Agar dans le désert (Félicité DE GENLIS)

Comédie en un acte.

Représentée en 1775.

Éditée dans le Tome I de Théâtre à l’usage des jeunes personnes, 1779.

 

Personnages

 

AGAR

ISMAËL, fils d’Agar

L’ANGE

 

La Scène est dans un Désert.

 

 

Scène première

 

AGAR, ISMAËL

 

AGAR, tenant son Fils par la main. Elle doit porter un vase.

Quels tristes lieux !... quelle affreuse solitude !...

ISMAËL.

Maman, retournons chez mon Père ; nous у étions si heureux !

AGAR.

Hélas ! mon Enfant, la haine et la jalousie nous en ont chassés ; et c’est pour toujours.

ISMAËL.

La haine ! et quel mal ai-je fait pour la mériter ? Et vous, Maman, comment peut-on vous haïr ?

AGAR.

L’envie, mon fils, rend injuste et cruel ; elle conduit à la haine, la plus odieuse, la plus noire de toutes les passions.

ISMAËL.

Un cœur sensible ne l’éprouvera donc jamais ?

AGAR.

Un cœur sensible peut s’égarer... l’orgueil, mon Fils, peut corrompre l’âme la plus tendre, et la livrer à toutes les fureurs de la vengeance.

ISMAËL.

Ah ! Maman, si j’ai de l’orgueil, mettez tous vos soins à m’en corriger.

AGAR.

La raison seule doit nous en garantir. L’Auteur de la nature n’a rien fait que lui devons toutes nos vertus ; et nos vices sont de bon ; nous notre ouvrage.

ISMAËL.

Nous naissons donc sans orgueil ?...

AGAR.

Dieu imprima dans nos cœurs un désir salutaire qui nous porte à nous distinguer, à rechercher la gloire.

ISMAËL.

C’est l’amour-propre ?

AGAR.

Oui, mon fils, c’est ce principe divin qui fait les Héros et les grands Hommes ; alors il est pur, et tel que Dieu nous l’a donné ; mais l’homme corrompu abuse de ce don précieux, il le dénature, l’avilit, le tourne sur des objets vains et frivoles, enfin il en fait l’orgueil.

ISMAËL.

Maman, Dieu est bon ; quand nous suivons sa loi, il doit donc nous aimer.

AGAR.

Il est alors notre Père.

ISMAËL.

Pourquoi donc gémissez-vous ? Pourquoi sommes-nous sans appui, sans secours dans ce désert ?

AGAR.

Il veille sur nous, et ne veut que nous éprouver.

ISMAËL.

Et cependant la fatigue, le chagrin nous accablent : privés d’asile et de nourriture, comment résister à tant de maux ?

AGAR.

Par le courage qui les méprise, par la résignation qui s’y soumet sans murmure. Souffrir est le partage de la vie : c’est un temps d’épreuve et d’orage, temps rapide et court ! suivi, pour la vertu, de l’immortalité, de la gloire et du bonheur. Cessons donc de nous plaindre. Songeons, aux biens qui nous attendent, et tâchons de nous en rendre dignes.

ISMAËL.

Maman, vous ne craignez donc pas la mort ?

AGAR.

Hélas ! je ne crains que de vous survivre.

ISMAËL.

La mort n’est rien !... c’est un instant !... Mais souffrir, endurer la faim, la soif, ah ! Maman !...

AGAR.

Mon Fils, il est encore un plus affreux tourment... c’est celui de ne pouvoir soulager ce qu’on aime.

ISMAËL.

Ne l’ai-je pas senti ?... Je vous ai vu pleurer.

AGAR.

Ah ! mon Enfant, si je pouvais, en donnant ma vie, sauver la tienne !...

ISMAËL.

Maman ! qu’en ferais-je sans vous ?...

AGAR.

