Le Joueur de flûte (Émile AUGIER)
Comédie en un acte, en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française, le 19 décembre 1850.
Personnages
ARIOBARZANE (Chalcidias)
PSAUMIS
BOMILCAR
LAÏS
TIMAS, esclave de Laïs (rôle muet)
La scène est à Corinthe, chez Laïs.
Le théâtre représente une chambre antique richement ornée ; pavé de mosaïque ; tentures aux murs, vases d’argent, trépieds dorés ; une statue de l’Amour, au fond, à droite du spectateur. Sur le devant, du même côté, un lit de repos. Sur le devant, à gauche, une table ronde ; du même côté, au premier plan, un cabinet fermé par une portière ; au deuxième plan, la chambre de Laïs. Au fond, vers la droite, la porte du dehors, par laquelle on aperçoit l’atrium plein de fleurs.
Scène première
TIMAS, rangeant la table, PSAUMIS, BOMILCAR, entrant par le fond
PSAUMIS.
Va-t’en dire à Laïs que je suis là, petite,
Avec un étranger que j’amène en visite.
Timas sort.
BOMILCAR.
Mon teint cuivré parait étonner ce minois.
N’a-t-elle donc jamais vu de Carthaginois ?
PSAUMIS.
Elle a dû voir de tout. – Regardez, je vous prie,
Ces vases, ces trépieds, cette marqueterie,
Et, dans ce coin l’Amour en marbre de Paros,
Chef-d’œuvre sous les doigts de Phidias éclos,
Hein ? comme tout cela vous porte un air de fête ?
BOMILCAR.
Vous en avez donné votre part ?
PSAUMIS.
Pas si bête !
Je ne fais des cadeaux que du genre anodin :
Par exemple, au printemps des fleurs de mon jardin ;
De ses fruits en été, du gibier en automne,
En hiver rien du tout, voilà ce que je donne.
BOMILCAR.
Que n’ai-je pratiqué ces principes prudents !
PSAUMIS.
Les femmes ont mangé vos biens ?
BOMILCAR.
À belles dents.
PSAUMIS.
Mais vous verrez Laïs : elle est d’un autre étage
Que toutes vos beautés voraces de Carthage.
BOMILCAR.
Vous la serrez de près, je pense ?
PSAUMIS.
Quelque peu,
Et je ne la crois pas insensible à mon feu.
Son galant part ce soir, et, sans fausse grimace,
Je ne suis qu’un grand sot si je ne le remplace.
BOMILCAR.
Et quel est ce seigneur ?
PSAUMIS.
Un barbare... Pardon,
Seigneur carthaginois... l’habitude !
BOMILCAR.
Allez donc.
PSAUMIS.
C’est un riche seigneur de Perse, Ariobarzane,
Qui tient depuis huit jours la belle courtisane.
BOMILCAR.
Fâcheux prédécesseur pour la comparaison
Qu’un Perse ! ces gens-là jettent l’or à foison.
PSAUMIS.
Je compte justement, mon cher, sur ce bon Perse
Pour me mettre en état, par un coup de commerce,
De faire avec Laïs le prodigue à mon tour,
Sans qu’il m’en coûte rien qu’un tout petit détour.
BOMILCAR.
Contez-moi donc la chose.
PSAUMIS.
Oh ! c’est toute une histoire.
Mais vous êtes discret ?
BOMILCAR.
Je n’ai pas de mémoire.
PSAUMIS.
Eh bien donc, ma femme est... J’ai lieu d’être confus,
Seigneur, après quinze ans de mariage et plus :
C’est un accroissement de famille inutile,
Et j’aurais bien mieux fait de me tenir tranquille.
BOMILCAR.
Petit écervelé !
PSAUMIS.
C’est vrai. Que voulez-vous ?
J’avais prêté le flanc à des soupçons jaloux :
Il m’a fallu calmer une affreuse bourrasque.
Bref, ma femme pour l’heure a droit d’être fantasque.
– Elle entendit, voici dix jours, je ne sais où,
Je ne sais quel joueur de flûte à triple trou ;
Elle le désira comme esclave. Le rustre
Sut qu’on le marchandait pour une femme illustre
(Bien que mon intendant dissimulât mon nom),
Car il lui demanda deux talents, sinon non.
Je sermonnai ma femme : elle en était coiffée.
Des pleurs, des cris ! Enfin, j’achetai son Orphée.
Mais, par une exigence étonnante, cet ours
Ne voulut se livrer qu’au terme de huit jours,
Jurant le Styx, – serment bien digne de créance !
Qu’il se présenterait vivant à l’échéance.
Voilà ma femme au ciel ! Mais, ô sexe insensé !
Le lendemain matin l’envie avait passé.
La femme est, je l’avoue, un étrange grimoire !...
Où voulais-je en venir ?
BOMILCAR.
Permettez : votre histoire
Peut, au train qu’elle prend, durer jusqu’à demain.
Je vais vous l’achever, moi, dans un tour de main.
Vous avez un esclave à revendre ; le Perse
Est homme à l’acheter très-cher sans controverse ;
Il coûte deux talents, vous le revendez trois,
Et du double Mercure usurpant tous les droits,
Vous plairez à Laïs avec le bénéfice.
PSAUMIS.
Justement.
BOMILCAR.
Bien joué ! Vous n’êtes pas novice.
Scène II
LAÏS, PSAUMIS, BOMILCAR
LAÏS.
Bonjour ; je vous ai fait bien attendre, Psaumis.
PSAUMIS.
Un peu. Je vous présente un de mes bons amis,
Mon hôte, le seigneur Bomilcar de Carthage,
À qui, si vous m’aimez, vous ferez bon visage.
LAÏS, allant à lui.
Ami de mon ami, soyez le bienvenu !
BOMILCAR.
D’un accueil cordial il m’avait prévenu ;
Mais il n’avait pas dit, et nul ne pourrait dire
Le charme hospitalier de votre doux sourire.
LAÏS.
C’est très galant, cela.
BOMILCAR.
Pour un Carthaginois.
PSAUMIS, à part.
Voudrait-il me souffler ma Laïs, le sournois ?
LAÏS.
Que fait-on à Carthage ?
BOMILCAR.
On y fait les javelles.
LAÏS.
En effet, c’est le temps. Et pas d’autres nouvelles ?
PSAUMIS.
On doit gloser un peu sur le brusque départ
D’un fin négociant appelé Bomilcar.
LAÏS.
Quoi ! vous êtes parti, seigneur, sans crier gare ?
BOMILCAR.
Mes adieux auraient fait une affreuse bagarre.
J’ai là-bas des amis, plus chauds que de raison,
Qui, pour me conserver, m’auraient mis en prison.
LAÏS.
