d’entre vous, en aucune façon,
Je n’ai fait sciemment ni tort, ni déraison.
Si j’ai nui par mégarde à quelqu’un, qu’il se lève !
– Ainsi j’ai commencé, Seigneurs, ainsi j’achève ;
Et, jusqu’au dernier jour, je prétends en user
Si bien, que mes vassaux ne puissent m’accuser.
Or, nous sommes unis pour la gloire et la honte.
L’affront, fait au vassal, jusqu’au seigneur remonte ;
Et par même raison, l’affront, fait au seigneur,
Attaque le vassal dans son intime honneur.
Et puisque c’est ainsi, je ne veux pas attendre
La honte qui sur moi doit aujourd’hui descendre :
Savoir, qu’un moine touche à mon front dégradé,
Et découronne un roi qui vous a commandé.
Son empreinte à jamais souillerait la couronne ;
Je n’avilirai pas la France en ma personne.
S’il vous paraît, Seigneurs, qu’il faille un autre roi ;
Si vous me retirez vos cœurs et votre foi ;
Si vous ne sentez rien, au fond de vos entrailles,
Qui vous crie en faveur d’un frère de batailles,
Vous, Gui de Mauvoisin, Enguerrand de Couci,
Gauthier de Châtillon, Mathieu Montmorency,
Gauthier, qui m’as jadis sauvé du cimeterre,
Mathieu, que j’ai sauvé de Richard d’Angleterre,
Et vous tous, dont chacun, en chevalier loyal,
À cent fois combattu sous l’étendard royal,
– De votre épée, alors, vous n’étiez pas avares ; –
Et toi, Guillaume, aussi, toi, Guillaume-des-Barres,
Si je n’ai plus d’amis, de votre propre main
Reprenez la couronne à votre suzerain :
Prenez-la, j’y consens ; car vous la prendrez pure,
Avant qu’elle reçoive aucune flétrissure.
Vous aurez l’air du moins de suivre votre choix,
Et de faire, vous seuls, ou défaire vos rois ;
Et moi-même, j’ai droit à ces faveurs dernières
De n’être déposé que par des mains guerrières.
LES BARONS, se levant.
Sire !
PHILIPPE, étendant la main pour commander le silence.
À ce point où sont les choses aujourd’hui,
Il vous faut un roi fort, et sûr de votre appui,
Un roi qui de Rouen chassera Jean-sans-Terre,
Et vous emmènera peut-être en Angleterre.
Prenez donc le plus fier de ceux qui sont ici ;
Gardez-lui mieux qu’à moi votre serment. Voici
La couronne, et voici Joyeuse : je résigne
L’une et l’autre, Seigneurs, dans les mains du plus digne.
LES BARONS, se levant.
Sire ! Sire ! pour Dieu, demeurez avec nous !
GUILLAUME.
Sire, nous ne voulons point de roi sinon vous !
TOUS, levant leurs épées.
Oui ! oui ! Philippe-Auguste !
PHILIPPE, levant son épée.
Agnès de Méranie !
Silence. Tous baissent leurs épées.
Quiconque reniera ma dame, me renie.
Quiconque me voudra, Barons, sachez-le bien,
Doit prendre le parti d’Agnès, comme le mien ;
Et pour tout déclarer, s’il veut être mon homme,
Il doit se tenir prêt à marcher contre Rome.
À ces conditions je serai votre roi.
Or, dites maintenant si vous voulez de moi !
Scène II
LES MÊMES, LE MOINE
LE MOINE.
Tu n’es plus roi. Descends, de par le très saint Père,
Pécheur, descends du trône où siège l’adultère.
Aux barons.
Philippe n’est plus roi. Vassaux qui le servez,
De vos engagements vous êtes relevés.
Sous peine d’anathème, il vous est fait défense
De garder envers lui le vœu d’obéissance.
PHILIPPE.
Choisissez, chevaliers dont j’ai reçu la foi,
D’être les serfs d’un moine ou les vassaux d’un roi !
LE MOINE.
Choisissez de sauver ou de perdre votre âme,
Serviteurs du Très Haut, ou valets d’une femme !
PHILIPPE.
Si vous êtes loyaux, songez à votre vœu !
LE MOINE.
Si vous êtes chrétiens, songez à votre Dieu !
PHILIPPE.
Bref, prenez un parti ! Ce n’est pas mon affaire
D’échanger des propos contre un tel adversaire.
Décidez-vous, Barons !
LE MOINE.
Chrétiens, décidez-vous !
Scène III
LES MÊMES, AGNÈS, puis ROBERT D’ALENÇON
LES BARONS
Agnès !
PHILIPPE.
Oui, paraissez, Madame, aux yeux de tous !
Mettons ces chevaliers en face d’une dame ;
Et que leur lâcheté soit doublement infâme,
Si deux fois, en un jour, ils manquent à l’honneur,
Et devant une dame, et devant leur seigneur !
– Se range à mes côtés, qui veut être des nôtres ! )
Guillaume passe du côté du Roi.
LE MOINE.
Sous peine d’anathème, arrière tous les autres !
Les barons se retirent vers le fond du théâtre. Robert paraît.
PHILIPPE.
C’est bien, mes bons amis : recevez mes adieux.
Oui, vous avez raison, lâches ! Baissez les yeux !
Mouvement.