Ô mon cher Ismaël... cruelle Sara, si vous l’entendiez !... si vous le voyiez... Oui, votre cour barbare en serait attendri... Et moi, et moi, que dois-je éprouver ?... Ah ! mon Fils, ne nous laissons point abattre : notre sort est affreux ; mais Dieu nous protège et peut le changer.

ISMAËL.

Ce Désert produit bien quelques fruits sauvages dont nous pourrions nous nourrir ; mais sous un soleil si brûlant, la soif dévore, et l’on n’y trouve ni fontaines ni ruisseaux...

AGAR.

Nous en découvrirons peut-être... D’ailleurs, ce vase, le seul bien qui nous reste ; contient encore de l’eau : elle est pour toi, c’est une dernière ressource que ma tendresse te réserve.

ISMAËL.

Je veux la partager avec vous.

AGAR.

Ce n’est qu’en conservant ta vie que je puis prolonger la mienne.

ISMAËL.

Maman ?

AGAR.

Quoi, mon enfant ?

ISMAËL.

Depuis deux jours je n’ai pas dormi ; je me sens accablé : asseyons-nous.

AGAR.

Viens prendre du repos, il te rendra des forces ; viens te coucher à l’ombre de ce buisson.

Ismaël la suit et se couche ; elle se met auprès de lui, et place son vase à ses pieds.

ISMAËL.

Maman, essayez de dormir aussi.

AGAR.

Non, je te veillerai.

ISMAËL.

Vous ne vous éloignerez pas de moi pendant mon sommeil.

AGAR.

Eh ! pourrais-je te quitter un instant ! Ses yeux se ferment... heureux âge !...

Ismaël s’endort tout-à-fait.

Dors, dors, tu ne sentiras plus tes maux, et les miens seront adoucis...

Elle le considère.

Hélas ! comme ses traits sont changés ! Ils portent l’empreinte de la souffrance... Ô mon Fils ! sans toi, sans tes plaintes qui me déchirent le cœur, avec quel courage je supporterais ma destinée !... Mais l’entendre gémir... voir couler ses larmes, ô Ciel ! c’est un supplice que je ne puis endurer... Il épuise toute ma constance. Comme il dort !... Pauvre enfant !

Elle l’embrasse.

Que je t’aime !...

Elle porte la main sur son front.

Son visage est brûlant, le soleil donne sur sa tête. Hélas ! même en dormant, il est donc destiné à souffrir !... Mais ne pourrais-je pas, avec mon voile lié à cette branche, lui former un abri ?

Elle veut tirer la branche à elle.

Je n’y puis atteindre, il faut me lever et détacher mon voile.

Elle se lève, fait un mouvement qui renverse le vase qui était à ses pieds, et répand l’eau.

Grand Dieu ! qu’ai-je fait ?... Ce vase, ma dernière espérance, mon unique ressource, la vie de mon Fils !... Ah ! malheureuse... cette eau pouvait du moins lui suffire encore jusqu’à demain... et d’ici-là, de nouvelles recherches nous auraient peut être fait découvrir une fontaine !...

Elle tombe accablée de douleur auprès de son Fils.

Ah Ciel !...

ISMAËL se réveillant.

Maman !...

AGAR.

Ô mon Fils !...

ISMAËL.

Maman ! je brûle... je n’en puis plus... un feu cruel me dévore...

AGAR, le prenant dans ses bras et le couvrant de son voile.

Mon Dieu, prenez pitié de l’excès de ma peine !...

ISMAËL.

Maman, je meurs de soif ; une goutte d’eau, Maman, et vous me rendrez la vie.

AGAR.

Eh bien, mon Fils, eh bien ! reçois donc mon dernier soupir... Tu meurs, j’en suis la cause ; pardonne-moi, je vais te suivre.

ISMAËL.

Maman, vous avez donc bu toute l’eau ?

AGAR.

Que dis-tu ?... Grand Dieu !...

ISMAËL.

S’il en restait encore, et si vous éprouviez ce que je sens, Maman, je ne le boirais pas.

AGAR.