J’entends ; de ces amis, sans nulle complaisance,
Qui vous font un fardeau de la reconnaissance,
Et viennent sans pudeur et d’un ton discourtois
Vous appeler ingrat tous les trente du mois ?
BOMILCAR.
C’est cela justement, sauf une erreur de date :
C’est le trois que, chez nous, l’ingratitude éclate.
PSAUMIS.
Ça, combien devez-vous ?
BOMILCAR.
Cent talents.
LAÏS.
Tout mon bien.
C’est énorme !
PSAUMIS.
À payer ! – à devoir, ce n’est rien.
BOMILCAR.
Je prétends m’acquitter pourtant en honnête homme.
J’ai sauvé du naufrage une petite somme,
Et j’espère trouver une combinaison
Pour relever un jour l’honneur de ma maison.
LAÏS.
Si la mienne, qu’on dit assez divertissante,
Peut vous distraire un peu de la patrie absente...
PSAUMIS.
Baste ! il soutient l’exil d’un cœur bien dégagé.
BOMILCAR.
N’importe !
LAÏS.
On voit chez moi Corinthe en abrégé,
Dans ce qu’elle a de mieux tout ensemble et de pire.
On lit, on chante, on joue, on discute...
PSAUMIS, tendrement.
On soupire !
LAÏS.
On bâille aussi parfois.
PSAUMIS.
Plus souvent qu’on ne rit,
Quand le Perse est présent et qu’il fait de l’esprit.
LAÏS.
Oui, j’en conviens ; il a dans son impertinence,
Je ne sais quoi de gauche et qui fait dissonance.
Tout son maintien d’ailleurs est ainsi contrasté,
Et flotte entre l’orgueil et la timidité.
Enfin c’est le barbare avec son arrogance,
Qui se sent tout grossier devant notre élégance,
Et qui fait pour l’atteindre un effort maladroit
Pareil à ceux d’un homme ivre pour marcher droit.
PSAUMIS.
Comment avez-vous pris cet oison ?
BOMILCAR, à part.
Pour sa plume.
LAÏS.
Sait-on ce que l’on prend, lorsque l’on prend un rhume ?
PSAUMIS.
Le mot est trop bénin, Laïs, pour l’animal.
LAÏS.
Enfin, il part ce soir ! n’en disons pas de mal.
BOMILCAR.
Bah ! le plus fort est fait.
PSAUMIS.
Puis-je espérer, charmante,
Que je vous trouverai maintenant plus clémente ?
Je n’ai plus de rivaux.
LAÏS.
Qu’un seul, cher ingénu,
Mais le plus dangereux de tous.
PSAUMIS.
Qui ?
LAÏS.
L’inconnu.
Scène III
BOMILCAR, PSAUMIS, ARIOBARZANE, LAÏS
ARIOBARZANE, du fond.
Salut à tous les trois !
LAÏS.
Bonjour, Ariobarzane.
ARIOBARZANE.
L’entretien s’interrompt à cause d’un profane ?
LAÏS.
Nous parlions de Psaumis.
ARIOBARZANE.
Par Vulcain ! parlons-en.
PSAUMIS, intrigué.
par Vulcain ?
ARIOBARZANE.
C’est un Dieu marié.
PSAUMIS, à part.
Sot plaisant !
ARIOBARZANE.
Vous avez mal aux nerfs ? – un peu de patience,
Mon cher ! c’est aujourd’hui ma dernière audience.
BOMILCAR, bas, à Psaumis.
D’ailleurs, il paiera tout.
PSAUMIS, bas.
Oui.
LAÏS.
Vous partez ?
ARIOBARZANE.
Hélas !
Je viens vous dire adieu. – Ne vous dérangez pas,
Chers Seigneurs ; nos adieux n’ont rien de pathétique.
LAÏS.
Oh ! non.
À part.
Qu’il me déplaît avec ce ton caustique !
ARIOBARZANE, ôtant ses colliers et ses bracelets.
En souvenir de moi, gardez ces derniers dons.
Je demande en échange un millier de pardons
Pour huit jours d’un ennui bien juste, je l’avoue ;
Mais que cachait bien mal votre petite moue.
LAÏS.
Si vous vous accusez, je vous pardonne, et veux
Qu’en souvenir aussi vous gardiez ces cheveux.
ARIOBARZANE.
Merci bien ! – C’est fini, chers seigneurs, et nos larmes,
Comme vous le voyez, n’ont pas fait de vacarmes.
LAÏS, à part.
Insolent !
ARIOBARZANE.
Voulez-vous maintenant, bon Psaumis,
M’entretenir d’affaire ? il vous est tout permis.
PSAUMIS.
Nous ennuierions Laïs.
ARIOBARZANE.
Bah ! pour une minute.
LAÏS.
De quoi donc s’agit-il ?
ARIOBARZANE.
C’est un joueur de flûte,
Dont il ne sait que faire et qu’il veut me céder.
LAÏS.
Ah !
ARIOBARZANE.
Nous ne serons pas longs à nous accorder.
– Votre prix ?
PSAUMIS.
Mais Laïs...
ARIOBARZANE.
Il me plait qu’elle écoute.
Votre prix ?
PSAUMIS.
Trois talents.
ARIOBARZANE.
C’est cher.
PSAUMIS.
Il me les coûte.
ARIOBARZANE.
En vérité ?
PSAUMIS.
Mais... oui.
ARIOBARZANE.
Vous êtes un hâbleur.
PSAUMIS.
Je jure...
ARIOBARZANE.
Alors, pardon ! vous êtes un voleur.
C’est ce que je voulais prouver devant madame,
Pour bien l’édifier sur votre beauté d’âme.
PSAUMIS.
Ma réputation échappe aux insolents.
ARIOBARZANE.
L’esclave ne vous a coûté que deux talents.
PSAUMIS.
Comment le savez-vous ?
ARIOBARZANE.
D’une assez bonne source,
L’ami ! Car ton argent est tombé dans ma bourse :
Cet esclave, c’est moi.
PSAUMIS.
Vous ?
ARIOBARZANE.
Moi !
BOMILCAR.
C’est saugrenu.
LAÏS, à Psaumis.
Si c’était lui, Seigneur, vous l’auriez reconnu.
PSAUMIS.
Eh ! c’est mon intendant qui m’acheta le traître !
Je ne l’ai jamais vu.
ARIOBARZANE.
Regarde-moi, mon maître.
Moment de silence. Laïs et Bomilcar éclatent de rire.
PSAUMIS.
Je suis vexé.
BOMILCAR, à Psaumis.
Voilà tous vos plans renversés !
LAÏS, à Ariobarzane.
Il comptait, grâce à vous, couvrir ses déboursés !
PSAUMIS.
Oui, riez ! – Le vaurien plus que moi vous attrape.
LAÏS.