Baissez les yeux, vous dis-je ! et subissez l’outrage ;
Ou, s’il rallume en vous un reste de courage,
Relevez donc le gant que je vous jette ! allons !
Chevaliers ! je vous tiens pour chevaliers félons !
ROBERT, s’avançant.
Je vous tiens pour félons, ô chevaliers de France !
À Philippe.
S’il vous faut, Monseigneur, à l’épée, à la lance,
Envers et contre tous, un tenant ; me voici.
PHILIPPE.
C’est bravement parler, comte Robert. Merci.
ROBERT, allant vers Agnès.
Vous, Madame, daignez agréer mon service ;
Et jamais champion, avant d’entrer en lice,
N’aura mis à sa lance, avec autant d’orgueil,
D’aussi nobles couleurs que vos couleurs de deuil.
AGNÈS.
Généreux inconnu, que Dieu vous récompense !
Mais il n’est pas besoin qu’on prenne ma défense.
Allez auprès du Roi ; modérez son courroux.
Voilà, bon chevalier, ce que j’attends de vous.
Robert s’incline, et revient vers Philippe. Le Roi, les bras croisés, ayant Guillaume et Robert à ses côtés, regarde fixement les barons qui restent immobiles. Agnès, sur le devant de la scène, va vivement au moine.
AGNÈS, au moine.
Seigneur, justice est faite. Écartez votre foudre.
Laissez régner le Roi, que ma mort doit absoudre.
– Je meurs.
LE MOINE.
Quoi !
AGNÈS.
La douleur égarant ma raison...
Priez pour moi ! priez !... Je meurs par le poison.
LE MOINE, avec épouvante.
Oh !
AGNÈS, montrant le Roi.
Silence, mon père !
LE MOINE.
Ah ! malheureuse femme !
Quoi ! ne songiez-vous pas que vous perdiez votre âme !
– Malheur à vous !
AGNÈS.
Mon père !...
LE MOINE, la repoussant.
Arrière ! laissez-moi !
AGNÈS, tombant à genoux.
Vous qui me rejetez, mon Dieu, sauvez le Roi !
PHILIPPE.
Que vois-je ! Fi ! madame ! êtes-vous insensée !
Suivez-moi ! – Qu’as-tu donc ? Dieu ! ta main est glacée.
AGNÈS.
Philippe, à ton secours appelle ta vertu...
Je vais mourir.
PHILIPPE.
Mourir ! Agnès ! quoi ! que dis-tu ?
AGNÈS.
Oui, mes anxiétés ont passé mon courage...
Ce peuple forcené, ce bruit, ces cris de rage...
Tout cela m’a brisée, et je meurs.
PHILIPPE.
Mourir ! toi !
Où suis-je !
AGNÈS.
Pauvre ami !
PHILIPPE.
Toi, mourir !
AGNÈS.
Soutiens-moi.
PHILIPPE, il la conduit vers un banc.
Oh ! mon Dieu ! – Sauve-la, moine ! et je te pardonne.
Mes amis ! compagnons !
AGNÈS.
Non, n’appelle personne.
On ne peut me sauver ; – reste – je veux te voir,
Et m’acquitter enfin d’un important devoir.
– Si la solennité des paroles dernières
Prête quelque vertu, Philippe, à mes prières,
Souviens-toi de rentrer, soumis et repentant,
Dans la foi, dont le pape est le représentant.
Au moine.
J’ai prononcé tantôt des paroles de haine,
Seigneur ; je m’en repens.
LE MOINE, les yeux au ciel.
Justice Souveraine,
Dans le trouble où je suis, montre-moi mon chemin !
Faut-il l’abandonner ou lui tendre la main ?
Le crime est monstrueux ; mais l’épreuve était rude.
Qui peut prescrire un terme à ta mansuétude ?
Il fait un pas vers Agnès.
Dieu juste, mais Dieu bon, puisse son repentir
Désarmer ta rigueur prête à s’appesantir !
AGNÈS, se soulevant.
Vous priez ! Dieu peut-il me pardonner, mon père ?
LE MOINE.
Vous fûtes dévouée ; et je crains, mais j’espère.
AGNÈS.
Oh ! merci ! –
Elle retombe.
C’est la mort...
À Philippe.
c’est une douce mort.
Va, quand je te fuyais je souffrais plus encor...
Du courage, Philippe !... Ô ma chère famille !
Ô mon petit garçon ! ô ma petite fille !...
Tu ne les tiendras pas pour bâtards, n’est-ce pas ?
PHILIPPE, agenouillé et la soutenant.
Agnès !
LE MOINE.
Ne songez plus aux choses d’ici-bas ;
Vos deux enfants seront légitimés, Madame.
AGNÈS, avec joie.
Ah !
Elle meurt.
LE MOINE.
Elle est vers son juge. Ô Dieu ! reçois son âme !
Il va vers le fond du théâtre, et s’adressant aux barons.
L’interdit est levé. Priez tous avec moi
Pour l’âme de la Reine et pour les jours du Roi.
Il s’agenouille et prie. Les barons mettent un genou en terre. Guillaume et Robert sont debout à côté du roi et d’Agnès morte.
GUILLAUME, posant la main sur l’épaule de Philippe anéanti.
Robert est de retour ! En guerre, Sire !
ROBERT.
En guerre !
Prenons la Normandie au roi Jean d’Angleterre !
Les barons se relèvent.