Ô mon Fils ! peux-tu me croire assez barbare ?

ISMAËL.

Hélas ! la douleur égare et trouble mon esprit, pardonnez-moi.

AGAR.

J’ai voulu te garantir du soleil... Je me suis levée... J’ai renversé ce vase, et je t’ai donné la mort !...

ISMAËL.

Non, Maman... non... cette eau n’aurait pu me suffire...

AGAR.

Quelle pâleur couvre son front !... mon Fils !...

ISMAËL.

Maman, donnez-moi votre main que je la baise encore...

AGAR.

La sienne est froide et tremblante... Mon Enfant ?... Il ne me répond pas !... Ismaël, ouvre les yeux !... Embrasse encore une fois ta malheureuse mère...

Elle met la main sur son cœur.

Il bat encore...

Elle se met à genoux.

Ô toi, Être Suprême et bienfaisant, à qui tout est possible ! toi, soutien, protecteur des infortunés, daigne jeter un regard sur moi !... Je me soumets, si tu l’ordonnes ; mais ma confiance en ta bonté, égale mon obéissance !... Conserve-moi le bien que tu m’as donné ; ou du moins, grand Dieu ! ne me condamne point à vivre !... Tu vas prononcer, j’attends mon arrêt... Mais c’est un Père qui va le rendre !...

Elle retombe au près de son Fils, le visage caché. Après un long silence.

L’ANGE, derrière le Théâtre.

Agar ?...

AGAR.

Qu’entends-je ? et quelle voix céleste vient ranimer mon cœur ?...

On entend une Symphonie douce.

Ou suis-je ?...

La toile du fond se lève, et l’on découvre l’Ange sur un nuage, une palme à la main. Le Théâtre change, et représente un paysage charmant, orné de fleurs et de fruits.

 

 

Scène II

 

L’ANGE, AGAR, ISMAËL

 

L’ANGE.

Agar !...

AGAR.

Que vois-je !...

Elle regarde son Fils toujours étendu à terre sans mouvement.

Ô mon Fils !

L’ANGE s’approchant.

Agar !... Essuyez vos larmes.

AGAR.

Mon Fils va donc m’être rendu !... Mais, ô Ciel ! il est toujours sans mouvement... Ismaël... Ismaël !... Ah ! c’en est fait, il n’est plus !...

Elle se lève impétueusement, et court se précipiter aux pieds de l’Ange.

Dois-je donc perdre tout espoir ?...

L’ANGE.

Votre confiance, Agar, et votre foi n’égalent-elles pas votre soumission ?

AGAR, toujours aux pieds de l’Ange.

Oui, je suis résignée... Hélas ! si Dieu l’exige, je m’interdirai jusqu’à la plainte. Mais mon courage m’abandonne... un doute affreux glace mon cœur... Dieu veut-il m’éprouver, ou combler ma misère ?... 

L’ANGE.

Lui sacrifieriez-vous, sans murmure, le seul bien qui vous reste... cet enfant si chéri ?

AGAR.

Je le tiens de la bonté... il peut me retirer ses bienfaits...

Elle se relève, et court auprès de son fils.

Mon Fils !... C’est en vain que je l’appelle. Hélas ! il m’entendrait s’il respirait encore. La voix de sa mère désolée ranimerait ses sens. Mes cris sont superflus. Ismaël n’y peut répondre... Ismaël ! ô nom jadis si doux à répéter !... nom chéri ! maintenant je ne puis le prononcer qu’en frémissant...

L’ANGE.

Agar ! pourquoi vous livrer à ce vain désespoir ?... vous pleurez votre Fils. Il paraît mort à vos yeux : mais doutez-vous de la puissance immortelle du Seigneur ?

AGAR, se relevant.