Tiens ! c’est vrai. – Qu’étiez-vous avant d’être satrape ?
ARIOBARZANE.
Que vous importe encor, puisque j’ai pris congé ?
LAÏS.
Eh ! mais... je veux savoir jusqu’où j’ai dérogé.
ARIOBARZANE.
Je suis Chalcidias, pâtre de Thessalie.
Il va s’asseoir sur le lit de repos.
LAÏS.
Un pâtre ? soit ! L’état n’a rien qui m’humilie.
PSAUMIS, à Chalcidias.
Un esclave devant son maître ose s’asseoir ?
Debout !
CHALCIDIAS, s’allongeant sur le lit de repos.
Ma liberté n’expire que ce soir.
BOMILCAR.
Par Jupiter ! l’aplomb du coquin m’émerveille !
CHALCIDIAS, nonchalamment.
Seigneur, qui m’appelez coquin, je vous conseille
De ne pas oublier que je suis votre égal
Jusqu’à ce soir, – sinon les choses iront mal.
LAÏS, s’approchant de Chalcidias.
Puisque vous êtes fier, pourquoi cette folie
De vous vendre ?
CHALCIDIAS.
Pourquoi ? – Je vous trouvais jolie.
LAÏS.
On ne m’a jamais fait de compliment si doux.
PSAUMIS, à Laïs.
Vous causez avec lui ?
LAÏS, à Psaumis.
De quoi vous mêlez-vous ?
BOMILCAR, à part.
Tiens, tiens !
LAÏS, à Chalcidias.
C’est le désir de m’être quelque chose
Qui vous a fait vous vendre... et pas une autre cause ?
CHALCIDIAS.
Oui, vous m’aviez tourné la tête. Je croyais
(Ne vous moquez pas trop de l’erreur d’un niais),
Je croyais que le sort le plus digne d’envie
Était de vous avoir, fût-ce au prix de ma vie.
LAÏS.
Si j’avais deviné ce coup extravagant !...
CHALCIDIAS.
Vous m’auriez mis dehors comme un vil intrigant,
Et vous auriez bien fait.
PSAUMIS.
Bon ! il se rend justice.
CHALCIDIAS.
Je ne vous parle pas, petit dieu d’avarice.
LAÏS, à Chalcidias.
Pourtant...
CHALCIDIAS.
Ne faisons pas d’élégie après coup.
Je ne regrette rien, ma belle, rien du tout.
J’ai satisfait pendant huit jours, – huit jours de fête !
Les curiosités qui bouillaient dans ma tête ;
J’ai goûté les plaisirs que j’enviais d’en bas.
Tout ce qu’il me troublait de ne connaître pas ;
J’ai moi-même exercé le luxe et l’insolence,
Connu l’oisiveté, mieux encor : l’indolence !
Pratiqué les festins dans l’or et le cristal,
Le sommeil sur des lits d’ivoire oriental,
Et l’amour aux genoux d’une telle maîtresse
Qu’on n’en trouverait pas une seconde en Grèce.
Pour comble, trois vauriens, arrivant de Paphos,
M’ont joué de la flûte au nez et joué faux.
Mais n’importe ! il est doux de voir souffler les autres.
Tous ces plaisirs, seigneurs, ne sont-ils pas les vôtres ?
Eh bien, par Jupiter ! riches qui m’écoutez,
Je m’en vais pardonnant à vos prospérités !
Riche ou pauvre, pour moi c’est une chose sûre
Que le cœur de chaque homme est de même mesure :
Qu’on l’emplisse à la mer, qu’on l’emplisse au ruisseau,
Le vase ne tient pas plus d’une goutte d’eau ;
Et l’inégalité dont le pauvre se blesse
N’est pas dans ce qu’on puise, elle est dans ce qu’on laisse.
– Croyez-vous que ce soit trop de ma liberté,
Pour m’être convaincu de cette vérité ?
PSAUMIS.
Puisque la différence a si peu d’importance,
Je ferai de moitié réduire ta pitance.
BOMILCAR, bas, à Psaumis.
Maltraitez-le, c’est bien !
LAÏS, à Psaumis.
C’est mal à vous, Seigneur.
CHALCIDIAS, à Laïs.
Laissez ! Les deux talents lui donnent de l’humeur ;
Mais il découvrira sous peu quelque autre chose,
Qui, j’ose l’espérer, en doublera la dose.
PSAUMIS.
C’est bon ! ton compte est fait, à toi.
LAÏS, à Chalcidias.
Vous êtes fou
D’agacer le bourreau quand il vous tient au cou.
CHALCIDIAS.
La corde cassera.
LAÏS.
Vous êtes économe,
Psaumis, mais point méchant : vendez-moi ce jeune homme.
BOMILCAR, à part.
L’y voilà.
PSAUMIS, hésitant.
Vous voulez ?...
BOMILCAR, vivement.
Psaumis n’est pas vénal ;
Il vous le donne.
PSAUMIS.
Non !
À part.
Peste de l’animal !
Haut.
Je suis trop généreux, Laïs, pour vous le vendre ;
Mais pour vous le donner, je tiens trop à le pendre.
LAÏS.
Que dites-vous ?...
CHALCIDIAS.
Soyez tranquille là-dessus,
Madame ; il n’est pas homme à pendre tant d’écus.
– Mais je suis peu flatté, s’il faut que je le dise,
D’être traité par vous comme une marchandise ;
Car, pour vous, qu’on me pende ou ne me pende pas,
Je suis Ariobarzane et non Chalcidias.
LAÏS.
Je croyais vous servir.
CHALCIDIAS, sèchement.
Soit ! Vous êtes très bonne ;
Mais je ne veux subir la pitié de personne.
LAÏS.
Puisque vous le prenez ainsi, tant pis pour vous !
Elle sort.
Scène IV
BOMILCAR, CHALCIDIAS, PSAUMIS
PSAUMIS.
À nous deux maintenant !
CHALCIDIAS.
À nous deux, grippe-sous.
PSAUMIS.
Tes insolences, va, tu me les paieras toutes !
Ah ! tu m’as bafoué, coquin ! ah ! tu me coûtes
Deux talents ! et de plus, avec mon propre argent
Tu m’as soufflé Laïs ! Ah ! sournois d’indigent !
C’est bon ! – Je ne sais pas ce qu’on pourra te faire :
Mais j’imaginerai de quoi me satisfaire.
CHALCIDIAS.
Bah ! quoi que vous fassiez, il faudra me nourrir.
À votre place, moi, je me ferais mourir
De faim. C’est un trépas fort propre et qui, je pense,
N’a rien d’antipathique à vos goûts de dépense.
PSAUMIS.
Tu ris ? – Mais rira bien qui rira le dernier.
BOMILCAR, à Psaumis.
Vous êtes simple, ami, sans vous calomnier.
PSAUMIS.
En quoi ?
BOMILCAR.
Voyez-vous pas que ce jeune sauvage
Est parfaitement sûr de frauder l’esclavage ?
PSAUMIS.
Et comment, je vous prie ?
BOMILCAR.
En se tuant ce soir.
PSAUMIS.
Lui ?
CHALCIDIAS.
Moi ?
BOMILCAR.
Lui. – Vous !
PSAUMIS, inquiet.
Allons ! qu’en pouvez-vous savoir ?
CHALCIDIAS.
Je crois que le seigneur Bomilcar extravague.
BOMILCAR.
Vous croyez ? – Voulez-vous me prêter cette bague ?
CHALCIDIAS.
Volontiers.
Il la donne à Bomilcar qui en ouvre le chaton et la porte à ses lèvres.
Arrêtez !
BOMILCAR.
Pourquoi ?
CHALCIDIAS.
C’est du poison.
BOMILCAR.
Je m’en doutais.
À Psaumis.
Eh bien, n’avais-je pas raison ?
CHALCIDIAS.
Rendez-moi mon anneau.
PSAUMIS, saisissant la bague.
Non pas, par Hippocrate !
CHALCIDIAS.
Il est d’autres trépas que celui de Socrate.
PSAUMIS.
Eh ! là, mon bon ami, mon cher Chalcidias,
J’ai voulu plaisanter ; on ne te battra pas.
Tu n’auras d’autre emploi que jouer de la flûte ;
On te nourrira bien, entends-tu ?
CHALCIDIAS.
Quelle brute ?
PSAUMIS.
Oui, j’ai l’air d’un butor, mais mon air est trompeur.
Je suis doux ; remets-toi, voyons ! je t’ai fait peur ?
C’était de la gaîté, voilà tout ! j’ai cru rire.
Mais, pour l’amour des Dieux ne va pas te détruire !
CHALCIDIAS.
Sache qu’un cœur, nourri dans un peu de fierté,
Survit à tout, Psaumis, hors à sa liberté,
Et qu’en te la vendant pour payer un caprice,
J’envisageais déjà la mort libératrice.
PSAUMIS.
Rien ne peut te fléchir en ta faveur ?
CHALCIDIAS, souriant.
Non, rien.
PSAUMIS.
Mais tu n’as pas le droit de te tuer, vaurien !
Ton serment par le Styx...
CHALCIDIAS.
J’ai juré, non de vivre,
Mais bien de me livrer vivant, – et je me livre.
PSAUMIS.
C’est de l’improbité, c’est... je suis ruiné !
Et ma femme qui va me faire un nouveau-né !
Laisse-moi te revendre au moins.
BOMILCAR.
Je vous l’achète.
PSAUMIS.
Vous lui connaissez donc un trésor en cachette ?
À Chalcidias.
Es-tu sûr de ne rien posséder ?
CHALCIDIAS.
Par Castor
Me serais-je vendu si j’avais un trésor ?
PSAUMIS.
C’est vrai.
À Bomilcar.
Qu’attendez-vous de lui ?
BOMILCAR.
Que vous importe ?
Vous cherchez un badaud d’acheteur, je me porte.
PSAUMIS, à part.
Seraient-ils tous les deux d’accord pour me jouer ?
À Chalcidias.
Ta parole d’honneur que tu vas te tuer ?
CHALCIDIAS.
Vous verrez bien.
Il va s’asseoir près de la table.
BOMILCAR, à Psaumis.
Allons !
PSAUMIS, à part.
Mon pauvre esprit galope
En tous sens.
BOMILCAR.
Je vous donne un talent.
PSAUMIS, après une hésitation.
Eh bien ! tope !
BOMILCAR.
Voleur qui s’en dédit. – Ça, venez sur-le-champ
Livrer l’acte de vente et recevoir l’argent.
PSAUMIS, à part.
Tant pis pour lui !
BOMILCAR.
Laïs ! – J’ai deux mots à lui dire.
Scène V
CHALCIDIAS, assis, LAÏS, BOMILCAR, PSAUMIS, au fond
LAÏS.
Vous êtes encor là, Seigneurs ? Je me retire.
BOMILCAR, lui prenant la main.
Nous sortons.
Bas.
Raisonnez un peu Chalcidias,
Madame ; il veut mourir.
LAÏS.
Se tuer ?
BOMILCAR.
Parlons bas.
Il a le naturel très noble, quoique rude,
Et veut s’empoisonner pour fuir la servitude.
LAÏS.
Pauvre garçon !
BOMILCAR.
Adieu !
Il sort avec Psaumis.
Scène VI
CHALCIDIAS, assis, LAÏS
LAÏS, après un silence.
Vous voulez donc mourir ?
CHALCIDIAS.
Je crains la goutte, et veux d’avance m’en guérir.
Lui prenant la main, et regardant la bague qu’elle y porte.
– La belle aigue-marine !
LAÏS.
Oui ; mais, vous...
CHALCIDIAS.
La naïade
Qui vous en fit présent, se nomme ?...
LAÏS.
Alcibiade.
CHALCIDIAS.
C’est un joli garçon.
LAÏS.
Oui... Vous me détournez !
Votre fatal projet...
CHALCIDIAS, se levant.
Ah ! ah ! vous y tenez !
– Faut-il tant de façons pour tuer un esclave ?
D’ailleurs, la chose en soi ne me parait pas grave,
Et la mort, qui vous semble un état si fâcheux,
Me plaît assez à moi qui suis très paresseux.
LAÏS.
Ne plus voir le printemps et le retour des roses !
CHALCIDIAS.
Je l’ai vu trente fois ! je veux voir d’autres choses,
Et remarquez, Laïs, qu’en fait de nouveauté,
N’être plus est la seule après avoir été.
LAÏS.
Pourquoi ce vain effort à rire de la tombe ?
CHALCIDIAS, regardant à l’épaule de Laïs.
L’admirable camée !... Oui... c’est une colombe.
Est-ce encore un cadeau d’Alcibiade ?
LAÏS.
Non.
CHALCIDIAS.
De qui ?
LAÏS.
De Mégaclès... Mais que vous fait son nom ?
Parlons de vous.
CHALCIDIAS.
Eh bien, faisons mon épitaphe.
LAÏS.
De grâce !...
CHALCIDIAS.
Aimez-vous mieux parler de cette agrafe ?
C’est plus gai, j’en conviens ; elle n’a qu’un défaut,
C’est d’attacher les plis de la robe trop haut.
Vous vous montrez, Laïs, avec économie.
LAÏS.
Vous ne voulez donc pas me traiter en amie ?
CHALCIDIAS.
En amie, oui, mais point en donneur de leçon.