Sa puissance !... Ah ! sans doute il peut tout ; il peut tarir la source de mes larmes ; il peut me rendre mon fils... Insensée que je suis ! Je pleurais, et Dieu me voit et m’entend. L’excès de ma douleur l’offensait peut-être. Cette idée m’accable et me déchire... Par donne-moi, grand Dieu, de coupables transports !... Daigne jeter sur cet Enfant un regard paternel ; que son innocence te touche ! Ah ! puisse-t-il du moins n’être pas la victime des fautes et de la faiblesse d’une mère infortunée !... Ô Ciel, que ta colère ne tombe que sur moi !... mais rends le jour à mon Fils : qu’il vive !... que je puisse encore une fois lui parler et l’entendre, ô mon Dieu !... et j’adorerai, je bénirai, en expirant, et ta justice et ta bonté.

L’ANGE.

Agar, tout ce qui vous environne déjà vous retrace, ou vous présage sa bienfaisance infinie ; il a transformé l’affreux désert où vous gémissiez, en un séjour délicieux. Sa puissance et sa gloire éclatent et brillent autour de vous.

AGAR.

Hélas ! un seul objet frappe ici mes yeux. Je n’y puis voir qu’Ismaël privé de la vie.

L’ANGE.

Ne vous laissez point abattre, Agar. Vous êtes fidèle et soumise ? N’avez-vous pas l’heureux droit de tout espérer ? Quel miracle est impossible à l’Être suprême, qui lit au fond de votre cœur ? Il vous juge, Agar, et vous protège. Il punit avec indulgence ; et lui seul fait récompenser sans mesure.

AGAR.

Qu’entends-je, ô Ciel ! quelles paroles consolantes et divines !

L’ANGE.

Levez les yeux : voyez, heureuse Agar, la bonté du Seigneur faire encore un nouveau prodige pour vous.

L’Ange touche la terre avec sa palme, il en jaillit à l’instant une fontaine abondante.

AGAR.

Ô mon Dieu ! tant de bienfaits ne me seront pas inutiles. Vous voulez que j’en jouisse ; Ismaël va donc revivre ?

L’ANGE s’approche d’Ismaël.

Approchez-vous Agar !

AGAR, courant se précipiter à genoux aux pieds de son Fils.

Ah ! grand Dieu ! mon Fils !... Mais n’est-ce point une illusion ? sa pâleur se dissipe... Ô Ciel ! si je m’abusais.

Elle lui prend la main.

Sa main... n’est plus froide... Ismaël ! Mon Dieu ! achève ton ouvrage !...

Après un moment de silence, elle regarde attentivement son Fils.

Il ouvre les yeux ; ô mon Fils !... Je me meurs.

Elle tombe sur un lit de gazon.

L’ANGE.

Agar, Agar, ranimez-vous pour louer, pour adorer le Seigneur !

AGAR, revenant à elle.

Ismaël !

L’ANGE.

Reprenez vos sens, Agar ; et regardez votre Fils.

AGAR.

Mon Fils !... Il m’est rendu ! Quoi ce n’est point un songe.

ISMAËL, se soulevant.

Ah ! je renais !

AGAR.

Ah ! mon fils ! cher enfant, viens dans mes bras, viens embrasser la plus heureuse des Mères !... Que dis-je ?... Non, prosternons nous, et remercions le Ciel.

ISMAËL.

Que ne lui dois-je pas, Maman, il nous réunit.

L’ANGE.

Jouissez désormais, Agar, d’un bonheur inaltérable : Dieu m’ordonna de vous éprouver. Il est satisfait, et tous vos maux sont finis. Élevez cet Enfant ; donnez-lui des vertus ; inspirez-lui la crainte et surtout l’amour du Seigneur. Voilà le plus digne hommage que vous puissiez offrir de votre reconnaissances.

AGAR.

Ah ! pourrais-je y manquer après de tels bienfaits ?

L’ANGE.

Que votre exemple, Agar, serve à jamais de leçon ; qu’il corrige les murmures des Mortels insensés ; et qu’il apprenne que Dieu fait récompenser la patience, la soumission, le courage et la vertu.

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