LAÏS.
Croyez pour un instant que je suis un garçon.
CHALCIDIAS.
Ah ! Laïs, comment faire ?
LAÏS, baissant les yeux.
Oubliez.
CHALCIDIAS.
Peux-tu croire
Que je manque à ce point de goût ou de mémoire ?
LAÏS.
Eh bien, Chalcidias, par ce doux souvenir
Qu’une femme jamais n’invoque sans rougir,
Si vous m’avez aimée une heure, je vous prie...
CHALCIDIAS.
Restons-en, s’il vous plaît, sur la galanterie ;
Car, si par un malheur vous m’en faisiez sortir,
Peut-être auriez-vous lieu de vous en repentir.
LAÏS.
Et que me diriez-vous ? Parlez, je veux l’entendre,
Quoi que ce soit.
CHALCIDIAS.
Ce n’est rien de bon ni de tendre.
LAÏS.
Encor...
CHALCIDIAS.
N’insistez pas : car je vous le dirais.
LAÏS.
C’est ce qu’il faut. Voyons, répondez !
CHALCIDIAS.
Je vous hais.
LAÏS.
Moi ! pour quelle raison ?
CHALCIDIAS.
Ah ! tu me le demandes ?
Eh bien, soit ; j’ai besoin aussi que tu l’entendes,
J’ai besoin à la fin de répandre le fiel
Amassé dans mon cœur comme l’orage au ciel.
J’ai quitté mon pays, par haine d’être esclave,
Trouvant qu’une racine est encore une entrave,
Et las de ressembler au triste tournesol
Dont la tête voyage et le pied tient au sol.
Depuis, j’ai promené partout ma libre vie,
Vagabond dédaigneux de tout ce qu’on envie,
M’endormant quelquefois au milieu du chemin,
Sans souvenir d’hier, sans souci de demain !
Mais un jour... jour fatal où tu m’es apparue
Triomphante au milieu de la foule accourue,
Le serpent de l’envie en moi s’est éveillé !
Tout un monde invisible à mes yeux a brillé :
Monde de voluptés, de parfums, de lumière,
Dont l’éclat rayonnait autour de ta litière ;
Monde resplendissant, aux jours d’été pareil,
Dont ta fière beauté me semblait le soleil !
Un amour furieux éclata dans mon âme.
« Être pendant huit jours l’amant de cette femme,
Me disais-je, et donner le reste de mes jours
Contre l’éternité de ces moments si courts ! »
– L’intendant de Psaumis survint : tu sais le reste.
Comprends-tu maintenant pourquoi je te déteste ?
LAÏS.
Vous ne regrettez rien, me disiez-vous tantôt.
CHALCIDIAS.
C’est l’orgueil qui parlait, et tu l’as pris au mot.
Oui, je mourrais content du marché qui me tue,
Si je t’avais trouvée au lieu de ta statue ;
Mais ce bonheur suprême et si cher acheté,
Auprès de toi, Laïs, je ne l’ai pas goûté.
Je croyais m’approcher du soleil ; à sa place
Ce n’était qu’un brillant et froid morceau de glace,
Comme en un jour d’hiver, j’ai vu, je m’en souviens,
La neige étinceler aux monts Thessaliens.
Ô spectre qu’il suffit d’approcher pour l’éteindre,
Cette cime escarpée où je croyais t’atteindre,
On ne la descend plus qu’en se précipitant ;
Mais je te maudirai, du moins, en me jetant !
LAÏS.
La douleur est injuste et je comprends la vôtre ;
Mais lequel de nous deux, Seigneur, a trompé l’autre ?
Pourquoi vous présenter comme un de ces vainqueurs
Qui, s’inquiétant peu si nous avons des cœurs,
D’une femme, par tous suivie et regardée,
Ne veulent que l’orgueil de l’avoir possédée ?
On arrive, au milieu de ce monde arrogant,
À ne voir dans ces nœuds qu’un commerce élégant ;
À choisir un amant, comme on en est choisie,
Par ennui, par orgueil, au plus par fantaisie ;
Car pourquoi faire place à ces rassasiés
Dans un cœur dont à peine ils se sont souciés ?
Et si, par un hasard, l’amour nous monte aux lèvres,
Nous le coupons tout court, comme on coupe les fièvres.
– Mais si vous m’aviez dit : « Ô Laïs, aime-moi !
Voilà ce que j’ai fait pour venir jusqu’à toi !
Je n’attends de bonheur que de toi sur la terre ;
Me donnant tout entier, je te veux tout entière... »
CHALCIDIAS, troublé.
N’en parlons plus, Laïs... c’est un malentendu.
LAÏS.
Ah ! je t’accuse aussi de ton bonheur perdu...
Perdu pour tous les deux ! Qui sait ce que ta flamme
Eût versé de chaleur et de vie à mon âme ?
Qui sait par ton amour ce que j’aurais été ?
CHALCIDIAS, amèrement.
Oui, j’ai frustré d’autant ta curiosité.
C’est fâcheux ! j’en conviens.
LAÏS.
C’est fini sans ressource,
N’est-ce pas ? Nous avons laissé tarir la source ?
Je t’ai désenchanté de moi ?
CHALCIDIAS.
Complètement.
LAÏS, après un silence.
Il n’importe, Seigneur, vous fûtes mon amant ;
Que votre illusion vous soit ou non ravie,
Elle ne vous doit pas au moins coûter la vie.
CHALCIDIAS.
Qu’entendez-vous par là ?
LAÏS.
Calmez votre fierté !
Vous ne me devrez rien pour votre liberté.
Je saurai décider Psaumis à vous la rendre.
CHALCIDIAS.
À son Carthaginois Psaumis vient de me vendre.
LAÏS.
Soit ! le marché sera moins difficile encor.
Je vous rachèterai...
CHALCIDIAS.
Madame !
LAÏS.
Avec votre or,
Seigneur.
CHALCIDIAS.
Je ne reprends jamais ce que je donne ;
Et si peu que je sois, je n’accorde à personne
Le droit de me le dire et de m’humilier.
Tâchez dorénavant de ne plus l’oublier.
LAÏS.
J’obéirai, Seigneur.
CHALCIDIAS.
Obéir ? par Hercule !
La scène que j’ai faite est donc bien ridicule ?
Je m’emporte aisément ; c’est un vilain travers.
Mais peut-on se tuer sans avoir mal aux nerfs !
Me pardonnerez-vous ?
LAÏS.
Oui, Seigneur.
CHALCIDIAS.
Que de grâce !...
Donnez-moi cette main, Laïs, que je l’embrasse.
– Qu’elle est froide !
LAÏS, à part.
Moins froide encor que son baiser !
CHALCIDIAS.
Adorable, d’ailleurs, et douce à caresser ;
Mais pourquoi la gâter par cette aigue-marine ?
LAÏS.
Je ne sais.
CHALCIDIAS.
Ah ! Laïs, je crois que je devine :
C’est quelque souvenir des serments égarés.
Qui vous en fit présent ?
LAÏS, arrachant la bague de son doigt et la jetant.
Personne.
CHALCIDIAS.
Vous pleurez ?
À part.
Elle pleure !
Scène VII
CHALCIDIAS, LAÏS, BOMILCAR
BOMILCAR, bas à Laïs, dans le fond.
Est-ce fait, Madame ?
LAÏS, bas.
Il me déteste.
BOMILCAR, bas.
Il est bien dégoûté. – Pour ma part, je proteste.
LAÏS, bas.
Je voudrais vous parler, à vous.
BOMILCAR.
Chalcidias,
J’ai quelque chose à dire ; allez un peu là-bas.
CHALCIDIAS.
À qui donc croyez-vous parler ? à votre esclave ?
BOMILCAR.
Bon ! voilà mon volcan qui jette de sa lave !
Calmez-vous. Je vous prie avec civilité
De passer un instant dans la chambre à côté,
Si vous n’exigez pas que Laïs se dérange.
CHALCIDIAS.
Je sors.
À part.
Que lui veut-il, cet acheteur étrange ?
Sachons-le.
Il sort par la première porte à gauche.
Scène VIII
CHALCIDIAS, caché par la portière, LAÏS, BOMILCAR
BOMILCAR.
L’orgueilleux !
LAÏS.
C’est un orgueil viril
Et qui lui sied.
BOMILCAR.
Oui-da ! – Mais de quoi s’agit-il ?
LAÏS.
Le voici : Ce jeune homme à son sort m’intéresse ;
Mais comme il ne veut rien devoir à sa maîtresse...
– En suis-je là, grands dieux ! qu’il me faille en effet,
Pour le faire accepter, déguiser un bienfait !
Hélas ! ma main s’est-elle à ce point avilie
Que la liberté même en sortirait salie !
BOMILCAR.
Ce petit montagnard est raide comme un crin :
C’est ce qu’en mots pompeux on nomme un cœur d’airain.
LAÏS.
Ma main se cachera, s’il faut qu’elle se cache.
Je tiens à le sauver, non à ce qu’il le sache,
Et je viens vous prier... Mais j’ai le cœur si gros,
Seigneur, que j’ai grand’peine à rassembler les mots.
BOMILCAR.
S’il ne tient qu’à cela, nous pouvons nous entendre.
Vous venez me prier, je crois, de vous le vendre,
Et de lui rendre, après, sa chère liberté,
Comme par un accès de générosité.
LAÏS.
Il pourra l’accepter d’un homme !
CHALCIDIAS, caché.
Pauvre fille !
BOMILCAR, à part, regardant Laïs.
Bon ! voilà que ce bout d’épaule m’émoustille !
Je mourrai sur la paille.
LAÏS.
Eh bien ! consentez-vous ?
BOMILCAR, à part.
Décidément, ce bout d’épaule...
Haut.
Asseyons-nous.
Ils s’asseyent sur le lit de repos.
Vous vous intéressez beaucoup à ce sauvage ?
LAÏS.
Assez pour le vouloir racheter d’esclavage.
BOMILCAR.
Eh bien ! il est à vous.
LAÏS.
Combien vous dois-je ?
BOMILCAR.
Ah ! fi !
Le plaisir de vous être agréable suffit.
LAÏS.
Mais je ne prétends pas...
BOMILCAR.
Permettez-moi, ma belle,
De vous faire cadeau de cette bagatelle ;
Et si mon procédé vous semble honnête, eh bien !
Vous avez sur la lèvre un trésor sans gardien...
LAÏS, se levant.
Vous pourriez plus crûment dire votre pensée,
Sans que j’eusse encor droit d’en paraître offensée,
Seigneur, et vous ririez, si ce cœur abattu
Osait trouver en soi l’accent de la vertu.
Je vous refuse donc sans colère et sans phrase.
BOMILCAR, après une hésitation, se levant.
Si je n’en suis ravi, que la foudre m’écrase !
Je frémis en songeant à ce que m’eût coûté,
Sans votre accès d’honneur, mon accès de... gaîté.
Croiriez-vous que l’esclave, offert d’un ton si leste,
Non-seulement, Laïs, est tout ce qui me reste,
Mais c’est mon dernier dé, ma belle, un dé pipé
Avec quoi tout mon bien peut être rattrapé !
J’étais pour un baiser tenté de m’en défaire !
LAÏS.
Vous ne voulez donc pas me le vendre ?
BOMILCAR.
Au contraire !
Et c’est le plus plaisant de ma tentation :
Je ne l’ai racheté qu’à cette intention.
LAÏS.
Voulez-vous trois talents ?
BOMILCAR.
Non.
LAÏS.
Quatre ?
BOMILCAR.
Non, ma chère.
L’instant n’est pas venu d’ouvrir encor l’enchère.
LAÏS.
Pourquoi pas maintenant, Seigneur ?
BOMILCAR.
Parce qu’il faut
Que vous ayez le temps d’apprendre ce qu’il vaut.
LAÏS.
Quel est donc votre plan ?
BOMILCAR.
Vous voulez le connaître ?
Eh bien, soit ; Bomilcar ne prend personne en traître.
D’ailleurs, je suis si sûr de faire échec et mat,
Que je peux vous livrer tout mon plan de combat.
– Vous aimez ce garçon.... convenez-en, Madame.
LAÏS.
Je ne sais... je l’admire au moins du fond de l’âme.
BOMILCAR.
Je m’accommode assez de son âpre vigueur.
C’est un sang libre et pur qui coule dans son cœur.
LAÏS.
N’est-ce pas ? c’est un rare et sublime courage,
De préférer ainsi la mort à l’esclavage !
BOMILCAR.
Et dire qu’il aura vécu demain matin !
LAÏS.
Avec quelle superbe il traite le destin !
Avec quelle admirable et tranquille insolence
Il met sa volonté dans la sombre balance !
Ne vous semble-t-il pas, cet esclave indompté,
Un roi captif, parmi son peuple révolté,
Qui fait baisser les yeux à l’insulte et l’étonné,
En redressant plus haut sa tête sans couronne ?
BOMILCAR.
Je ne vous savais pas le cœur encor si pris :
Un roi captif ! – Je crois qu’on peut parler du prix.
LAÏS.
Oui, combien voulez-vous ?
BOMILCAR.
Avant de vous le dire,
Madame, permettez qu’un instant je soupire,
Et demande pardon de la nécessité
Qui me fait durement rançonner la beauté.
L’avarice ne fut jamais à mon usage :
Mes créanciers en sont le vivant témoignage.
Ils sont l’excuse aussi de l’énorme rançon
Que je dois exiger pour ce pauvre garçon.
CHALCIDIAS, caché.
Coquin !
LAÏS.
Le préambule est long et m’importune.
BOMILCAR.
D’ailleurs, vos yeux sauront ramener la fortune ;
Tandis que je ne suis ni séduisant ni beau :
Je ne trouverais pas un écu de ma peau.
C’est mon coup de partie ; aussi, sur ma parole,
Je ne saurais, Madame, en rabattre une obole.
LAÏS.
Mais vous ne dites pas le prix. Combien ? combien ?
BOMILCAR.
Hélas ! cent talents.
LAÏS.
Quoi ! cent talents ? tout mon bien !
BOMILCAR.
Je les dois.
CHALCIDIAS, caché.
Nous verrons.
LAÏS.
Ah ! s’il m’aimait, encore !
BOMILCAR.
Oh ! quant à vous aimer, je crois qu’il vous adore !
Et cet orgueil amer dont il a repoussé
Vos bienfaits, vient d’un cœur profondément blessé.
LAÏS.
Vous croyez ? vous croyez ?
BOMILCAR.
J’en suis sûr ; mais, en somme,
Vous jugerez vous-même en voyant le jeune homme.
– Chalcidias ! – Est-il sourd ? – Hé ! Chalcidias !
Scène IX
CHALCIDIAS, BOMILCAR, LAÏS
CHALCIDIAS, entr’ouvrant la portière.
Est-ce moi qu’on appelle ?
BOMILCAR.
Oui.
CHALCIDIAS.
Je n’entendais pas.
BOMILCAR.
Rentrez, nous n’avons plus rien à dire de grave.
CHALCIDIAS.
Ne commandez-vous rien de plus à votre esclave ?
BOMILCAR.
Hein ?
CHALCIDIAS.
Ce ton vous surprend ? – Je me suis bien sondé
Là-dedans, et me suis à vivre décidé.
BOMILCAR, à part.
Qu’est-ce donc qu’il lui prend ?
Haut.
Vous raillez ?
CHALCIDIAS.
Non, mon maître ;
Je suis moins courageux que je n’avais cru l’être,
Et la mort me fait peur, voilà tout.
LAÏS, à part.
Que dit-il ?
CHALCIDIAS.
Ma jactance n’était au fond qu’un jeu puéril ;
Et je sens bien qu’il faut changer de contenance
Et demander pardon de mon impertinence.
BOMILCAR.
Quand on est de la sorte à la vie attaché,
On n’induit pas les gens en un mauvais marché.
CHALCIDIAS.
Vous avez au rabais, par cette volte-face,
Un esclave de prix.
BOMILCAR.
Que veux-tu que j’en fasse ?
CHALCIDIAS.
Je jouerai de la flûte à vos quatre repas.
BOMILCAR.
Ah ! je m’en moque bien !
CHALCIDIAS.
Je ne vous comprends pas.
Je ne peux pas pourtant, pour vous être agréable,
Me mettre autour du cou la corde irréparable.
BOMILCAR, à part.
Me voilà ruiné pour la seconde fois !
LAÏS, allant à Chalcidias.
Est-ce vous que j’entends ? Est-ce bien votre voix ?
Si fière tout à l’heure ! et maintenant si basse !
CHALCIDIAS.
Je voudrais bien vous voir un instant à ma place.
LAÏS.
À votre place, moi, si j’avais votre bras,
Pour secouer mes fers il ne tremblerait pas !
Et, comme un condamné poursuivi par la ville,
Qui se jette en fuyant dans un temple d’asile,
Pour échapper de même aux poursuites du sort,
Comme un autel sauveur j’embrasserais la mort.
CHALCIDIAS.
Vous parlez fièrement.
LAÏS.
Moins que toi tout à l’heure.
Se peut-il que tu sois si changé dans une heure ?
Non ! quelque Dieu jaloux émousse ta vertu.
Ô fier Chalcidias, quand t’éveilleras-tu ?
Que la voix d’une femme au fond de ton cœur vibre !
C’est mourir à moitié que ne plus être libre :
Meurs tout à fait, avant qu’on ne t’ait rien ôté
De ton intelligence et de ta volonté !
Meurs, et rendant d’un coup ton corps à la poussière,
Envoie aux dieux d’en bas ton âme tout entière !
Meurs, et que le tombeau, par toi-même fermé,
Laisse une noble image à ceux qui t’ont aimé !
BOMILCAR, à Laïs.
Bien ! son œil étincelle, il se mord la moustache.
LAÏS, à Chalcidias.
Ah ! je le savais bien que tu n’es pas un lâche !
BOMILCAR, se frottant les mains.
Allons ! il se tuera : c’est un brave garçon !
CHALCIDIAS.
Décidément la mort me donne le frisson.
BOMILCAR.
Son mépris et le mien, c’est tout ce que tu gagnes.
LAÏS.
Voilà donc la leçon de tes rudes montagnes !
Voilà ce qu’on apprend sur les rocs sourcilleux :
À servir, à trembler sous un maître orgueilleux !
CHALCIDIAS.
Ô courtes nuits d’été, limpides et sans voiles !
Solitude des monts ! présence des étoiles !
Ô mon lit de bruyère et de cytise en fleurs !
Ô mes chèvres !...
BOMILCAR, à Laïs.
Ses yeux se remplissent de pleurs.
LAÏS, à Chalcidias.
Achève ! dans ton cœur il se livre une lutte.
CHALCIDIAS, avec effort.
Ô mes chèvres ! pour vous je jouais de la flûte,
Je peux bien en jouer au seigneur Bomilcar
Qui n’est pas moins que vous digne de cet égard.
LAÏS.
Oh ! quelle lâcheté !
CHALCIDIAS, à part.
Dis plutôt quel courage !
Haut.
D’ailleurs, tout bien pesé, j’aime assez l’esclavage.
Pour vivre de travail je suis trop paresseux,
Et je suis devenu trop gourmand pour un gueux.
La liberté sans pain me semble un pur fétiche :
J’aime mieux m’engraisser de la sueur du riche.
LAÏS.
Est-ce possible ?
CHALCIDIAS.
Eh ! oui, j’en fais l’aveu naïf,
Je n’ai rien de commun avec un roi captif,
Je ne suis...
LAÏS, vivement.
Il a dit... ?
BOMILCAR, à Chalcidias.
Tu t’es trahi toi-même.
Roi captif !
CHALCIDIAS, à part.
Maladroit !
LAÏS.
C’était un stratagème !
Il avait écouté notre entretien.
BOMILCAR.
Voilà !
Et moi qui n’ai pas su deviner celui-là !
Ah ! jeune homme, c’est bien ! c’est d’une très belle âme
De s’abaisser ainsi pour sauver une femme !
LAÏS.
Noble Chalcidias !
BOMILCAR, à part.
Je la tiens, pour le coup.
LAÏS, à Bomilcar.
En quels termes, Seigneur, vous puis-je donner tout ?
Dictez.
Elle s’assied à la table ; Bomilcar est debout de l’autre côté.
CHALCIDIAS.
Je vous défends, Seigneur... je vous supplie,
Laïs... n’achevez pas cette énorme folie...
Réfléchissez avant que de rien consommer.
Qu’est-ce au fond qui vous pousse ? Oui, vous croyez m’aimer,
Et votre âme émoussée à l’amour s’évertue
Devant l’étrangeté d’un homme qui se tue ;
Car je n’ai que cela qui me tire de pair
Et me mette au-dessus de vos gens du bel air.
Si vous m’ôtez la mort, vous m’ôtez tout mon lustre,
Et je reste à vos yeux ce que je suis : un rustre.
Vous ruinerez-vous pour racheter un sang
Qu’on ne peut ennoblir un peu qu’en le versant ?
LAÏS, à Bomilcar.
Je vous attends, Seigneur ; dictez.
BOMILCAR, dictant.
« Par la présente,
Je reconnais devoir... »
CHALCIDIAS.
Quoi ! sans que j’y consente ?
S’il ne me plaît pas, moi, d’être ton débiteur,
De quel droit oses-tu violenter mon cœur ?
BOMILCAR, dictant.
« Au seigneur Bomilcar... »
CHALCIDIAS.
Ô résistance inerte !
Serai-je, malgré moi, complice de ta perte ?
LAÏS, à Bomilcar.
Ensuite ?...
BOMILCAR, dictant.
« Cent talents pour le paiement desquels... »
CHALCIDIAS.
Non ! S’il faut t’adjurer par les dieux immortels,
Laïs, ne te sois pas ennemie à toi-même,
Au point d’ouvrir ta porte à la pauvreté blême.
Tu ne la connais pas, toi qui vécus toujours
Parmi les voluptés de tes riches amours :
C’est la faim, c’est la soif, c’est la robe de bure,
Le travail au soleil, le repos sur la dure,
C’est enfin un labeur si terrible, entends-tu,
Qu’on en fera peut-être un jour une vertu !
LAÏS, à Bomilcar.
Après ?
BOMILCAR, dictant.
« Paiement desquels cent talents, je lui cède... »
CHALCIDIAS, à Laïs.
Tu ne m’écoutes pas ?
BOMILCAR, dictant.
« Tout ce que je possède ;
« Argent, meubles, bijoux... »
CHALCIDIAS.
Mais quel est ton espoir ?
D’un cœur comme le mien qu’oses-tu concevoir ?
Je ne peux pas t’aimer, quand j’en aurais envie !
Vois : tout raconte ici ta misérable vie !
Tout parle, tout t’accuse ; et ces riches lambris
Sont moins tendus de pourpre encor que de mépris !
D’où vient ce bracelet ? d’un prêtre, ou d’un archonte ?
Laïs ôte son bracelet.
Ce bandeau, ce collier ? Ah ! tout vient de la honte !
Et c’est à tes amants exécrés qu’en effet,
Je devrais mon salut, en souffrant ton bienfait.
Plutôt mourir cent fois !
LAÏS, à Bomilcar.
Et maintenant je signe ?
BOMILCAR.
La date et votre nom sous la dernière ligne.
CHALCIDIAS.
Non ! – S’il faut déchirer ton cœur, je le ferai,
Et ce que ma pitié taisait, je le dirai :
J’en aime une autre.
LAÏS.
Une autre ? ô ciel !
BOMILCAR.
Eh ! non, Madame ;
Voyez-vous pas qu’il ment encor par grandeur d’âme ?
CHALCIDIAS.
Son nom est Timandra ; nos pères sont amis ;
Nous étions dès longtemps l’un à l’autre promis.
C’est une courageuse et belle paysanne,
Douce comme Cérès, chaste comme Diane,
Grande, et c’était charmant quand son bras ferme et rond
Soutenait sans effort la gerbe sur son front.
LAÏS.
Assez !
CHALCIDIAS.
Quand je partis : « Souviens-toi, me dit-elle,
Qu’il te reste en ce coin du monde un cœur fidèle.
Dans les désirs d’un jour qui pourront t’assaillir,
Conserve mon image en toi sans l’avilir.
Des ardeurs de ton sang je ne suis pas jalouse ;
Tu me rapporteras ton cœur : je suis l’épouse. »
Laïs s’évanouit.
Laïs !... ô ciel !
BOMILCAR.
Laïs !
LAÏS, se ranimant, à Chalcidias.
Vous êtes bien cruel !...
N’importe !
Elle signe.
Vous pourrez la conduire à l’autel.
Elle donne l’écrit à Bomilcar qui, en échange, lui remet un papyrus.
CHALCIDIAS.
Comment !
LAÏS.
Avez-vous cru, dans c e moment suprême,
Que rien n’empêcherait de sauver ce que j’aime ?
Une autre a votre cœur : donnez-lui votre foi,
Seigneur, soyez heureux avec elle.
Elle déchire le papyrus.
CHALCIDIAS, tombant à ses genoux.
Avec toi !
Je te trompais ; c’est toi, toi seule que j’adore.
J’adore ta beauté, mais ton cœur plus encore !
Cet aveu me brûlait la lèvre... ô cœur charmant,
Dont rien n’a pu troubler le profond dévouement !
J’ai voulu résister, tu m’as vaincu.
LAÏS.
Tu m’aimes ?
CHALCIDIAS.
Oui, je t’aime, entends-tu ! pardonne mes blasphèmes.
Tu viens, pour me sauver, de vendre ton passé ;
Il n’en reste plus rien et tout est effacé.
LAÏS, se jetant au cou de Chalcidias.
Oh ! que je suis heureuse ! – Ô dieux ! suis-je éveillée ?
Allons-nous-en, quittons cette maison souillée...
– Mais pas ainsi... Timas !
Timas entre de la gauche.
Donne-moi ton manteau.
Elle s’enveloppe dans le manteau brun de Timas.
BOMILCAR.
Qui vous presse ? faut-il nous séparer si tôt ?
Permettez qu’à son tour Bomilcar vous convie...
LAÏS.
Non, j’ai hâte d’entrer dans ma nouvelle vie.
Adieu, Seigneur, adieu !
BOMILCAR.
Bonjour, beaux amoureux.
Laïs sort avec Chalcidias.
BOMILCAR, seul, mettant dans sa poche le collier et le bracelet de Laïs.
Allons, il est bien doux de faire des heureux !